L’identité narrative selon Paul Ricœur

« Les histoires ne sont pas vécues mais racontées [1] ».

 

Dans une précédente étude, nous avons vu que, selon Paul Ricœur, la notion de sujet (c’est-à-dire de moi ou d’identité) est aujourd’hui gravement en crise [2]. Mais le philosophe français n’en reste pas à ce diagnostic. Il propose aussi comme un remède en redéfinissant l’identité personnelle à partir de la narrativité. Autrement dit, l’accès à l’ipséité passe par la médiation du récit. Ce que la philosophie dit de manière technique rejoint et formalise une expérience intuitive, spontanée et universelle : nous ne savons qui nous sommes que lorsque nous pouvons nous raconter. Sans ce storytelling, l’identité n’est pas appropriée, elle procède par bribes. Les vacances deviennent mes vacances lorsque je les raconte, à moi-même (par exemple, par un montage photo), ou, mieux, à un autre, à des autres. De même, la Bible est révélation de Dieu par une histoire sainte qui narre la geste de Dieu en ce monde.

Pour le montrer, nous nous fonderons à nouveau sur les développements de Ricœur dans son livre de 1990, Soi-même comme un autre. De son propre aveu, c’est son « ouvrage le plus achevé » [3]. Mais, au lieu d’en demeurer au seul prologue comme dans la première étude, nous allons parcourir certains de ses chapitres.

1) Objet de l’ouvrage

Soi-même comme un autre a pour objet une « herméneutique de soi ». Sa thèse centrale est que le je accède à son ipséité par le récit. Cette thèse prolonge et applique la précédente analyse de Ricœur : Temps et récit [4]. En particulier, le troisième tome avait montré que l’aporétique du temps se résolvait par le récit. Notamment l’insoluble dilemme du temps objectif et du temps subjectif ouvrait sur son dire. Notre philosophe élargit ici son propos en direction du je pour proposer une thèse promise à un grand succès : le moi est un moi raconté. À l’instar de la précédente trilogie, la thématique du soi apparaîtra est prise dans une dialectique entre le même et l’autre. Et Ricœur propose de la surmonter dans le concept d’identité narrative.

On pourrait d’emblée objecter, arguant du titre lui-même – Soi-même comme un autre –, que la thèse centrale est en réalité celle de l’identité du soi comme un autre, c’est-à-dire en tant qu’autre.

Je répondrai qu’on peut, de fait, distinguer deux thèses essentielles : la première est celle de l’identité narrative, la seconde celle de soi comme autre. Symboliquement, la première thèse occupe le centre exact du livre (les études 5 et 6) et la seconde son terme (l’étude 10 qui est la dernière). En réalité, cette seconde thèse est plutôt une ouverture vers une ontologie que Ricœur le moraliste (l’ouvrage interroge « l’unité analogique de l’agir humain ») n’a jamais véritablement développée. Surtout, la structure même du livre atteste bien que le noyau est l’identité narrative. En effet, l’ouvrage se structure à partir de quatre questions : qui parle ? qui agit ? qui se raconte ? qui est le sujet moral de l’imputation ? Or, les deux premières constituent une approche descriptive du problème de l’identité et la quatrième en constitue plutôt un aval, une approche prescriptive.

2) Point de départ

Résumons ce que l’autre étude a développé.

a) Le Cogito exalté

L’homme se définit par l’auto-possession – plus active ou plus passive – de lui-même qui l’arrache aux déterminismes naturels, autant qu’à une loi divine aliénante : l’autonomie se conquiert sur la double hétéronomie que sont la cosmonomie et la théonomie. Et si la personne se tourne vers l’autre, c’est par une générosité que ne dicte aucun commandement. Ce que l’homme actuel refuse c’est toute loi reçue du dehors, que cette extériorité soit la nature, l’autre ou le Tout-Autre. Il a pris conscience que sa liberté était un commencement et un commencement absolu. De Descartes à Sartre, en passant par Rousseau, Kant et Hegel, l’homme trouve sa parfaite expression dans le principe de la subjectivité, c’est-à-dire la capacité pour l’homme de se donner à lui-même la loi de son agir propre.

Ces affirmations sont trop connues pour qu’il vaille la peine de les démontrer longuement. On en situe l’origine non pas absolue (comment déterminer un tel seuil), mais réfléchie et voulue, dans le cogito cartésien, s’instituant fondement de toute évidence. Mais on doit à Kant, notamment à sa philosophie pratique de l’avoir mis en œuvre [5].

