Dans L’éternité n’est pas de trop, le poète et philosophe François Cheng conte une histoire de passion amoureuse qui, peut-être plus souvent qu’on ne le croit, mais ici explicitement, ouvre à l’authentique infinité [1].
1) Vérité de l’amour
D’abord, il s’agit bien d’un amour et d’une passion. En effet, l’amour de Dao-sheng et de Lan-ying emprunte tous – ou presque – les traits de la passion d’amour : son unicité, son absoluité, sa fidélité sans réserve ; sans oublier la transgression des barrières sociales.
Objectera-t-on qu’il manque à cette passion l’œuvre de chair, la communion des corps comme achèvement et expression de la communion des cœurs ? Certes, la communion plénière manquera ; mais non l’incarnation de l’amour et sa sensualité. Un esprit occidental peine à comprendre ce que recèle et exprime la caresse, car il a oublié les ressources érotiques présentes en son corps pour l’appauvrir considérablement en le réduisant aux seules zones dites érogènes. Mais le méchant Second Seigneur, lui, ne s’y trompe pas. Certes, la loi interdit la vision mutuelle ; mais, paradoxalement, elle autorise le toucher, précisément le toucher de la main, nécessaire pour la palpation du pouls. Or, combien de choses s’expriment à travers ce toucher.
C’est ce qu’atteste la première rencontre entre Lan-ying et Dao-sheng. Elle nous fait découvrir la beauté et la richesse de sensation et de sensualité insoupçonnées présentes dans une main : « Cette main étendue, les cinq doigts légèrement écartés, se présente telle une véritable offrande ! Certes, vide, elle ne tient rien en son creux, mais la vivante corolle elle-même apparaît comme le plus précieux trésor de la terre [2] ». Puis, un très bref échange de paroles permet à chacun de se reconnaître :
« À ces mots, Lan-ying ouvre sa paume et laisse Dao-sheng y coller la sienne. Instant de muette communion et d’extase hors paroles. L’intimité née de deux mains en symbiose est bien celle même de deux visages qui se rapprochent, ou de deux cœurs qui s’impriment l’un dans l’autre. La corolle à cinq pétales, quand elle éclot, est un gant retourné de l’intérieur vers l’extérieur, elle livre son fond secret, se laisse effleurer par la brise tiède qui sans cesse passe, ou butiner sans fin par d’avides papillons et abeilles qui accourent. […] La main, ce digne organe de la caresse, ce qu’elle caresse ici n’est pas seulement une autre main, mais la caresse même de l’autre. Caressant réciproquement la caresse, les deux partenaires basculent dans un état d’ivresse qui a peut-être été rêvé dans l’enfance, ou alors dans une avant-vie. Les veines entremêlées irriguant le désir se relient aux racines profondes de la vie ; les lignes entrecroisées qui prédisent le destin tendent vers le lointain, jusqu’à rejoindre l’infini des étoiles [3] ».
2) Absoluité de l’amour
Il n’empêche que c’est à travers l’épreuve de la carence – non pas tant le manque de la communion des corps que celui de la présence de l’aimé – que l’amour atteindra sa perfection, que Dao-sheng comprendra ce qu’est l’essence de l’amour. Celui-ci est toujours trop extérieur. Plus encore, Dao-sheng se torture à cause de son attente : sa souffrance vient de ce qu’il attend Lan-ying et que celle-ci ne vient pas. Certes, il ne l’accuse en rien ; il comprend, avec une infinie compassion que Lan-ying a besoin de temps pour se retrouver, car il n’y a communion durable avec l’autre que fondée sur une véritable unité avec soi [4]. Le remède est-il, de manière très bouddhiste, de ne plus s’ouvrir pour ne plus souffrir, autrement dit de ne plus aimer pour se protéger. Inexplicablement, Dao-sheng le chinois n’est pas tenté par cette solution qui est pourtant au cœur de la sagesse orientale. Son homonyme auteur est-il secrètement influencé par le christianisme qui s’est toujours refusé à placer la paix au-dessus de l’amour pour faire surgir celle-là de celui-ci ? Pourquoi secrètement ? François Cheng ne dupe ni lui-même ni son lecteur. Transparent, il introduit la présence de ce personnage à la fois discret et décisif qu’est le missionnaire, probablement jésuite qui fait comprendre, avec un infini respect, par sa vie encore plus que par sa parole et sa finesse, que l’amour est la source autant que le but de la vie humaine.
Alors, quel est le grand mystère auquel la cruelle épreuve de l’absence va ouvrir Dao-sheng, mystère qui ne sacrifie ni l’amour ni la vérité qu’est l’impossible communication fusionnelle ? Comment sortir de la déchirante attente sans tomber dans la désespérance ou l’ataraxie ? En prenant conscience qu’il n’y a pas à attendre, puisque la présence est déjà donnée :
« Dao-sheng est encore dans une immense attente ; mais pour un peu, il pourrait se dire qu’il n’attend rien, tant il a tout intériorisé. Ne lui suffit-il pas de plonger en lui pour tout retrouver. Lan-ying y vit plus que jamais. […] Comment nier à présent que la femme soit devenue sa part la plus intime, la plus vivante ».
