Les trois craintes (12e dimanche du TO, 21 juin 2020)

En larmes, une mère de famille me raconte que sa fille de vingt-deux ans vient de faire une tentative de suicide sur un chagrin d’amour. Elle m’explique qu’elle va la recueillir chez elle, lui donner toute l’écoute dont elle a besoin. « Je ne lui poserai aucune question sur ce garçon. Je ne veux rien savoir de ce qui s’est passé. Je ne veux que lui donner toute la compassion dont elle a besoin, qu’elle sache que je l’aime comme elle est, que je ne la juge en rien, que la maison lui est toujours ouverte ». J’avais par ailleurs appris que le garçon en question avait séduit sa fille, puis, quand il avait obtenu ce qu’il voulait, l’avait « jetée ». Et il était loin d’en être à son coup d’essai. Et je savais que la mère savait.

Après avoir dit combien je trouvais belle et juste son attitude de miséricorde inconditionnelle, je lui rappelle la parole du psaume : « Amour et vérité se rencontrent » (Ps 85,11), pour lui demander : « Comptez-vous parler avec elle de l’attitude de ce garçon ? » Alors, la mère passe soudain de l’abattement à la colère : « Certainement pas ! ». Et elle lâche : « J’aurais trop peur que ma fille m’en veuille et ne revienne plus jamais à la maison ». Combien de nos colères sont secrètement habitées par des peurs !

Avez-vous constaté comme la peur est omniprésente dans l’évangile de ce jour (Mt 10,26-33) ? Le Christ n’en parle pas moins de quatre fois. Que nos peurs sont coûteuses ! Elles nous conduisent à éviter. C’est d’ailleurs pour cela que la nature l’a inventée : afin de nous prévenir d’un danger et de nous donner l’énergie pour le fuir. Encore faut-il que ce soit un péril réel et que la fuite ne nous conduise pas à nous éloigner de ce qui est juste et bon ! C’est cette peur démesurée qui avait poussé un moine à trouver un chemin entre sa cellule et le chœur lui permettant de ne rencontrer aucun de ses frères. C’est aussi elle qui conduit tel couple à tellement écarter « les sujets qui fâchent » qu’il n’échange plus que des banalités.

Se fondant sur la Tradition, saint Thomas d’Aquin distingue trois sortes de peur [1].

La première est la crainte mondaine. C’est elle dont parle Jésus : « Ne craignez pas les hommes ». Il s’agit de la peur de perdre un bien de ce monde au point de perdre un bien de valeur plus haute. C’est cette peur mondaine qui nous bâillonne alors que nous sommes appelés à témoigner. C’est à cause d’elle que cette mère de famille sacrifie la vérité au nom de la seule miséricorde.

Tout à l’inverse, avec quel courage le prophète Jérémie, dans la première lecture, ose affronter le peuple d’Israël et ses dirigeants en leur annonçant la défaite du royaume de Juda menacé par le puissant empire de Babylone. N’allons pas imaginer que le brave ignore la peur. Le chrétien n’est pas bouddhiste ! Mais, malgré sa peur, il n’abandonne pas son devoir d’état et demeure stable dans le bien à accomplir ; surtout, il sait que, dans la crainte, « le Seigneur est avec moi, tel un guerrier redoutable » (Jr 20,11) et combat pour moi.

La deuxième crainte, dite servile, vient de Dieu et non plus du monde. C’est la crainte du juste châtiment de Dieu pour les péchés que nous ne regrettons pas. De fait, Jésus lui-même nous en a prévenus, à de multiples reprises, par exemple dans la parabole du jugement dernier (cf. Mt 25,31-46). C’est elle dont il nous parle aussi dans l’Évangile : « Craignez plutôt celui qui peut faire périr dans la géhenne l’âme aussi bien que le corps ». Toutefois, cette crainte est qualifiée de servile parce que, lorsqu’elle devient notre principal moteur, elle nous transforme en esclave et déforme notre regard sur Dieu : nous le voyons seulement comme un Juge et non pas d’abord comme un Père « riche en miséricorde » (Ép 2,4). Cette « crainte du Seigneur » n’est que « le commencement de la sagesse » (Ps 112,10).

La crainte qui est le don du Saint-Esprit par excellence naît non pas de la crainte d’être blessé par Dieu, mais de le blesser. Cette crainte est appelée fililale, parce qu’elle provient de l’amour que, devenus enfants de Dieu par le baptême, nous éprouvons à l’égard de Dieu notre Père. C’est elle qui nous fait éviter un sujet qui nous tient à cœur, mais qui pourrait attrister l’autre, par exemple en suscitant sa jalousie. C’est elle qui poussait la petite Thérèse à ne pas se recroqueviller de froid dans les murs glaciaux du couvent de Lisieux pour ne pas avoir l’air de se plaindre au bon Dieu du temps qu’il donnait. Puérilité ? Non ! Mais infinie délicatesse du cœur qui, tout centré sur Dieu et sur le prochain, ne manque jamais une occasion de lui témoigner de son amour, « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1).

Pascal Ide

[1] En fait, en toute rigueur, il distingue quatre espèces de crainte (cf. Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 19, a. 2).

20.6.2020
 

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