Les trois « non » de l’amour (3e dimanche de l’Avent. Dimanche 13 décembre 2020)

Comment ne pas être frappé par les trois réponses de saint Jean (le Baptiste) : « Je ne suis pas (le Christ) » (Jn 1,20) ; « Je ne suis pas (Élie) » (v. 21) ; « Non ! » (v. 21). De plus en plus ramassé, de plus en plus sec ! Comme le régime du prophète au désert !

Il y a des « non » destructeurs de l’amour car ils sont destructeurs de l’autre : la haine, la jalousie, l’amertume, la bouderie, etc. Mais il y a des « non » qui sont des signes de l’amour. Les lectures du jour en égrènent trois.

1. Le « non » comme acceptation de la limite

Aimer, dit souvent Benoît XVI, c’est dire « oui » [1]. C’est aussi savoir dire parfois « non ». En effet, aimer, c’est se donner. Mais se donner suppose aussi que l’on sache se recevoir. Je ne peux pas à la fois inspirer et expirer, parler et écouter, etc. Ainsi, dire « oui » au fait de recevoir, c’est dire « non ».

Saint Bernard le faisait observer à l’un de ses frères qui était devenu pape : prends bien garde de ne pas donner aux autres ce que Dieu te donne à toi pour toi. Tel est par exemple le cas du sommeil. Nous devons passer environ un tiers de notre temps à recevoir. Que cet humble fait est symbolique !

Je me souviens d’une rencontre avec des prêtres où je leur parlais de l’épuisement, ce fameux burn-out, dont il est bien qu’on en ait pris conscience, même si nous sommes passés à l’extrême opposé. Je leur ai posé la question : qui, parmi vous, a du mal à dire « non » ? Et une majorité a levé la main. Leur probité les honorait. Mais avait aussi de quoi inquiéter.

Comment arriver à dire « non » tout en aimant ? En découvrant que, derrière ce « non » se cache un véritable « oui ». Le « non » momentané me donne les moyens de pouvoir dire un « oui » prolongé.

Prenons l’exemple de la Vierge Marie dont la liturgie nous a donné à entendre le Magnificat en lieu et place du psaume habituel. Certes, nous l’entendrons dimanche prochain, elle vient de dire « oui », son Fiat, à la demande de l’ange, et de la manière la plus admirable : « Voici la servante du Seigneur » (Lc 1,38). Même le « je » s’efface dans le pronom démonstratif idou, « voici ». Assiste-t-on à un effacement bouddhiste du moi ? Lisez le début de son cantique d’action de grâces : « Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur ! » Elle va même jusqu’à dire que « le Puissant fit pour moi des merveilles » !

2. Le « non » comme consentement à la différence

Dire « non », ce n’est pas seulement consentir à sa limite à soi, c’est consentir à la différence de l’autre. Notre pape en parle dans sa dernière et belle encyclique Fratelli tutti où, par exemple, il revisite la grandeur de la politique à partir de l’amour.

Qu’est-ce que cela signifie, si nous ne voulons pas transformer cette acceptation de l’altérité ou de la différence en un slogan ? Regardons Jean-Baptiste : « Je ne suis pas le Christ ». Pour que l’amour existe, il faut que l’un ne soit pas l’autre. Le « oui » à l’autre demande aussi d’affirmer : « Non, je ne suis pas l’autre ». Le « je » n’est pas « tu ». Sagesse de la grammaire et des pronoms justement dit personnels !

Mais ne suis-je pas en train d’enfoncer une porte ouverte ? Je me souviens d’une personne me disant : « Quand j’étais petit, je rêvais d’être mon grand-frère que tout le monde admirait parce qu’il était sportif, bon à l’école, serviable, gentil. J’ai choisi mes études non pas en fonction de mes goûts, mais pour avoir des diplômes qui me donnaient de la reconnaissance. Je me suis marié en reniant mon milieu. Et, dans mon travail, je brigue la direction internationale et pas seulement mon poste qui est pourtant honorable. J’ai enfin pris conscience que je n’ai cessé de vouloir être l’autre au lieu d’être moi ».

