Les thérapies cognitives et comportementales (TCC) constituent un secteur important de la psychologie actuelle, de par leur ample validation scientifique et de par leur efficacité thérapeutique. L’on distingue habituellement trois vagues dans leur développement (1). Peut-on rendre compte de cette évolution à partir d’une perspective autre, en l’occurrence philosophique ? (2) De cette relecture sapientielle, peut-on voir se dessiner une autre vague ? (3)
1) Les trois moments
a) Le moment comportementaliste (1950-1980)
L’on fait remonter l’invention des TCC au milieu du siècle dernier avec les travaux de Burrhus Frederic Skinner (1904-1990), qui fut lui-même inspiré par Ivan Pavlov (1849-1936), Edward Thorndike (1874-1848) et John Broadus Watson (1978-1958). Or, tous ces chercheurs ont décrit l’être humain de l’extérieur à partir de ses comportements, tout en cherchant à les influer. Par exemple, Skinner a montré que l’on pouvait conditionner un comportement (il parle de « conditionnement opérant ») en le renforçant (il parle de « renforçateur »), comme le compliment (qui est un renforçateur positif) ou la punition (qui est un renforçateur négatif). Comme un certain nombre de maladies psychiques conduisent à des comportements dysfonctionnants (par exemple, les rituels conjuratoires chez les personnalités obsessionnelles-compulsives), les psychologues ont tenté de traiter ces pathologiques de manière comportementale.
b) Le moment cognitif (1980-1990)
Des chercheurs ont cherché à enrichir ce premier modèle en ajoutant des facteurs individuels comme le sentiment de compétence ou comportementaux comme l’imitation de modèles [1]. Or, ces facteurs font passer de l’extérieur (le comportement) à l’intérieur. Un chercheur, le psychiatre américain Aaron Beck (1921-2021), a joué un rôle décisif en précisant que cette dimension intérieure était cognitive [2]. Il a notamment observé que les maladies psychiques s’accompagnaient de jugements négatifs, de ruminations que le malade considérait comme des vérités totalisantes et qu’en les changeant, par exemple, en les recadrant après un échec (non pas « je suis un incapable », mais « j’ai échoué cette fois-ci, alors que j’ai réussi à plusieurs reprises »), il pouvait guérir. Or, ces jugements sont des actes de connaissance. Déjà comportementalistes, ces thérapies sont aussi devenues cognitives, d’où leur nom de thérapies cognitives et comportementales.
c) Le moment émotionnel (1990-)
Certains n’ont pas manqué d’observer un grand absent : l’émotion. Or, c’est son ressenti qui fait souffrir. À partir des années 1990, de nouvelles approches ont donc pris en compte les émotions. À l’image des TCC, elles y sont allées de leur acronyme : la thérapie comportementale dialectique (TCD) développée par Marsha M. Linehan (1943-), une chercheuse en psychologie à l’Université de Washington [3] ; la thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT), fondée par le psychologue clinicien américain Steven C. Hayes (1948-) [4] ; les thérapies cognitives basées sur la pleine conscience (TCBPC) [5].
2) Relecture philosophique
On le voit, cette évolution interne possède une logique propre qui ne procède pas, comme souvent, de manière oppositive ou conflictuelle, mais par enrichissement et intégration. Peut-on en rendre compte de manière systématique ?
L’expérience montre que l’homme – ou plutôt un groupe d’hommes – explore presque constamment tous les possibles. En effet, créatures exilées dans l’imparfait, nous adoptons toujours des perspectives limitées. Or, ce que l’un n’a pas vu, un autre le complète ou le corrige. Cette évolution vers le tout prend même parfois une forme systématique. Tel est par exemple le cas du développement du dogme [6].
Passant du fait à la cause, j’en rendrais volontiers compte à partir de ce que j’appellerais le principe de totalité [7] : habité par un désir d’infini, l’homme l’investit en tous domaines et, ici, tend à occuper tout l’espace des pensables disponibles. Dans le cas qui nous concerne, une autre motivation pousse le chercheur à accéder au tout : il souhaite rétablir la santé chez le patient. Or, celle-ci se définit non pas d’abord négativement comme absence de symptômes ou silence des organes, mais positivement comme harmonie de la personne, donc comme qualité du tout.
Poursuivons notre raisonnement. Or, si la science adopte une vision analytique, voire disséminée, et hypothétique, la philosophie qui est amour de la sagesse contemple l’être, et ici l’être humain, dans une perspective unifiée et assertorique. Il nous faut donc demander à une anthropologie philosophique de rendre compte de cette évolution raisonnée des TCC.
En l’occurrence, nous ferons appel à l’anthropologie aristotélico-thomasienne. Pour celle-ci, la vie proprement psychique croise d’une part, deux niveaux de vie, sensitif (commun à l’animal et à l’homme) et intellectif (proprement humain), d’autre part, deux polarités d’action, réceptive (ou cognitive) et émissive (ou affective). L’homme est donc structuré à partir de quatre grands types d’actes (et de puissances ou facultés spécifiées par ces actes) : les sensations, les émotions, les cognitions (intellectuelles), les actions (volontaires) [8]. Le tableau ci-dessus résume le raisonnement.
Or, d’une part, investies dans le présent du stimulus sensoriel, les sensations ne sont pas proprement le lieu de conditionnements, donc ne sont pas susceptibles de ces modifications qui sont au fondement de la guérison pour les TCC. Demeurent donc trois actes : émotions, cognitions et actions. D’autre part, les actions se traduisent en comportements. Les trois opérations recouvrent donc les trois grandes vagues de TCC. Ainsi s’explique pourquoi les chercheurs les ont ainsi progressivement pris en compte.
