Eudes Séméria est un psychologue et psychothérapeute spécialiste de la psychothérapie existentielle (fondée par les psychiatres suisses Ludwig Binswanger et Medard Boss et illustrée par Viktor Frankl). Il s’est fait connaître par un ouvrage original dont nous avons rendu compte, sur la dépendance affective [1]. Laissons de côté un autre livre qui ne manque pas d’originalité sur une approche psychologique du régime amaigrissant [2], pour nous centrer sur son dernier ouvrage, dont le titre dit tout : Les quatre peurs qui nous empêchent de vivre [3].
Il part d’un triple constat diagnostique : que nous le sachions ou non, que nous le ressentions ou non, nous sommes tous habités par des peurs ; ces peurs ne touchent pas seulement toute personne, mais toute la personne, autrement dit, elles nous aliènent, elles nous incarcèrent ; enfin, elles peuvent être classées en quatre grands genres : peur de grandir, peur de s’affirmer, peur d’agir, peur de se séparer. Je dis bien genres, car ceux-ci se subdivisent en différentes espèces (et même en sous-espèces), qui sont nombreuses. Ainsi, contrairement par exemple au livre bien discutable de Lise Bourbeau qui prétend quadriller l’univers si complexe de nos blessures en les réduisant à cinq [4], celui d’Eudes Séméria ne nie pas la variété des craintes qui nous empêchent d’exister pleinement. Bien évidemment, il n’en demeure pas à ce diagnostic lucide, mais déprimant ; il l’accompagne de propositions thérapeutiques (sous le titre dynamique « En thérapie pour… »), qui achèvent chacun des huit chapitres du livre.
Nous nous centrerons sur la seule répartition des quatre peurs, pour montrer qu’elle épouse la dynamique ternaire du don : réception-appropriation-donation.
Lisons l’exposé résumé qu’en propose l’auteur dans son introduction :
« Sur la base de mes observations cliniques en thérapies, appuyées sur les travaux de nombreux autres psychologues existentiels, j’ai proposé de répartir toutes les peurs de la vie quotidienne en quatre grandes peurs fondamentales. […]
« La peur de grandir ou peur d’assumer réellement son statut d’adulte. Les peurs qui en résultent sont liées à la question de l’autonomisation et signalent clairement la persistance de comportements hérités de l’enfance (peur du noir, de son corps d’adulte, de la sexualité, de l’autorité de ses parents, de la maladie, etc.)
« La peur de s’affirmer ou peur de se définir, d’occuper une place et un rôle précis parmi les autres (peur de ne pas être à la hauteur, d’être un « imposteur », d’être « nul », de ne pas être reconnu, de déranger, d’être rejeté, etc.)
« La peur d’agir ou difficulté à prendre des décisions et d’agir, à se projeter et à construire une évolution personnelle pour soi et par soi (peur de faire des choix, de manquer, peur des espaces publics ou clos, peur de s’engager, de passer à l’action, d’échouer, etc.).
« La peur de se séparer ou peur de faire confiance aux liens à autrui, avec surtout des peurs telles que la peur […] de l’abandon (peur de ses émotions et sentiments, de la solitude, de ne pas être aimé, d’être agressé, trompé, quitté, etc.) [5] ».
Pour que l’auteur soit si assuré de l’exhaustivité de sa nomenclature, c’est que celle-ci est habitée par une logique plus profonde qu’il n’a pas forcément explicitée, mais qu’il a néanmoins perçue. Or, elle nous paraît être celle du don, à condition d’opérer une double opération : faire passer la quatrième peur en premier ; et dédoubler le deuxième temps du don.
La peur de se séparer ou d’être abandonné provient d’un manque à être aimé. Or, être aimé, c’est recevoir de l’amour. De même, l’abandon s’oppose à l’attachement sécure et aimant, ainsi que le montre la théorie de l’attachement. Donc, cette première peur est liée à une insuffisance en réception.
La peur de grandir provient d’un déficit en autonomie. Or, l’appropriation ou don à soi est, mieux encore, don de soi-même à soi-même, de sorte qu’elle comporte deux pôles dont le premier est efficient ou libre autonomie. Donc, la deuxième peur provient d’une carence du pôle fontal de l’appropriation.
La peur de s’affirmer provient d’une privation en sens ou en mission. Or, l’appropriation comporte un second pôle qui est final : tenir son rôle. Donc, la troisième peur torpille le pôle destinal de l’appropriation.
La peur d’agir conduit à une impuissance à s’engager et, en dernière analyse, même si l’auteur ne le nomme pas comme tel, à aimer. Or, aimer, c’est donner et se donner. Donc, la quatrième peur concerne la donation.
Résumons ces différentes conclusions en un tableau :
Les grandes peurs |
Description |
Division |
Subdivision |
Moments du don |
La peur de se séparer |
La peur de faire confiance aux liens à autrui |
La relation à soi-même |
La peur de la solitude La peur de ses sentiments La peur d’aimer de s’attacher |
Réception |
La relation à l’autre |
La peur d’être abandonné La peur d’être jugé La peur d’être agressé La peur de l’autre dans le couple La peur d’être indépendant |
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La peur de grandir |
La peur d’assumer réellement son statut d’adulte |
La part d’enfance |
La peur de quitter l’enfance La peur d’assumer son corps d’adulte La peur de la sexualité La peur de s’affranchir de ses parents, La peur de la maladie |
Appropriation en son pôle efficient (autonomie) |
L’entrée dans l’âge adulte |
La peur de se lancer dans sa propre vie La peur de son passé La peur du présent et de l’ennui La peur de l’avenir La peur de vieillir La peur de voir ses parents mourir |
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La peur de s’affirmer |
La peur de se définir, d’occuper une place et un rôle précis parmi les autres |
La quête d’une image de soi |
La peur de ne pas être à la hauteur La peur d’être un imposteur La peur d’être fou La peur de s’estimer |
Appropriation en son pôle final (mission) |
En quête d’une place |
La peur de déranger La peur d’être rejeté La peur des responsabilités La peur de tout perdre |
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La peur d’agir |
La difficulté à prendre des décisions et à construire une évolution personnelle |
De la peur de choisir à la rumination |
La peur de faire le mauvais choix La peur de ne pas contrôler La peur de manquer La peur de ruminer |
Donation |
De la peur d’agir à la procrastination |
La peur de se prendre en main La peur d’apprendre et de savoir La peur de s’engager La peur d’échouer La peur de réussir |
Pascal Ide
[1] Cf. Eudes Séméria, Le harcèlement fusionnel. Les ressorts cachés de la dépendance affective, Paris, Albin Michel, 2018, coll. « Espaces libres », 2021.
[2] Cf. Id., Les pensées qui font maigrir, Paris, Albin Michel, 2019.
[3] Cf. Id., Les quatre peurs qui nous empêchent de vivre, Paris, Albin Michel, 2021.
[4] Cf. Lise Bourbeau, Les 5 blessures qui empêchent d’être soi-même. Rejet, abandon, humiliation, trahison, injustice, Bellefeuille (Québec), Éd. ETC, 52000.
[5] Eudes Séméria, Les quatre peurs qui nous empêchent de vivre, p. 10-11. Souligné par moi.