L’éthique du care appliquée à la médecine

Un certain nombre de philosophes plaident pour une fécondation de la pratique médicale par l’éthique du care. Là encore, la bibliographie est considérable [1] et nous devrons nous limiter. Après avoir rappelé quelques notions générales, nous les appliquerons à la relation malade et du médecin. Ici non plus, nous ne pouvons que nous limiter à quelques points signifiants.

1) L’éthique du care

a) Histoire

L’éthique du care (souvent traduite par éthique de la sollicitude) est un courant de pensée qui est apparu en 1982 aux États-Unis, dans le sillage des études féministes, avec l’ouvrage de Carol Gilligan, In a different voice : psychological theory and women’s development [2]. Son intention était d’opérer un double déplacement – de l’autonomie à la vulnérabilité, de la justice au soin – et, ce faisant, plaider pour une conception plus féminine de l’éthique [3]. Pour cela, Carol Gilligan accorde une importance particulière à l’écoute, donc à la parole de l’autre. De fait, son livre a été fondé « sur des entretiens approfondis avec des étudiantes et des femmes qui veulent avorter ». Or, l’écoute inconditionnelle accueille l’autre comme il est et répond à l’un de nos besoins fondamentaux : nourrit le besoin de reconnaissance. Ainsi s’explique le succès de son ouvrage : « le livre de Gilligan restitue une parole dans laquelle beaucoup de femmes ont pu et peuvent encore se reconnaître [4] ». Si l’on regrettera que le contenu de ces échanges soit cet acte éthiquement irrecevable qu’est l’avortement, l’on peut le distinguer ce contenu de la réception de celui-ci, qui fut un acte authentiquement humain.

Dans un ouvrage publié en 1993 : Moral boundaries : a political argument for an ethic of care [5], la philosophe elle aussi féministe Joan Tronto [6], professeur de philosophie politique au Hunter College de New York, élargit cette approche éthique du care à la politique de la précarité. Ainsi le soin ne se réduit pas à la seule prise en charge des personnes plus fragiles, mais s’étend à toute vie humaine qui requiert qu’un autre s’y attache avec sollicitude, et même à la vie non-humaine. Aussi Joan Tronto définit-elle le soin comme une attitude globale :

 

« Une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre ‘monde’, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend notre corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutient à la vie [7] ».

 

La réception en France de cette approche perçue comme trop féministe est limitée (en philosophie [8], en politique [9] et dans les milieux chrétiens [10]). L’un des principaux propagandistes du care, Frédéric Worms, non seulement cherche à la désenclaver, mais vise à l’étendre encore plus largement que Tronto. Selon le philosophe français, la relation de soin est l’origine et le sens des relations morales, le soin est devenu coextensif à l’éthique. C’est ainsi que le soin comprend « toute pratique tendant à soulager un être vivant de ses besoins matériels ou de ses souffrances vitales, et cela, par égard pour cet être même [11] ». La dernière clausule montre la centration sur l’autre comme autre.

Le soin médical est une application de cette philosophie générale du soin [12]. Par exemple, l’éthique du soin présente une double orientation, vitale et sociale. Cette dualité fondera et expliquera la dualité (voire la tension) en médecine entre le traitement et l’accompagnement, la technique et la relation, la science et l’art.

b) Contenu. Les quatre actes du soin

Si le terme anglais care est unique, le français, lui, dispose de deux mots pour le traduire : soin et sollicitude. De fait, l’on peut distinguer deux facettes : l’attitude intérieure qui correspond à la sollicitude et l’attitude pratique extérieure de soin proprement dit, c’est-à-dire de prise en charge.

Joan Tronto affine cette bipartition en subdivisant chaque volet, de sorte que l’on aboutit à quatre actes constitutifs du care qui sont autant d’étapes ou de moments :

  1. La première est le caring about, « se soucier de » : elle consiste à identifier les besoins spécifiques de la personne.
  2. La deuxième est le taking care of, « s’occuper de » : ayant cerné les finalités, les stratégies globales, il s’agit de déterminer les moyens, démarches concrètes permettant à la personne de profiter du soin.
  3. La troisième est le care giving, « prendre soin », littéralement « donner le soin » : c’est la mise en œuvre de gestes concrets, en appliquant les objectifs concrets.
  4. La quatrième est le care receiving, littéralement « recevoir le soin » : cette dernière étape s’assure que le soin a été effectué, reçu et apporte le bénéfice escompté [13].