Ainsi, nous rejoignons la lecture que Heidegger propose de notre modernité. Pour lui, tout se résume dans le terme de subjectum : l’homme devient sujet, le sujet étant celui qui « rassemble tout sur soi » : « Si à présent l’homme devient le premier et seul véritable subjectum, cela signifie alors que l’étant sur lequel désormais tout étant comme tel se fonde quant à sa manière d’être et quant à sa vérité, ce sera l’homme. L’homme devient le centre de référence de l’étant en tant que tel [6]. »

Ce que la philosophie des Lumières a pensé, la Révolution française, l’avènement de la démocratie et des droits de l’homme a tenté de le mettre en œuvre, sur le triple plan historique, politique et juridique. Le contractualisme est la version politique de cette auto-fondation de l’homme par l’homme et pour l’homme.

b) Le Cogito humilié

Critiquer unilatéralement l’Aufklärung, au nom par exemple d’un oubli de la cosmologie ou d’une possible dérive athée, c’est à mon sens manquer leur originalité incontournable. Leur humanisme a placé la dignité de l’homme au centre de l’univers, a purifié la cosmologie médiévale de tous les restes de naturalisme qui pouvaient encore l’imprégner. Cet apport incontestable doit être souligné. En ce sens, le traditionalisme juridique ou politique n’est pas recevable. Un retour à Aristote qui ne prendrait pas en compte la dignité de la liberté comme capacité législatrice serait une régression.

Pour autant, ce serait s’aveugler sur le projet de la modernité que de ne pas en apercevoir la radicale fragilité. La tentation d’autofondation du sujet conduit à sa mort. On sait que c’est la thèse, extrême, d’auteurs comme Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Louis Althusser, Pierre Bourdieu, Jacques Lacan, etc.

Mais un penseur beaucoup plus modéré comme Paul Ricœur montre la faillite de l’exaltation optimiste du Cogito, sans tomber dans le pessimiste nihiliste [7] : aucun sujet ne peut prétendre à une totale transparence et maîtrise de lui-même. Du coup l’attention se déplace de l’homme, sujet actif, auteur voire créateur de ses valeurs, à sa passivité, aux conditionnements dont son action est transie. Le soupçon a souligné toute la part d’involontaire et d’opacité que le volontarisme prométhéen et le projet de lucidité absolue de la modernité avaient occulté. Jusqu’à être tenté de suspecter la liberté et réduire l’homme à son infra-humanité.

 

La réponse de Ricœur consistera à faire appel aux ressources de la philosophie du langage pour fonder une herméneutique du soi. Dans les quatre premières études, il se demande successivement : qui parle ? (études 1 et 2), puis : qui agit ? (études 3 et 4). Nous irons tout de suite au cœur de la réponse en répondant à la troisième question : qui se raconte ? La réponse s’étendra sur deux études.

3) Le paradoxe de l’identité (étude 5) [8]

La question posée par l’homme concret, par la vie est celle de la permanence dans le temps. Les théories habituelles de l’action présentent une lacune considérable : la dimension temporelle du soi comme de l’action ; or, la personne, l’agent de l’action ont une histoire, plus que cela sont leur propre histoire.

Certes, Ricœur a déjà abordé cette question dans cette œuvre considérable que sont les trois tomes de Temps et Récit ; mais il y avait mis en chantier une théorie narrative pour répondre aux aporétiques du temps, pour la mettre en relation avec la constitution du temps humain ; or, il souhaite ici établir le lien entre le récit et la constitution du soi.

Or, il y a deux manières de comprendre cette permanence à qui correspondent deux versions de l’identité :

– l’identité comme mêmeté (ou identité-idem) à quoi répond une permanence du substrat.