Résumons notre conclusion en un tableau :
|
Réceptivité |
Émissivité |
Vie intellective |
Cognition : Deuxième moment des TCC |
Action : Premier moment des TCC |
Vie sensitive |
|
Émotion : Troisième moment des TCC |
Nous ajouterons que cette distinction tripartite cognition-émotion-action se retrouve dans de nombreuses autres approches psychologiques. Par exemple, comprise en son intégralité, l’opération de gratitude, dont on sait combien elle est centrale en psychologie cognitive, embrasse ces trois actes : reconnaître un bienfait (cognition) ; ressentir la joie de ce don (émotion) ; remercier par une réponse à ce premier don (action) [9]. De même, les neuf types de l’ennéagramme se répartissent en trois centres (3 x 3) qui sont eux-mêmes symbolisés par la tête (cognition), le cœur (émotion) et les entrailles (action).
3) Prospective
Ce que les chercheurs en psychologie ont découvert à tâtons sur quelques décennies, la philosophie peut en rendre compte par une analyse immédiate. Certes, la relecture a posteriori est sans commune mesure avec une démarche progressive. Mais n’atteste-t-elle pas la puissance illuminatrice d’une anthropologie philosophique adéquate et ne plaide-t-elle pas en faveur d’un dialogue plus serré entre ces deux disciplines (philosophie et psychologie) – à condition que la première conjure définitivement la morgue si fréquente dans le passé et que la seconde écarte le mépris, en partie réactif, né de son statut scientifique que, prétendument, la philosophie ne partage pas ?
Certes aussi, la philosophie ne fait pas de la capacité prédictive un critère de la vérité (qui, chez elle, n’est pas un horizon asymptotique, car elle n’est pas d’abord une construction théorique, mais un savoir né d’une contemplation rigoureuse). Toutefois, l’énoncé d’une possible conséquence et, a fortiori, sa concrétisation, ne pourra que réjouir le philosophe et apparaître comme une confirmation dialectique (probable) de la vérité.
Or, notre relecture anthropologique des trois vagues de la TCC laisse dans l’ombre deux points d’importance. Tout d’abord, les connaissances sensibles ne se résument pas aux seules sensations externes (qui d’ailleurs sont fortement mobilisées dans les TCBPC) ; elles incluent aussi les sensations internes, en particulier l’imagination. Certes, les TCC emploient les représentations comme les images. Mais l’imagination se réfracte en deux grands actes : la reproduction et la production (imaginaire ou imagination créative). Or, les TCC ne convoquent que l’imagination reproductive, pas l’imagination productive.
Ensuite, la volonté elle-même se déploie en deux grands actes : les décisions (qui correspond au pôle efficient) et les intentions (qui correspond au pôle final). Or, parties du modèle behavioriste ou comportemental, les TCC ont exploré le seul premier pôle qui s’incarne dans les actions posées par la liberté. Ajoutons que la motivation première qui oriente ou finalise la volonté, c’est le bien et le bien suscite l’amour.
La rétrospective ouvre donc à une double prospective. Les TCC ne devraient-elles pas davantage inclure, d’une part, les capacités thérapeutiques recelées dans notre imagination créatrice (ce que l’hypnose éricksonienne honore en faisant appel à la métaphore comme langage de l’inconscient), d’autre part et plus encore, les ressources curatives contenues dans notre énergie d’amour ?
Pascal Ide
[1] Cf. Albert Bandura, Self-Efficacy. The Exercise of Control, New York, Freeman, 1977.
[2] Cf. son livre décisif : Aaron T. Beck, La thérapie cognitive et les troubles émotionnels, trad. Bernard Pascal, coll. « Carrefour des psychothérapies », Louvain-la-Neuve et Paris, De Boeck supérieur, 2017.
[3] Cf. Marsha M. Linehan, Treating Borderline Personality Disorder: The Dialectical Approach, New York, The Guilford Press, 1995 ; Id., Understanding Borderline Personality Disorder: The Dialectical Approach, New York, The Guilford Press, 1995. Cf. la presentation en français et en ligne par Julie Jomphe, « La thérapie comportementale dialectique », Santé mentale au Québec, 38 (2013) n° 2, p. 83-109.
[4] Cf. Steven C. Hayes, Kirk Strosahl et Kelly G. Wilson, Acceptance and commitment therapy : the process and practice of mindful change, Guilford Press, 22012 ; Russ Harris, Passez à l’ACT. Pratique de la thérapie d’acceptation et d’engagement, trad. Claude Penet, coll. « coll. « Carrefour des psychothérapies », Louvain-La-Neuve, De Boeck supérieur, 32022. Pour une brève introduction, cf. François Bourgognon et Claude Penet, La thérapie d’acceptation et d’engagement, coll. « Que sais-je ? » n° 4206, Paris, p.u.f., 2021
[5] Je me permets de renvoyer à Pascal Ide, Méditer en pleine conscience. L’art de la réceptivité, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2021.
[6] Cf. Pascal Ide, « Liberté et corps. Un état de la question à la question », Association des scientifiques chrétiens, Liberté et cerveau. Quelle liberté à l’heure des neuro-sciences ?, Collège des Bernardins, Colloque du 23 février 2013, Paris, Parole et Silence, 2015, p. 67-122.
[7] Nous l’avons tenté de le montrer ailleurs en l’appliquant à un exemple apparemment insignifiant ou anodin : la reconstitution de la complémentaire en couleur (cf. Id., « L’ontologie trinitaire des couleurs. Une relecture de la loi de complémentarité chromatique », Sophia, 14 [2022] n° 1, p. 143-160).
[8] Cf. Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Paris, Fayard, 1998, chap. 1.
[9] Cf. Pascal Ide, « La gratitude, gratuite réponse à un don gratuit », Nouvelle revue théologique, 145 (2023) n° 4, à paraître.