Une dernière difficulté se pose. Nous présentons la doctrine des quatre sens de l’Écriture comme une donnée évidente et acquise. Pourtant, un bref sondage suffit à montrer qu’en réalité, beaucoup de chrétiens, même ceux qui se nourrissent avec passion et fruit de la Bible, ignorent cette distinction. Voire, quand ils la découvrent, ils regrettent de ne pas l’avoir connue avant et entendue pratiquer dans la prédication, tant elle leur semble éclairante et unifiante.
Un bref parcours de l’histoire des quatre sens, aidera à mieux comprendre d’où provient l’éclipse et donc l’ignorance actuelles.
Nous avons vu que, sans être explicitée, la distinction des quatre sens s’ébauche dès le Nouveau Testament, chez Paul (cf. ci-dessus en Ga 4,22-26). Voire, Jésus ne cesse d’affirmer qu’il accomplit l’Écriture (sens allégorique), demande qu’on le suive (sens tropologique ou moral) et annonce même la fin des temps (sens anagogique ou eschatologique).
L’on doit à un théologien alexandrin, Origène (v. 185-v. 253), d’avoir, le premier, élaboré cette doctrine des quatre sens [1]. À sa suite, pendant des siècles, les Pères de l’Église, puis les théologiens médiévaux, ne cesseront de l’enrichir et de la mettre en pratique cette lecture [2].
Au xiiie siècle, saint Thomas d’Aquin affirme que, loin d’être accidentelle, la distinction des quatre sens est « de la nécessité de l’Écriture [de necessitate Scripturae] [3] ». Toutefois, il va introduire deux grandes nouveautés. Premièrement, il organise les quatre sens en distinguant le sens littéral et le sens spirituel, puis en réfractant le sens spirituel en trois sens qui se distribuent en sens allégorique (ce qui est à croire), moral (ce qui est à faire) et eschatologique (ce qui est à espérer) [4]. Deuxièmement, il donne à la théologie un statut scientifique, il en fait une science à part entière [5]. Et, comme science, la théologie se fonde sur le sens littéral. Dès lors, progressivement, ce sens va être non seulement valorisé, mais dissocié des autres. Ainsi, la scolastique ultérieure sera conduite à hypertrophier le sens littéral qui seul présentera une valeur scientifique et à estimer les autres sens factices [6].
Au moins trois autres causes expliquent le prestige accordé au sens littéral. D’abord, les excès de l’allégorisme et sa trop grande systématisation conduisent à une sorte d’épuisement et de dessèchement. Par ailleurs, c’est une loi du savoir et de la technique que d’évoluer vers la spécialisation et la division du travail : « Au besoin d’unité » caractéristique des Pères et du Moyen Âge « succède un besoin d’analyse [7] ». Une troisième raison, positive, conduit à sa mise à l’écart : la lecture allégorique avait accompli sa mission. Elle avait permis, pendant des siècles, de montrer l’unité de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le fait étant acquis, il n’était plus nécessaire d’autant y insister. « L’exégèse spirituelle a depuis longtemps accompli une part essentielle de sa tâche », a observé Henri de Lubac [8] ». Aujourd’hui, inversement, l’exégèse du sens littéral sur lequel se fonde la théologie, doit de nouveau être vitalement articulée aux trois autres sens. « Non moins attentifs qu’ils [les Pères] ne l’étaient eux-mêmes au Mystère signifié dans l’histoire, nous serons peut-être plus attentifs à l’historicité de la figure [9] ». Ce n’est pas le lieu d’en débattre. Observons seulement qu’il ne s’agit surtout pas de revenir à l’exégèse des quatre sens telle qu’elle fut pratiquée par les Pères et au Moyen Âge, mais d’inventer une nouvelle articulation.