– l’identité comme ipséité (ou identité-ipse) à quoi répond la permanence narrative.

a) L’identité comme mêmeté

1’) Exposé général

La première permanence introduit d’insolubles apories. Cette identité est-elle celle, qualitative, d’une qualité ? Non, car elle ne peut ôter les doutes, les contestations. Au contraire, elle les multiplie. Prenons l’exemple de l’identité physique d’une personne, en particulier dans le cadre d’un procès. A priori, il n’y a pas de difficulté à reconnaître quelqu’un qui sort puis entre à nouveau. Pourtant, on peut en douter. Déjà, à cause du rapprochement spatial : « l’identification de son agresseur par une victime, parmi une série de suspects qui lui sont présentés, donne au doute une première occasion de s’« insinuer ». Mais plus encore, lorsque la distance temporelle croît : « un accuse présenté à la barre du tribunal peut contester qu’il soit le même que celui qui est incriminé ». Telle est la question posée par les procès de criminels de guerre. Substituer à la réponse les traces physiques sur les lieux du litige, à la multiplication des témoins oculaires ne suffit pas. [9]

C’est par exemple la permanence organique du code génétique d’un individu biologique. Ce qui demeure c’est une structure opposée à l’événement, l’organisation d’un système combinatoire. La permanence dans le temps d’un invariant est ici nécessaire.

On pourrait ajouter la question originale des puzzling cases de Derek Parfit dans Reasons and Persons [10]. Il prend l’exemple suivant au début de la troisième partie. Soit une copie exacte de mon cerveau ; cette copie est transmise, télétransportée vers un récepteur placé sur une autre planète ; sur le fondement de cette information, une machine reconstitue une réplique exacte de moi-même, c’est-à-dire strictement identique à moi sur le plan de l’organisation biologique. On peut alors envisager deux scénarios, posant des questions à la fois semblables et différentes.

Dans un premier cas, mon cerveau et mon corps sont détruits au cours de mon voyage spatial. Question : ai-je survécu dans ma réplique ou suis-je mort ? Pour Parfit, la question est indécidable, au sens poppérien, impossible à trancher.

Second scénario : mon corps et mon cerveau ne sont pas détruits, mais mon cœur est détérioré ; je retrouve sur la planète, en l’occurrence Mars, ma réplique et coexiste avec elle. Question : vais-je mourir ou survivre dans ma réplique ? ma réplique peut-elle me consoler en me disant qu’elle tiendra ma place ? Là encore, ces interrogations sont à jamais insolubles, indécidables. Là encore, on ne peut savoir si l’une de ces deux propositions est vraie : a) il n’existe personne qui soit même que moi ; b) je suis le même que les deux individus.

Parfit estime donc que la question de l’identité de la personne étant insoluble est vide de sens. Exit la permanence dans le temps.

Ricœur estime que cette solution n’est acceptable que si l’on a réduit l’identité à la mêmeté, à la permanence d’un substrat ; d’ailleurs, on peut s’interroger sur la légitimité d’identifier la personne à son cerveau. La question ne se pose plus si l’on parle d’ipséité et de permanence d’un récit.

2’) En particulier, le caractère

Pour Ricœur, l’ipséité du soi n’est pas réductible à la détermination d’un substrat. Pour le montrer, Ricœur fait appel à deux modèles de permanence dans le temps : le caractère et la parole tenue.

Dans le caractère, on assiste à un quasi-recouvrement des deux permanences, celle du soi et celle du même. Je dis bien : quasi-recouvrement. Autrement dit, le caractère est la mêmeté dans la mienneté ou, selon une autre expression heureuse de Ricœur, le quoi du qui.

En effet, le caractère correspond à l’ensemble des marques distinctives permettant de réidentifier un individu humain comme étant le même. Voilà pour le pôle d’identité numérique.

Mais, alors que Le volontaire et l’involontaire (1950), puis, dix ans plus tard, L’homme faillible (1960), soulignaient la nature immuable du caractère à laquelle l’homme ne peut que consentir, ici, Ricœur reprend cette problématique à frais nouveaux. Désormais, le caractère lui apparaît l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît une personne. Il présente une dimension temporelle. En effet, le caractère se rapproche de la notion de disposition. Or, la notion de disposition se rattache à celle d’habitude. Mais l’habitude présente une dimension temporelle évidente : certes, elle tend à retourner à l’état sédimenté, nécessaire de nature, ainsi que Ravaisson l’a montré. C’est la sédimentation qui, selon Ricœur, explique la stabilisation des traits de caractère.

Et cette dimension temporelle place le caractère sur la voie de la narrativisation de l’identité personnelle : « ce que la sédimentation a contracté, le récit peut le redéployer [11]. » Le caractère peut et se déployer en histoire.