Aimer, c’est dire : « Non je ne suis pas l’autre », pour pouvoir dire : « Oui » à ce que j’ai et ce que je suis. Je ne quitterai la tristesse de la comparaison et de la jalousie que si je veux ce que j’ai et ce que je suis. Ma santé, mon milieu, ma forme d’intelligence, mes talents, ma voix de fausset, ma part d’héritage, mes rides, etc.

« Monsieur le curé m’a proposé de faire la quête. J’aurais préféré qu’il me demande de faire partie du conseil pastoral ! » « Mon évêque m’a proposé cette paroisse. J’aurais mieux aimé qu’il m’en donne une plus grande ! » On peut continuer jusqu’au pape…

J’oserais aller plus loin et remonter jusqu’à Dieu. Ce mystère du « oui » et du « non » de l’amour se contemple même dans le Dieu Trinité. Le Père n’est pas le Fils qui n’est pas l’Esprit-Saint. Un docteur médiéval, Richard de Saint-Victor, observait que, si Dieu est amour, il faut qu’il y ait en Dieu un aimant et un aimé : le Père et le Fils. Il ajoutait une observation très profonde. Mais cela ne suffit pas. L’assurance que l’amour du Père pour son Fils est parfait (et vice versa, d’ailleurs), c’est qu’il est pur, dénué de tout mélange de captation. Il doit donc être prêt à accepter que le Fils soit aimé par un autre, avec un autre. En latin : co-dilectus. L’Esprit-Saint est le sceau même de l’amour, l’anti-jalousie, le « non » absolu à la fusion qui entraîne toujours, tôt ou tard, la fission.

3. Le « non » comme réception

Aimer, ce n’est pas seulement consentir à ma propre limite ou à l’altérité, c’est aussi, et plus encore, consentir à renoncer. Alors, à quoi allons-nous renoncer pour laisser plus de place à notre Dieu qui vient ? Je ne parle pas seulement de renoncer à notre péché : il s’agit de la conversion dont parlait le deuxième dimanche de l’Avent. Je parle de renoncer à quelque chose qui nous est bon.

 

Allons faire un tour au cinéma, même s’ils sont malheureusement encore fermés pour quelques semaines. Le deuxième film le plus vu de toute l’histoire du cinéma, Avatar, raconte l’invasion de Terriens sur la planète Pandora. Les hommes y exploitent un minerai dont ils ont besoin, l’unobtanium. Et méprisent les habitants de la planète, les Na’vi. L’un d’entre eux s’étonne de leur attitude et dit au héros : « On ne peut pas remplir une coupe déjà pleine ». Pour apprendre, il faut désapprendre.

Revenons à la figure de Jean le Baptiste qui nous est donnée à contempler en ce dimanche. Et passons du cinéma à la peinture. Je pense au tableau de Philippe de Champaigne, Saint Jean-Baptiste dans le désert [2] qui nous surprend par son audace et son originalité créatrice.

De prime abord, il nous surprend, voire nous choque. En effet, un immense Jean-Baptiste mange toute la moitié droite de la toile. Le Précurseur nous fixe avec intensité et en même temps une infinie douceur, suaviter et fortiter. Sur son habit de peau de bêtes, il porte un étendard où l’on peut lire la parole de Jn 1 : « Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde ». De plus, le bras droit tendu du Baptiste, que l’ombre recouvre aux trois-quarts, donne véritablement l’impression de s’enfoncer dans la profondeur. Suivant le mouvement de l’index, on aperçoit, dans le lointain, par-delà une rivière, des prairies, au bord d’un lac lui-même bordé d’une ville, une petite silhouette, bleue : le Messie. Bref, le Baptiste ne surplombe-t-il pas trop Jésus ?

En réalité, le tableau doit se lire de manière dynamique. On est comme emporté de la présence de Jean le Baptiste vers celle qu’il désigne, le Messie. En effet, on comprend que, malgré sa présence au premier plan, Jean s’efface, ainsi que son corps commence à le faire. Il n’est qu’une voix. En outre, si on regarde attentivement le Christ, on a l’impression que sa silhouette est en marche et s’approche de nous. La Parole s’avance. Il lui faudra s’approcher de la rivière, être baptisé dans le Jourdain, puis commencer sa vie publique, alors que le Précurseur, lui, tout au contraire, s’enfoncera dans l’ombre. Comment ne songerait-on pas à la parole de l’Ecriture : « Il faut que lui grandisse et que je diminue » (Jn 3,30) ? Tout nous dit l’humilité qui creuse la place pour un autre.