Les deux premières attitudes correspondent à l’attitude de sollicitude et les deux dernières à l’attitude de soin. À ces quatre moments correspondent quatre qualités morales spécifiques : l’attention, la responsabilité, la compétence et le caring about (auquel correspond l’attention), le taking care of (auquel correspond la responsabilité), le care giving (auquel correspond la compétence), le care receiver (auquel correspond la réceptivité). Résumons le tout en un tableau synthétique :

 

Les étapes du care

Traduction

Description

Qualités

Sollicitude

(intérieure)

Caring about

Se soucier de

Identifier les besoins spécifiques de la personne

Attention

Taking care of

S’occuper de

Déterminer les moyens

Responsabilité

Soin

(extérieur)

Care giving

Prendre soin

Mettre en œuvre les gestes concrets

Compétence

Care receiving

Recevoir le soin

S’assurer que le soin effectué est bénéfique

Vérification

2) Application à la médecine

Sans se réduire à la seule relation médecin-malade, le soin trouve en celle-ci un lieu singulièrement important. C’est donc sans surprise que certains médecins et philosophes de la médecine ont songé à croiser celle-ci avec l’éthique du care. Reprenons les deux points soulignés ci-dessus.

Dans les quatre étapes de la démarche du care, les trois premières impliquent le soignant, et la dernière le soigné. Elle fait donc de celui-ci un acteur à part entière du soin. Ainsi, la double autonomie de l’aidant ou du soignant, mais aussi de l’aidé ou du soigné, est prise en compte.

Comme la relation de soin s’incarne singulièrement dans l’écoute, considérons la manière dont l’éthique du care la présente. Elle possède trois caractéristiques [14].

La première est l’initative de l’écoute, qui suscite la parole : « Il s’agit d’écouter en allant au-devant des personnes qui ne parlent pas ou ne sont pas écoutées, en les invitant à faire part de leur expérience, en les aidant à formuler celle-ci, à repérer ce qui est important pour elles, à trouver les mots justes [15] ».

La deuxième est le respect de la temporalité propre de la personne.

Le troisième est l’attention à ne pas projeter sur la personne écoutée. En particulier, l’écoute prônée par l’éthique du care se refuse à chercher une cohérence qui ne viendrait pas du sujet ou à orienter son récit vers quelque désir.

Ces trois caractéristiques de l’écoute développée par l’éthique du care gagneraient à être déployées (à devenir vertu) dans l’approche médicale. Si c’est moins le cas pour la première (usuellement, le patient vient parce qu’il souffre et qu’il a une demande), en revanche, c’est le cas pour le respect du tempo propre au malade (nous avons vu plus haut que, dans la pratique, le patient était souvent très vite interrompu) [16] et de son intention (ne pas projeter sur le patient une cohérence ou une signification qu’il n’y trouve pas) [17].

3) Évaluation critique générale

Limitons-nous à quelques observations concernant l’éthique du care en général.

Les quatre actes du care correspondent aux moments de l’acte humain rythmés par la vertu de prudence. Et s’ils sont moins précis que les analyses classiques (qui en distinguent douze !) [18], ils les enrichissent de ce quatrième acte qui peut être interprété comme une relecture, dans le cadre d’une action qui n’est pas seulement personnelle, mais interpersonnelle ou dialogale.

Par ailleurs, l’éthique du care développe une forme de rationalité pratique tournée vers l’autre, en particulier vers sa sensibilité. Notamment ces théories se sont affrontées au problème posé par les personnes polyhandicapées, par exemple les enfants : faut-il choisir entre sa liberté et le bien-être de son enfant, entre le sacrifice de soi ou le sacrifice de l’autre ? En effet, le danger permanent de toute relation dissymétrique est que celui qui aide nie la liberté au nom du bien. Concrètement, ce péril se traduit par deux dysfonctionnements : faire le bien de l’autre, que l’autre le veuille ou non ; s’arroger le droit de définir les besoins d’autrui.

Enfin, l’indéniable intérêt de cette perspective éthique tient notamment à la place accordée à la réceptivité (le besoin, comme lieu moral), donc à la vulnérabilité, et au don de soi sous la forme concrète du service. Son défi est la juste articulation (encore à opérer) avec une autonomie qui ne soit pas dévaluée, ce qui ne pourra se faire qu’en réenracinant l’éthique dans l’anthropologie, donc en bravant la rupture kantienne de la raison pure et de la raison pratique.