De même, une théorie sur l’identité d’une communauté comme celle d’un pays suppose que l’on dégage les traits distinctifs durables à quoi on reconnaît l’identité de cette communauté mais aussi, si l’on ne veut pas tomber dans les pires nationalismes, les variations introduites par l’histoire et la géographie [12].

b) L’identité comme ipséité

1’) La parole tenue

Je parle de la parole tenue dans la fidélité à la parole donnée, de la promesse tenue, de la constance dans l’amitié.

En effet, la promesse est un défi au temps et un déni du changement, autrement dit met en place une permanence. Mais le modèle de permanence dans le temps est un acte de l’esprit et non pas une sédimentation de la nature. Ici, tout à l’inverse, l’identité, la permanence dissocie la mêmeté de l’ipséité et met à nu celle-ci en la privant du support de celle-là. La permanence est liée à l’acte de celui qui dit : « Je maintiens », ou mieux : « Je maintiendrais » ma parole, mon engagement, ma fidélité. Or, ces permanences ne reposent pas sur le caractère, l’identité du même. Nous pouvons changer, l’autre de même, la promesse tient toujours. Désormais, l’ipséité se distingue de la mêmeté, le qui ? ne se résorbe plus dans le quoi ?.

2’) Le récit

Or, estime Ricœur, il s’ouvre un intervalle de sens entre la persévération du caractère et le maintien de soi-même dans la promesse. Comment le remplir ? Un médiateur doit partager la nature des termes en médiations. Or, cette nature commune est le temps. Voilà pourquoi, selon l’avis de notre philosophe, c’est le récit, l’identité narrative qui constitue le « milieu » de cette unité.

5) La solution : l’identité narrative (étude 6) [13]

Le récit est comme un médiateur, un intermédiaire entre la description et la prescription (qui est d’ordre éthique). Autrement dit, le sujet se pense, selon Ricœur, à partir d’une triade : décrire – raconter – prescrire.

La compréhension de soi est une interprétation ; or, l’interprétation de soi trouve une médiation privilégiée parmi les autres signes possibles dans le récit – et ce peut être autant le récit de fiction que l’histoire.

a) La dialectique de la mêmeté et de l’ipséité dans le récit

En effet, le sujet vit à la fois la permanence dans le temps et la diversité, la discontinuité, l’instabilité. Or, dans la narration, l’identité de l’action comme du personnage, connecte cette double réalité, nécessaire et contingente. Cela par la notion de mise en intrigue.

– Ricœur applique la notion de mise en intrigue d’abord à l’action. Il fait appel aux analyses de Temps et récit. La mise en intrigue est la concurrence entre une exigence de concordance – c’est-à-dire un principe d’ordre, un agencement des faits – et l’admission de discordance – c’est-à-dire les renversements de fortune – qui, jusqu’à la clôture du récit, mettent en péril cette identité. Ces discordances, loin de faire exploser le récit, composent la configuration ; tout l’art de la composition narrative étant de conjuguer la concordance discordante.

Or, le propre de la mise en intrigue est d’intégrer la contingence dans la nécessité : l’événement est à la fois source de discordance en tant qu’il surgit, imprévisible et inattendu et de concordance en tant qu’il fait avancer l’histoire. Comme simple occurrence, il « se borne à mettre en défaut les attentes créées par le cours antérieur des événements [14] » ; mais, il ne s’épuise pas dans son effet de césure, il « comporte des potentialités de développement qui demandent à être «sauvées» [15]. » Et cela, par la configuration du récit, l’événement qui est un effet de contingence acquiert une sorte de nécessité en retour.

– Ce qui vaut pour l’action vaut aussi pour le personnage et l’identité de celui-ci. Cette corrélation entre personnage et histoire racontée a été peu à peu thématisée, élaborée. Ricœur rappelle les grands noms qui l’ont élaborée : Aristote [16], Vladimir Propp [17], Claude Brémont [18] et enfin Algirdas Greimas qui a poussé la corrélation au plus haut niveau au point que son modèle actantiel subordonne la représentation anthropomorphique de l’agent à sa position d’opérateur des actions.