De fait, considérons la vie du Baptiste. Il commence par renoncer à son confort pour partir au désert. Quand on lui demande son identité, il se présente comme la voix. Et, ainsi que le note profondément saint Augustin, la voix n’est pas le verbe : la voix ne fait que porter la parole. Car la Parole, le Verbe, c’est Jésus lui-même. Puis, il devra renoncer à son ministère. D’ailleurs, dans trois chapitres, ses disciples le tenteront en lui disant que tous vont à Jésus et l’abandonnent. Enfin, Jean vivra le renoncement ultime en étant injustement incarcéré et martyrisé.

Alors, frères et sœurs, à quoi allons-nous renoncer pour élargir l’espace de notre tente, pour creuser la place, afin que Dieu grandisse en moi et que je diminue ? L’Esprit-Saint m’appelle-t-il à renoncer à une partie de ma lecture du journal le soir pour que j’aille écouter mon aîné qui secrètement l’attend ? Que je lâche mon jeu vidéo pour dire une dizaine de chapelet ? Que je dise « non » à une partie du temps consacré à ce sacro-saint moment avec des amis le samedi matin pour téléphoner à cette cousine esseulée ?

 

Nous avons beaucoup parlé des « non » de l’amour. Finissons avec un beau témoignage de « oui ». Quelques jours après son élection, le 25 avril, Benoît XVI avait confié à ses compatriotes de Bavière et de toute l’Allemagne ce qu’il avait vécu à la chapelle Sixtine :

 

« Quand progressivement le déroulement des votes m’a fait comprendre que, pour ainsi dire, le couperet allait tom­ber sur moi, j’ai été pris d’un sentiment de vertige. Je croyais avoir achevé l’œuvre de ma vie et pouvoir espérer finir mes jours dans la quiétude. Avec une profonde conviction, j’ai dit au Seigneur : ne me fais pas cela ! Tu en as de plus jeunes et de meilleurs qui peuvent entreprendre la grande tâche avec un tout autre élan et une tout autre vigueur. À ce mo­ment, j’ai été touché très fort par un petit billet que m’a écrit un confrère du collège des cardinaux. Il me rappelait que, lors de la liturgie pour Jean-Paul II, j’avais centré l’homélie de l’Évangile sur la parole que le Seigneur avait dite à Pierre au lac de Gennésareth : ‘Suis-moi !’ J’avais exposé comment Karol Wojtyla s’est vu sans cesse adresser cet ap­pel du Seigneur et que, chaque fois, il lui fallait abandonner beaucoup de choses et dire simplement : Oui, je te suis, même si tu me conduis où je ne voudrais pas. Le confrère m’écrivait : ‘‘Si le Seigneur devait te dire : ‘Suis-moi’, alors rappelle-toi ce que tu as prê­ché. Ne te refuse pas ! Sois obéissant, comme tu l’as dit du grand Pape retourné à Dieu’’. Cela m’est allé droit au cœur. Les chemins du Seigneur ne sont pas faciles, mais nous ne sommes pas créés pour la facilité, au contraire pour ce qui est grand, pour ce qui est bien. Ainsi, en fin de compte, il ne me restait plus qu’à dire Oui [3] ».

Pascal Ide

[1] Sur la théologie du « oui » chez le pape allemand, cf. Pascal Ide, « Le Christ donne tout ». Benoît XVI, une théologie de l’amour, Paris, L’Emmanuel, 2007, p. 61-64.

[2] Philippe de Champaigne, Saint Jean-Baptiste dans le désert, Don de l’artiste à sa fille lors de ses vœux au couvent de Port-Royal à Paris, Musée de Grenoble, vers 1657.

[3] Discours aux pèlerins allemands venus à Rome pour la messe d’intronisation de son pontificat, 25 avril 2005. Traduction modifiée.

13.12.2020
 

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