Un signe affectif décisif, de saveur ignatienne, montre que cette solution n’a rien d’une construction : la paix, plus encore, la « félicité : « Oui, félicité, non pas, bien entendu, un sentiment béat de contentement, mais une sorte de douloureuse reconnaissance déjà maintes fois éprouvée, ici définitivement affirmée [5] ».
Une objection ne manquera de pointer : cette intériorisation ne gomme-t-elle pas abusivement l’irréductible extériorité de l’autre ? Plus encore, n’oublie-t-elle pas que l’amour se nourrit de la présence de l’aimé ?
D’abord, Dao-sheng est dénué de naïveté. Cette présence de Lan-ying n’est pas comblante : « Il entre résolument dans une période ardente où se réconcilient élan spontané et désir comblé, espérance resurgie et fin d’attente [6] ». Surtout, à trop insister sur cette extériorité – et une philosophie du don désintéressé de soi n’est pas immunisée contre cette tentation extrinséciste –, on oublie combien l’aimé est d’abord donné à l’intérieur de l’aimant. Saint Thomas parle de l’inhésion mutuelle comme effet de l’amour ; plus encore, à la suite de saint Augustin, par la méditation de la spiration de l’Esprit comme amour au sein de la Sainte Trinité, il est conduit à découvrir que l’affectivité aimante est féconde d’un terme immanent à l’esprit, un pondus ou un spiritus ; or, n’est-ce pas de cela dont, avec une rare acuité intérieure, Dao-sheng témoigne ? Certes, amor terminat ad rem (l’amour se termine à la réalité et non point à l’esprit) ; mais il ne faudrait pas oublier qu’il commence dans cette perfection intime à la vitalité spirituelle. L’extériorité de l’autre est donc comme dépassée de l’intérieur, par l’intériorité. Et c’est déjà beaucoup que le taoïste Dao-sheng en ait fait l’intime et comblante expérience. Au point d’ailleurs que cette expérience en arrive à s’exprimer, après une série d’images aussi belles qu’inadéquates, dans une formule à la troublante vérité trinitaire : « L’impalpable rayon du couchant vient, non pour les abolir, mais pour souligner combien ils participent déjà des deux règnes, visible et invisible, fini et infini, avec ce qui ne cesse de jaillir d’entre eux [7] ». Non seulement Lan-ying et Dao-sheng s’attirent, ne cessent de se réunir, mais leur amour est fécond. Voire, il ouvre à l’éternité : oui, pour un tel amour, « l’éternité n’est pas de trop [8] ».
Une relecture chrétienne ne manquera pas aussi de voir ici un pressentiment de la Communion des Saints. En effet, la seule manière de conjuguer l’insatisfaction née de l’absence physique de l’être aimé et la paix de la présence, est de lire en celle-ci la promesse tenue d’une communion plénière qui congédie définitivement la rupture de l’Adieu, autrement dit la Communion des Saints. D’où la parole de Dao-sheng succédant à « l’éternité n’est pas de trop » : « Je viens ! » D’ailleurs, l’amour est lui-même une voie ouverte vers la transcendance, une forme de la quarta via que déjà le Banquet avait ébauchée – mais sur mode subjectif, anthropologique – :
« si nous aimons vraiment, l’amour que nous donnons est plus que nous-même, […] il nous dépasse. Que, si l’on aime vraiment, on entre en quelque sorte dans une autre sphère. Et dans cette autre sphère-là, sans oublier pour autant qu’on est mortel, on est prêt à croire qu’on peut mourir soi-même, mais que l’amour ne mourra pas. Au point qu’on peut dire à l’être aimé : ‘Tu ne mourras pas !’ Ainsi, plus l’amour est vrai – car il y a différents degrés dans l’amour –, plus on est à même de jurer l’éternité [9] ».
La pensée du don doit donc conjuguer cette immanence du spiritus avec la transcendance de l’autre aimé pour sauver la communion sans fusion.
Une nouvelle fois, l’auteur ne propose-t-il pas un apologue de l’amour platonicien ? De puritanisme, point on ne trouvera : l’amour de la corporéité et de ses ressources est trop présent, le sens aigu de l’harmonie de l’homme avec le cosmos affleure trop à chaque page pour qu’on puisse soupçonner un mépris du corps ou la croyance d’un accomplissement, d’un bonheur spiritualiste, dualiste. Certes, seule une théologie de l’Incarnation réconcilie pleinement l’homme, le divin et le physique. Mais il semble bien plutôt que l’expérience d’absence éprouvée par Dao-sheng ne fait qu’aiguiser, que précipiter une expérience que tous les amants font tôt ou tard : si grande soit la proximité des êtres, jamais elle ne peut effacer leur infranchissable distance ; si bien que le seul choix est : ou, une fois dégrisé des illusions fusionnelles, se séparer progressivement de l’autre à jamais éloigné dans son inquiétante étrangeté ; ou, tenter de le rejoindre par un troisième terme qui est au-delà de la dualité je-tu.