Désormais s’éclairent les trois apories de l’ascription développées dès la première étude. Ricœur applique ensuite la mise en intrigue au personnage lui-même. En effet, le personnage est lui-même pris dans une dialectique entre la concordance d’une vie singulière qui est une totalité temporelle distincte de tout autre et la discordance introduite par les contingences d’événements imprévisibles (rencontres, accidents, etc.) qui sont autant de menaces de rupture. Or, la configuration du récit transmue le hasard en destin. « C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage [19] ». Comment s’opère cette fonction médiatrice du récit au sein de la dialectique de la mêmeté et de l’ipséité ? Elle est attestée par les « variations imaginatives [20] », par les ouvertures auxquelles le récit soumet l’identité. En effet, dans la vie quotidienne, les deux significations de la permanence tendent à se recouvrir sous la forme de l’habitude, du caractère. En revanche, le récit peut éprouver toutes les formes de transformation, toutes les variations jusqu’à la disparition du sujet, de son identité-même. Tel est le cas de L’homme sans qualités de Robert Musil : ce récit, très déroutant, est une fiction de la perte d’identité où le nom propre du héros est à la limite de l’effacement, de l’annulation ; d’ailleurs, sa configuration attire le récit dans le voisinage de l’essai qui est le genre littéraire le moins figuré. Or, Ricœur interprète cette perte d’identité non pas comme une pure et simple disparition du sujet (sa mort), mais comme une mise à nu de l’ipséité, de la mienneté par carence du support qu’est la mêmeté.

b) De la description à la narration

Comment penser le lien entre décrire et raconter ? Le récit appelle une extension du champ pratique qui est descriptif. C’est à l’échelle d’une vie entière que le soi recherche son identité. Or, la description propose une grammaire des actions courtes, alors que la narrativité ouvre à un plan de vie.

Plus précisément, Ricœur va distinguer trois niveaux hiérarchiques dans l’allongement des segments d’action pour rejoindre la narrativisation de la vie. La relation entre praxis et récit se répète à un triple degré d’organisation.

Le premier est ce que Ricœur appelle avec les anglais des pratiques, c’et-à-dire les métiers, les jeux, les arts. Les compositions des phrases d’action sont de trois types : les relation linéaires dans les connexions téléologiques, les relations d’enchâssement et les règles constitutives.

Le second est ce qu’il appelle les plans de vie.

Le dernier est ce que McIntyre nomme l’« unité narrative d’une vie » [21]. Il est toutefois important, et Ricœur s’y attache, à bien distinguer les expériences de pensée suscitées par la fiction et l’examen de soi-même dans la vie réelle.

Or, on conçoit aisément que le rassemblement de la vie en forme de récit sert de point d’appui à la vie bonne, la vie éthique.

c) De la narration à la prescription

Le récit propose aussi à l’interrogation éthique des appuis et des anticipations. Il n’est pas de récit éthiquement neutre. La littérature se propose comme une sorte de laboratoire immense et fascinant où sont essayés des jugements évaluatifs, des approbations ou des condamnations. Autant d’actes qui sont comme des propédeutiques à l’éthique. Il y a différents signes de cette connexion.

Tout d’abord, tout récit littéraire s’enracine dans le sol du récit oral. Or, Walter Benjamin [22] a montré que cet art oral de raconter est d’abord l’art d’échanger des expériences, non pas des expériences scientifiques mais des expériences relevant de la sagesse pratique. Or, cette sagesse comporte des appréciations, des évaluations qui sont autant de catégories éthiques.

Il appartiendra aux études restantes de développer ce que Ricœur appelle sa « petite morale » (septième à dixième études). Ce faisant, il se penche sur la quatrième question : qui est le sujet moral de l’imputation ? Ainsi, à la différence de la morale kantienne, l’éthique ricœurienne se fonde sur l’anthropologie, celle du moi raconté.

6) Extension

Nous le disions, le concept d’identité narrative a connu une réception profonde et durable [23]. Elle a engendré des précisions en philosophie [24]. Elle a aussi suscité des applications fécondes, par exemple en psychiatrie [25] ou en psychologie avec la notion de thérapie narrative mise en place par Michael White et David Epston [26], vulgarisée [27], diffusée [28] et appliquée [29].

Le succès de la narrativité s’est étendu à la théologie – en général [30] ou en certains champs [31]. Détaillons ce dernier point :

 

« Dieu lui-même veut être raconté. […] Le fait que l’homme ne puisse correspondre à l’humanité de Dieu qu’en la racontant a été fondé lorsque nous avons reconnu l’humanité de Dieu comme un événement qui imprime un tournant à l’histoire humaine, événement qui ne devient réel que par la potentia aliena du Dieu venant au monde, et non par cette histoire avec ses possibilités propres. Le langage qui correspond à l’histoire est la narration. Le langage qui répond au tournant de l’histoire n’est proprement que la narration. History tells stories [32] ».

