Quelle longue durée entre ce Vendredi Saint où la couronne d’épines est sauvagement enfoncée sur la Face adorable couverte de sangs et de crachats, et aujourd’hui, où nous venons vénérer cette Sainte Couronne ! [1] Quel patient chemin entre cette blême soirée où le Corps très saint du Sauveur est déposé dans le tombeau neuf donné par Joseph d’Arimathie et cette soirée de chagrin et de cendres où, au milieu d’une pluie de braises, l’aumônier des pompiers monte, poussé par un courage exemplaire, pour aller sauver, avec le Saint-Sacrement, le plus précieux trésor de la cathédrale Notre-Dame de Paris ! Beaucoup, ce soir-là, ont vu dans ce geste qui arracha la Sainte Couronne à la fournaise un formidable signe d’espérance et de continuité. Dans le désastre brillait la lumière.
Une longue durée, un patient chemin, tissé d’attachement et d’adoration, mais aussi de secrets et de marchandages. De Jérusalem à Constantinople, de Venise à la terre de France. Des mains des Apôtres et peut-être de Marie, Notre-Dame, à celles de Louis ix, le saint roi qui la vénérait du fond de son être et qui, dans cette vénération, adorait Celui dont elle symbolisait la Passion. De la possible étoffe tachée de sang qui l’a recueillie ou d’un hypothétique coffret de bois, que les premières familles chrétiennes cachaient dans leurs maisons et se transmettaient avec grande dévotion, au reliquaire byzantin frappé au nom de l’empereur Constantin qui avait reçu de sa mère, sainte Hélène, cet amour de la Sainte Croix du Sauveur, et le riche reliquaire ouvragé du xixe siècle qui fut dessiné par Viollet-le-Duc, sur lequel travaillèrent vingt ouvriers pendant deux années, et qui a été exposé au musée du Louvre avec d’autres trésors de la cathédrale jusqu’en janvier dernier, avant qu’un autre reliquaire n’accueille la plus sainte des reliques parmi les saintes reliques, la Couronne d’épines.
Mais ce qui nous dit la signification la plus profonde de la sainte Couronne, beaucoup plus que les ors d’un reliquaire forgé avec dévotion ou que cet immense reliquaire de lumière qu’est la Sainte-Chapelle, c’est l’attitude même de saint Louis qui, après avoir donné la moitié du budget de la France d’alors pour l’acquérir, va la rapatrier dans notre pays et la porter, vêtu d’une simple tunique, tête nue, c’est-à-dire sans couronne, et pieds nus, jusqu’au cœur de Notre-Dame. Le roi de la terre, qui sait qu’il n’aurait nul pouvoir s’il n’avait été reçu, fait allégeance et dit son obéissance au Roi du Ciel. Seul un geste humble peut dire le Mystère d’humilité qu’est celui de l’Amour crucifié.
« Alors les soldats du gouverneur emmenèrent Jésus dans la salle du Prétoire et rassemblèrent autour de lui toute la garde. Ils lui enlevèrent ses vêtements et le couvrirent d’un manteau rouge. Puis, avec des épines, ils tressèrent une couronne, et la posèrent sur sa tête ; ils lui mirent un roseau dans la main droite et, pour se moquer de lui, ils s’agenouillaient devant lui en disant : ‘Salut, roi des Juifs !’ Et, après avoir craché sur lui, ils prirent le roseau, et ils le frappaient à la tête. Quand ils se furent bien moqués de lui, ils lui enlevèrent le manteau, lui remirent ses vêtements, et l’emmenèrent pour le crucifier » (Mt 27,27-31).
L’on imagine le centurion préparer cet instrument de torture qu’est la couronne d’épines dont il va ceindre Celui en qui il ne voit qu’un autre Juif agitateur justement condamné par le pouvoir impérial et dont il ignore qu’Il est son Sauveur. Avec cruauté, il choisit les épines les plus pointues et les plus longues. Avec mille précautions, il les tresse en une couronne, comme un casque de douleurs. Autant il veille à ne pas se blesser, autant il fait attention à meurtrir le plus possible le chef de sa victime par ces longs dards qu’il enfonce brutalement, perçant la peau si sensible de la tête pour que les épines s’abîment jusqu’au crâne. Jusqu’à ce que le sang se mette à couler sur le visage défiguré de l’Agneau innocent qui, sans recul ni cri, consent par amour à être sacré comme Roi. Alors, fusent les rires, les moqueries, les vulgarités, tombent les coups et les insultes. À l’atroce douleur physique se conjugue la souffrance intérieure, encore plus inouïe, de l’opprobre et de la désolation. Celui qui est tout accepte d’être considéré comme rien. Celui qui n’est que Miséricorde accepte d’être violenté, afin que, dans son consentement aimant, toute violence soit transformé en amour et la mort en vie.
À nous qui nous approchons de la sainte Couronne pour la vénérer, « c’est Dieu lui-même qui lance un appel – exhorte saint Paul – : nous le demandons au nom du Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu. Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous, afin qu’en lui nous devenions justes de la justice (sainteté, du salut) même de Dieu » (2 Co 5,20-21).
Pascal Ide
[1] Cette méditation, qui fut prononcée lors de la cérémonie de Vénération de la Sainte Couronne d’épines, à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, le vendredi 23 février 2024, est inspirée en partie de Fleur Nabert-Valjavec, « De sang, d’or et de bois. Le reliquaire de la sainte couronne », Magnificat, 375 (février 2024), annexe sans numéro de page.