Depuis trois quarts de siècles, la doctrine des quatre sens est redécouverte et remise à l’honneur, notamment grâce à plusieurs théologiens francophones. Le travail fut d’abord historique. En cinq volumes monumentaux, le théologien Henri de Lubac (1896-1991), qui vient d’être cité, a étudié l’évolution de la doctrine des quatre sens, depuis ses origines jusqu’à la Renaissance. Ensuite, le théologien et philosophe Gaston Fessard (1897-1978) a établi une corrélation entre ces quatre sens de l’Écriture et les quatre semaines des Exercices spirituels de saint Ignace. À partir de là, il a montré leur fondement anthropologique : ces quatre sens sont de grande portée parce qu’ils trouvent leur source dans la structure même de l’homme et de son action. Nous nous aiderons de ses fines analyses dans le reste du livre. Enfin, un belge, lui aussi théologien et philosophe, Albert Chapelle (1929-2003), a doublement prolongé les travaux des deux jésuites français. Primo, il a proposé de réunifier la théologie, qui, comme toutes les disciplines, souffre de sa trop grande spécialisation et donc de fragmentation, à partir de la doctrine des quatre sens. Cette connexion est résumée dans le tableau ci-dessous :
Les quatre sens de l’Écriture |
Littéral |
Allégorique |
Tropologique |
Anagogique |
Le discours théologique |
Théologie biblique |
Théologie doctrinale |
Théologie morale |
Théologie fondamentale |
Secundo, il a incarné cette doctrine dans une institution, en fondant, à la demande de ses supérieurs, l’Institut d’études théologiques (plus connu sous son acronyme IET) en 1968 (à Eegenhoven-Louvain, puis à Bruxelles en 1972). Et si l’institution ferme au terme de l’année universitaire (2018-2019), elle a fait des disciples, par exemple à la Faculté de théologie des Bernardins à Paris ou à l’Institut Notre-Dame de Vie à Venasque.
Enfin, le Magistère de l’Église catholique s’est récemment prononcé en faveur de la doctrine des quatre sens [10]. Le pape théologien et fin connaisseur de l’exégèse qu’est Benoît XVI lui a notamment consacré un important développement [11]. Il est essentiel de noter que cette redécouverte ne se fait pas de manière réactive, comme un retour à l’exégèse patristique par-delà l’exégèse moderne, mais en intégrant ses apports. Il ne s’agit surtout pas de revenir à l’ancienne doctrine et, le premier, Henri de Lubac a estimé ce retour ni possible ni souhaitable. En revanche, il faut en conserver l’esprit et intégrer les apports notamment des disciplines exégétiques.
Peu importe ici le détail. Notre souci est seulement de comprendre la « logique secrète [12] » de cette histoire en vue de l’appliquer aux quatre sens de la nature. Ce que Gaston Fessard a fait pour l’homme et Albert Chapelle pour la théologie, nous souhaitons le faire pour la nature : montrer que, mutatis mutandis, la doctrine des quatre sens de l’Écriture permet d’organiser la pluralité des sens de la nature. Donc, en proposant une lecture polysémique, nous sortons d’une vision univoque et exclusive ; en introduisant une histoire, nous sortons du désespoir (no future) comme du prométhéisme (no past).
Pascal Ide
[1] Cf. Henri de Lubac, Histoire et esprit. L’intelligence de l’Écriture d’après Origène, coll. « Théologie » n° 16, Paris, Aubier, 1950 (rééd. Œuvres complètes XVI, Paris, Le Cerf, 2002)/
[2] Cf. Id., Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, vol. I-I et I-II, coll. « Théologie » n° 41, Paris, Aubier, 1959 ; vol. II, coll. « Théologie » n° 42, 1961 ; vol. III, coll. « Théologie » n° 59, 1964.
[3] Quodl. 7, q. 6, a. 15. Henri de Lubac cite aussi Hugues de Saint-Victor (« Sur un vieux distique », p. 128, note 54).
[4] Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 1, a. 10.
[5] Cf. Ibid., a. 2. Marie-Dominique Chenu, La théologie comme science au xiiie siècle, coll. « Bibliothèque thomiste », Paris, Vrin, 21943, chap.
[6] Cf. les nombreux exégètes et théologiens cités par Henri de Lubac, Exégèse médiévale, p. 33-37.
[7] Henri de Lubac, Corpus mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge. Étude historique, Paris, Le Cerf, 2009, p. 112.
[8] Henri de Lubac, Histoire et esprit, p. 429. « Nous pouvons sans grand dommage nous comporter dans notre exégèse de la Bible en purs littéralistes » et « en purs historiens ». En effet « sa substance figurative, pour ainsi parler, en a été jadis extraite de notre usage. Mais, tout au début, et encore deux ou trois siècles plus tard, on ne pouvait se payer le luxe d’un pareil désintéressement […]. L’interprétation spirituelle […] était indispensable pour dégager le christianisme de ses langes sans le couper de ses racines » (Ibid., p. 379).
[9] Henri de Lubac, Histoire et esprit, p. 430-431.
[10] Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 115-119.
[11] Notamment : Benoît XVI, Exhortation apostolique post-synodale Verbum Domini, sur la Parole de Dieu dans la vie et dans la mission de l’Église, 30 septembre 2010, n. 11, 33 et surtout 37.
[12] .