 

Bernard Sesbouë renchérit en ajoutant d’autres raisons :

 

« La problématique de ‘l’histoire du salut’ est devenue centrale en théologie. Aussi, dans un prolongement de la même visée, la proposition de sotériologie qui suit sera-t-elle ‘narrative’. Notre salut est une longue histoire qui se déploie en une série d’étapes et donne lieu à des récits. Notre salut se dit dans un récit de récits. Il est le lieu privilégié d’une théologie narrative. Notre credo n’est-il pas lui-même un récit très résumé [33] ? »

 

N’est-il pas révélateur que la Genèse « débute justement par le récit de la création [34] », donc que la Bible s’ouvre sur un récit. « La théologie narrative est le récit de cette autodétermination divine : elle raconte l’événement de liberté par où Dieu se détermine à la fois vers soi-même et vers l’homme. Vers soi-même c’est le moment trinitaire de l’autodétermination ; vers les hommes : c’est le moment christologique [35] ». Or, ce moment humain demande à être raconté.

7) Évaluation critique

De fait, le récit est un lieu (topos) où se constitue notre être, en sa permanence et son impermanence, en ce qui est durable, essentiel (au sens prédicable), et ce qui doit passer, est accidentel (toujours au sens prédicable). Dans le récit s’opère, presque inconsciemment, un tri. Il permet de conjurer le risque permanent des essentialismes, pour donner aux réalités humaines leur véritable stabilité, celle d’une ipséité.

Si riche et si pertinente soit l’approche narrative, elle ne saurait toutefois être suffisante. Brièvement. Ricœur adopte une posture réactive à l’égard du modèle de l’identité-idem ; or, toute réaction hérite des limites de ce à quoi il réagit ; autrement dit, le contraire d’une erreur est l’erreur contraire [36]. Il aurait donc dû sauver la part de vérité contenue dans la posture trop vite qualifiée d’essentialiste et, par exemple, intégrer ce que la caractérologie (en sa stabilité, sinon en son innéité) dit de notre identité. Par ailleurs, plus profondément que les données qualitatives du caractère, tout devenir requiert un sujet et un sujet substantiel, c’est-à-dire un sujet qui possède son être (habens esse). Et puisque l’homme est le seul animal à raconter des histoires, la narration arrive à un étant doué d’un corps animé par un esprit. Notre ipséité se fonde donc sur notre unité psycho-somatique qui, elle-même, se déploie dans des facultés. Enfin, au ras même de la mise en intrigue, l’explication me paraît insatisfaisante : toute histoire requiert un désir, donc une potentialité [37]. Ricœur parle en effet de « mettre en défaut les attentes créées par le cours antérieur des événements [38] » et « des potentialités de développement » mais en un sens subi, passif et nullement en un sens dynamique (l’appetitus d’Aristote) ; voilà pourquoi Ricœur peut indifféremment parler de potentialité, de rupture ou de contingence.

Ainsi, il manque à la narrativité l’enracinement dans la permanence du « qui », de l’idem qui est plus qu’une régression fossilisante.

Ce qui est vrai de la philosophie l’est de la théologie. Le récit présente une limite épistémologique. Le mode narratif ne saurait exclure le mode discursif, analytique : « Personne n’imaginera que, sous le nom de théologie narrative, aille se cacher le projet de raconter au lieu de penser [39] ». De plus, au sein même de l’Écriture, ce sont celles des autres types de discours : « Je crains une certaine inflation du récit en tant que genre littéraire aux dépens d’autres modes de discours : prescriptifs, prophétiques, hymniques, sapientiels [40] ». Enfin, dans ses Principes de théologie catholique, Joseph Ratzinger émet de très lucides critiques au concept d’histoire du salut, lorsqu’il prétend se substituer à toute métaphysique [41].