Pascal Ide

[1] Pour une introduction, cf. Fabienne Brugère, L’éthique du care, coll. « Que-sais-je ? » n° 3903, Paris, p.u.f., 42021. Pour une approche plus développée : Pascale Molinier, Sandra Laugier & Patricia Paperman (éds.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot, 2009 ; Patricia Paperman & Sandra Laugier (éds.), Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éd. de l’EHESS, 2005

[2] Cf. Carol Gilligan, In a different voice, Cambridge (Massachussets), Harvard University Press, 1982. Trad. : Une voix différente. Pour une éthique du care, trad. Annick Kwiatek, revue par Vanessa Nurock, présentation par Sandra Laugier et Patricia Paperman, Paris, Flammarion, 2008 : Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe ?, coll. « Champs. Essais », Paris, Flammarion, 2019.

[3] Cf. Vanessa Nurock (éd.), Carol Gilligan et l’éthique du care, Paris, p.u.f., 2010.

[4] Pascale Molinier, Sandra Laugier & Patricia Paperman (éds.), « Introduction », Qu’est-ce que le care ?, p. 10.

[5] Joan Tronto, Moral Boundaries. A political argument for an ethic of care, New York, Routledge, 1993. Trad. : Un monde vulnérable. Pour une politique du care, trad. Hervé Maury, coll. « Textes à l’appui. Philosophie pratique », Paris, La Découverte, 2009. Préface inédite de l’auteur.

[6] Cf. Layla Raïd, « Care et politique chez Joan Tronto », Pascale Molinier, Sandra Laugier & Patricia Paperman (éds.), Qu’est-ce que le care ?, p. .

[7] Joan Tronto, Un monde vulnérable, p. 143.

[8] Cf., en particulier, Frédéric Worms, Le moment du soin. À quoi tenons-nous ?, Paris, p.u.f., 2010.

[9] Sur le concept nouveau de « soin » (care), cf. Paulette Guinchard et Jean-François Petit (éds.), Une société de soins. Santé, travail, philosophie, politique, Paris, L’Atelier, 2010 ; Serge Guérin, De l’État providence à l’État accompagnant, Paris, Michalon, 2010.

[10] Cf., par exemple, Françoise Parmentier (éd.), Le care. Une nouvelle approche de la sollicitude ?, coll. « Confrontations », Paris – Perpignan, Lethielleux, 2017. Son originalité à l’égard des autres ouvrages déjà parus en français sur ce sujet est d’avoir donné la parole à différents organismes chrétiens qui travaillent au soin du plus vulnérable, comme la communauté de l’Arche, ATD Quart Monde, les petits frères des Pauvres, la société Saint-Vincent de Paul. Ainsi les exposés théoriques (première et quatrième parties) sont croisés avec des pratiques d’hier et d’aujourd’hui (deuxième et troisième parties).

[11] « Les deux conceptions du soin. Vie, médecine, relations morales », Esprit, 321 (2006), p. 143.

[12] Cf., par exemple, l’application à la récente pandémie, dans Frédéric Worms, Jean-Christophe Mino et Martin Dumont (éds.), Le soin en première ligne. Chroniques de la pandémie, coll. « Questions de soin », Paris, p.u.f., 2021.

[13] Cité par Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature, coll. « Humanités », Paris, Le Cerf, 2011, p. 285.

[14] Je suis la systématisation de Marie Gaille, En soutien à la vie. Éthique du care et médecine, coll. « La vie morale », Paris, Vrin, 2022, p. 56-57. Cf. chap. 2 : « La position du patient dans la relation de soin. De l’écoute bienveillante au partenariat entre patient et professionnel de santé ».

[15] Ibid., p. 56.

[16] Cf. Jacqueline Lagrée, Le médecin, le maalade et le philosophe, Paris, Bayard, 2002, p. 86.

[17] Cf. Marie Gaille, « La vertu thérapeutique du récit de vie : illusion humaniste ou réalité d’un soin bien compris ? Enjeux d’une ‘éthique du dialogue’ en médecine contemporaine », Perspective soignante, 46 (2013), p. 42-57.

[18] Cf. la source qu’est l’analyse de saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 6-17.

23.3.2024
 

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