3) Rassemblement de l’amour
Comment, enfin, ne pas noter la médiation omniprésente de la nature ? Celle-ci, tout d’abord, est l’indice de l’amour. C’est ainsi que la retrouvaille de Dao-sheng et de Dame Ying la nuit de la pleine lune « symbole le bonheur de la réunion [10] » ; de même, les étoiles sont le chiffre de l’amour, car à la fois elles sont isolées et elles tissent « d’indéfectibles liens. Astre à astre, cœur à cœur ! […] les humains ne prennent-ils pas modèle auprès d’elles [11]? »
La nature, ensuite, permet à l’amour de s’élargir, s’exprimer (ci-dessus, pour dire que la caresse prend une dimension d’infini, Cheng dit qu’elle en arrive à « rejoindre l’infini des étoiles »), lui donne une fécondité inattendue. Les héros convoquent tout le cosmos, terrestre et aussi céleste.
Jusqu’à maintenant, il n’y a rien que de banal. Mais, avant tout, l’amour célèbre la nature, convoque celle-ci voire lui donne sens et achèvement. Ici, la direction change : ce n’est plus la nature qui vient au service du chant des amoureux, mais celui-ci qui devient une chance pour le cosmos. En effet, la nature est multiple, bruissante, changeante ; c’est le grand œuvre de l’amour que de l’unifier. Le héros le dit admirablement à la fin. Il admire la beauté de la vallée à ses pieds, sa vitalité jaillissante et il s’écrie dans « une ultime et suprême lucidité » :
« Ah ! toujours ce monde foisonnant, bigarré, avec sa magnificence étalée. Pourtant, on vient dans ce monde pour un seul visage. Ce visage, une fois vu, ne peut plus être oublié. Sans ce visage, le monde foisonnant, n’est-ce pas, ne prend pas durablement saveur ni sens. Alors qu’avec le regard et la voix qui en émane, tout prend à jamais saveur et sens. Oui, sans l’être aimé, tout se disperse, avec l’être aimé, tout se retrouve [12] ».
Et cela est particulièrement vrai du corps féminin qui est comme un raccourci de l’univers, un cosmos abreviatum :
« Le corps de la femme incarne le plus ardent miracle de la nature. Ou, plus précisément, c’est la nature qui en elle se résume en miracle. N’est-il pas vrai que toute la beauté de la nature s’y trouve : douce colline, secrète vallée, source et prairie, fleur et fruit ? Ne faut-il pas alors appréhender ce corps comme un paysage [13] ? »
Comment une philosophie de la nature ne prendrait-elle pas en compte cette vérité, ne méditerait-elle pas sur la manière dont le corps humain qui s’achève dans le visage et la parole, accomplit, unifie et donc pacifie tout le cosmos ?
4) Épilogue
Le sublime Banquet faisait de l’éros la médiation vers le Beau en soi. Si génial soit-il, le païen Platon ne peut pas faire de l’Amour un dieu. Il n’en est plus de même avec le chrétien François Cheng. Faire de l’amour un tremplin serait dualiste et désincarné. L’éternité n’est pas de trop contemple dans l’amour non plus le métaxu, mais le lieu même où, dilatée par la rencontre de l’aimé, la personne s’ouvre au mystère :
« Une rencontre authentique se situe toujours à un niveau plus profond ou plus élevé, ouverte sur l’infini, comme celle que peuvent vivre, justement, l’homme et la femme. Par-delà les paroles, un regard, un sourire suffit pour que chacun s’ouvre au mystère de l’autre, au mystère tout autre [14] ».
Toute rencontre vécue sous le signe de l’amour élargit.
Pascal Ide
[1] François Cheng, L’éternité n’est pas de trop, Paris, Albin Michel, 2002.
[2] Ibid., p. 79.
[3] Ibid., p. 85 et 86.
[4] Cf. Ibid., p. 268.
[5] Ibid., p. 274.
[6] Ibid., p. 277.
[7] Ibid., p. 276. C’est moi qui souligne.
[8] Phrase qui est autant le titre du livre qu’une des dernières paroles de Dao-sheng (p. 282). Elle est citée une première fois, mais plutôt pour souligner l’arduité de la rencontre, l’éloignement de l’aimé : « L’éternité n’est pas de trop pour que je te rejoigne » (Ibid., p. 172). A la fin de l’ouvrage, la phrase signifie bien davantage l’inexhaustivité de l’amour devenu proche et pas moins infini : « Ce qui est à dire est l’infini même que l’éternité n’épuisera pas » (Ibid., p. 269).
[9] Ibid., p. 161.
[10] Ibid., p. 175.
[11] Ibid., p. 166. Cela se vérifie singulièrement du Bouvier et de la Tisserande (Ibid., p. 167).
[12] Ibid., p. 281. Cf. aussi pages 106 s, 144 s. « Sais-tu que les vrais trésors sont délicats et cachés, et que le cœur d’une femme est riche et profond comme un jardin ? » (p. 145)
[13] Ibid., p. 103.
[14] Ibid., p. 15.