7) Conclusion à la lumière de l’amour-don

Mais, redisons-le, cette notion nouvelle d’identité narrative est un des plus riches apports de la philosophie de Ricœur dont de nombreuses autres disciplines ont fait leur miel. Elle mérite donc d’être intégrée à une approche plus essentialiste et identitaire de notre être, comme la somptueuse anthropologie développée par saint Thomas à la suite du Philosophe. Pour cela, la dynamique ternaire du don possède de véritables ressources. En effet, celle-ci est rythmée par les trois moments de la réception, de l’appropriation et de la donation. La philosophie ricœurienne a déjà pu en bénéficier dans l’analyse des trois mondes du texte qui correspondent adéquatement à ces trois moments. Ici, la mise en récit apparaît comme une médiation privilégiée de l’appropriation. Nous l’avons évoqué en passant : tant qu’un événement n’a pas été mis en mots, il demeure comme étranger. Il n’appartient à notre être que lorsqu’il devient une histoire. Le récit répète ce qui est donné selon le mode de la mémoire, de la réflexivité et parfois de la gratitude.

Par ailleurs, un véritable récit, ou plutôt un récit est d’autant plus véridique qu’il vient du cœur, qu’il retourne à la potentialité première ; or, celle-ci ne peut exister qu’en fonction non seulement d’un acte, mais aussi d’une substance qui est aussi fondement (Grund). Or, le fond se manifeste dans l’apparition par un mouvement d’auto-communication qui est aussi une auto-donation.

Pascal Ide

[1] Louis O. Mink, « History and Fiction as Modes of Comprehension », New Literary History, 1 (1979) n° 3, p. 541-558, ici 557-558. Louis O. Mink est le grand théoricien du récit historique.

[2] Cf. site pascalide.fr : « Du Cogito exalté au Cogito brisé. Une relecture de l’époque moderne selon Paul Ricœur ». Nous résumons cette étude dans le deuxième point de cette étude.

[3] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1990.

[4] Id., Temps et récit. Tome I, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1983, coll. « Points Essais », 1991 ; Temps et récit. Tome II. La configuration dans le récit de fiction, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1984, coll. « Points Essais », 1991 ; Temps et récit. Tome III. Temps raconté, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil 1985, coll. « Points Essais », 1991.

[5] C’est ce que montrent les continuateurs actuels de la pensée kantienne, et plus encore fichtéenne. Tel est notamment le projet poursuivi par Alain Renaut dans ses différents ouvrages, depuis L’ère de l’individu (Contribution à une histoire de la subjectivité, coll. « Bibliothèque des idées », Paris, Gallimard, 1989) à Kant aujourd’hui (Paris, Aubier-Montaigne, 1997).

[6] Martin Heidegger, « L’époque des ‘conceptions du monde’ », Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Wolfgang Brokmeier, coll. « tel », Paris, Gallimard, 1980, p. 115.

[7] Cf. le raccourci historique saisissant de Paul Ricœur, « La question de l’ipséité », p. 15-27.

[8] Cf. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Cinquième étude : « L’identité personnelle et l’identité narrative », p. 137-166.

[9] Ibid., p. 141.

[10] Oxford, Oxford University Press, 1986.

[11] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 148.

[12] Telle est la thèse équilibrée de l’ouvrage de Fernand Braudel, L’identité de la France.

[13] Cf. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Sixième étude : « Le soi et l’identité narrative », p. 167 à 198.

[14] Ibid., p. 170.

[15] Ibid., note 2, p. 169.

[16] Cf. Aristote, La poétique, VII, 1450 a 16-24, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980.

[17] Cf. Vladimir Propp, Morphologie du conte, trad. M. Derrida, Tzvetan Todorov et C. Kahn, coll. « Points », Paris, Seuil, 1965 et 1970.

[18] Cf. Claude Brémont, Logique du récit, Paris, Seuil, 1973.

[19] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 175.

[20] Ibid., p. 176. Souligné dans le texte.

[21] Cf. Alasdair McIntyre, After Virtue. A Study in Moral Theory, Notre Dame (Indiana), University of Notre Dame Press, 1981.

[22] Cf. Walter Benjamin, « Le narrateur », trad. Maurice de Gandillac, Poésie et Révolution, Paris, Denoël, 1971.

[23] Cf., par exemple, Maurice Gilbert, L’identité narrative. Une reprise à partir de Freud de la pensée de Paul Ricœur, Genève, Labor & Fides, 2001.

[24] Cf. Wilhelm Schapp, Empêtrès dans des histoires. L’être de l’homme et de la chose, 1953, trad. Jean Greisch, coll. « La nuit surveillée », Paris, Le Cerf, 1992. Cf. site pascalide.fr : « Un plaidoyer pour une narrativité complexe. Être empêtré dans des histoires selon Wilhelm Schapp ».

[25] Par Paul Ricœur lui-même : « Les paradoxes de l’identité », L’information psychiatrique, 3 (1996), p. 201-206. Cf. Julien Betbeze & Gérard Ostermann, « L’identité narrative », La lettre du Psychiatre, 5 (2015), p. 126-132.

[26] Cf. Michael White & David Epston, Les moyens narratifs au service de la thérapie, Bruxelles, Satas, 2003 ; Michael White, Cartes des pratiques narratives, Bruxelles, Satas, 2009 ; David Epston, Catching up, Adelaide, Dutch Centre Publication, 1998 ; Julien Betbeze, La thérapie narrative, Paris, Masson, 2013.

[27] Cf. Alice Morgan, Qu’est-ce que l’approche narrative ? Une brève introduction pour tous, trad. Catherine Mengelle, coll. « Hermann l’entrepôt », Paris, Hermann, 2010 : coll. « Développement personnel et accompagnement », Paris, InterÉditions, 2015.

[28] Cf. Pierre Blanc-Sahnoun et Béatrice Dameron (éds.), Comprendre et pratiquer l’approche narrative. Concepts fondamentaux et cas expliqués. Avec un texte inédit de Michael White, coll. « Développement personnel et accompagnement », Paris, InterÉditions, 2009.

[29] Par exemple au traitement de l’obésité : Gérard Ostermann, « Les thérapies narratives », Diabète & obésité, 12 (février 2017) n° 105, p. 180-184.

[30] Cf., par exemple, outre les références ci-dessous, Daniel Marguerat, « Entrer dans le monde du récit. Une présentation de l’analyse narrative », Transversalités. Revue de l’Institut Catholique de Paris, n° 59 (1996), p. 1-17 ; Christoph Theobald, « Les enjeux de la narrativité pour la théologie », Ibid., p. 43-62.

[31] Cf., par exemple, Sylvain Brison, L’imagination théologico-politique de l’Église. Vers une ecclésiologie narrative avec William T. Cavanaugh, coll. « Cogitatio Fidei » n° 310, Paris, Le Cerf, 2020.

[32] Eberhard Jüngel, Dieu Mystère du monde. Fondement de la théologie du Crucifié dans le débat entre théisme et athéisme, trad. sous la dir. de Horst Hombourg, coll. « Cogitatio fidei » n° 139, Paris, Le Cerf, 1983, 3 vol., tome 2, p. [415-416].

[33] Bernard Sesbouë, Jésus-Christ l’unique médiateur. 2. Les récits du salut, coll. « Jésus Jésus-Christ », Paris, Desclée, 1991, p. 8.

[34] Édouard Schillebeeckx, L’histoire des hommes, récit de Dieu, trad. Hélène Cornelis Gevaert, coll. « Cogitatio fidei » n° 166, Paris, Le Cerf, 1992, p. 355.

[35] Ghislain Lafont, Dieu, le temps et l’être, coll. « Cogitatio fidei » n° 139, Paris, Le Cerf, 1986, p. 289.

[36] En voici un autre exemple. Hannah Arendt affirme que notre liberté est menacée par l’irréversible et l’imprévisible et que seul le pardon protège du premier et la promesse du second (Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 201-202). La liberté n’est-elle soumise qu’à ces deux menaces ? Il n’est que trop évident que notre liberté est aussi menacée par le manque de vérité, l’absence de reconnaissance de ce qu’est l’homme, dans sa différence d’avec l’animal, la machine, etc., au début et à la fin de sa vie. Manque donc une réflexion sur la substance, ou sur la vie. Or, la centration sur ces deux périls tient au poids trop exclusif accordé à l’identité narrative. Ainsi la réflexion sur l’identité narrative n’a pas pris en compte le donné originaire de l’identité-idem qu’elle assume et recueille comme faisant sens. Le sens ne jaillit donc pas seulement du récit.

[37] De même, la notion de « variations imaginatives » ne me semble pas assez faire appel au désir.

[38] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 170.

[39] Paul Beauchamp, « Narrativité biblique du récit de la passion », Recherche de sciences religieuses, 73 (1985) n° 1, p. 41. Jüngel exprimait lui-même son hésitation (Dieu mystère du monde, [p. xvii-xviii]).

[40] Paul Ricoeur, Lectures 3, Paris, Le Seuil, p. 363.

[41] Cf. site pascalide.fr :

16.5.2024
 

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