Si le concept d’altérité – qui vient de la philosophie – est massivement entré dans les sciences sociales [1], en revanche celui d’altérisation (néologisme traduisant l’anglais « othering »), plus récent [2], est encore peu développé. De fait, il possède un contour flou. Par exemple, différentes recherches, sur l’altérisation raciale [3], ethnique [4], indigène [5], homosexuelle [6], hygiénique [7], emploient le terme – jusque dans leur titre –, mais ne le définissent pas avec précision. Une exception toutefois : un article de Jensen sur l’altérisation comme processus de formation de l’identité dans les minorités ethniques au Danemark offre une histoire précise de la notion et de son usage actuel [8].
Malgré le caractère inchoatif de ces études, une constante apparaît : le caractère globalement négatif du processus d’altérisation. En effet, en sociologie, la notion permet de désigner le mécanisme de différenciation sociale caractérisant certains groupes sociaux spécifiques [9] ou de « production de l’autre » au sein de la discipline anthropologique [10]. Or, si ce dispositif de différenciation sociale est neutre, en revanche, il s’accompagne de différents mécanismes qui sont dévalorisants.
Ces mécanismes peuvent se distinguer d’abord du point de vue de ceux qui excluent : dans les milieux multiculturels, par la stigmatisation des personnes racisées et la hiérarchisation sociale [11] ; dans la « construction de la distance » entre milieux urbains et ruraux en Suède [12], entre groupes ethniques, en l’occurrence, entre « les groupes roms et sintis » en Italie [13], entre nationalités différentes, par exemple, entre Dominicains et Haïtiens vivant en République dominicaine [14]. Cette dévalorisation est encore plus claire lorsque les représentations « racialisées de l’altérisation » sont associées à la criminalisation, par exemple à propos des jeunes en région parisienne [15]. Cette stratégie d’altérisation s’applique aux grands lieux que sont la race, l’appartenance ethnique, le genre et, aujourd’hui, l’orientation sexuelle et le statut d’étranger [16]. Elle peut même s’étendre à la création et au maintien d’une dichotomie entre l’Occident et l’Autre [17].
Ces mécanismes peuvent ensuite être considérés du point de vue de ceux qui sont exclus. On parle alors de stratégie identitaire [18]. En effet, Jensen montre que le processus d’altérisation peut se transposer en termes de capitalisation qu’il définit comme « l’appropriation des (éléments des) discours d’altérisation [19] ». Or, certaines personnes qui sont exclues, au lieu de refuser le mécanisme de désidentification et de clamer leur normalité, ont le recul suffisant pour redoubler l’altérité (« Oui, je suis différent ») et ainsi recycler les accusations afin de mieux se positionner par rapport à l’accusateur qui, dès lors, devient l’autre. Dès lors, au lieu de subir l’altérisation, ils se situent agentiellement, c’est-à-dire activement et donc socialement.
Quoi qu’il en soit de ces différents processus, la production d’autrui se dégrade en une vision qui l’infériorise : elle s’identifie à « une construction de l’Autre comme pathologiquement et moralement inférieur [20] », ou comme « moralement et/ou intellectuellement inférieur [21] ». Voilà pourquoi le chercheur britannique en politique sociale Ruth Lister définit l’altérisation comme « un processus de différenciation et de démarcation qui dessine une ligne entre ‘nous’ et ‘eux’ – entre le plus et le moins puissant [powerful] – à travers laquelle une distance sociale est établie et maintenue [22] ».
De la vision à l’action, il n’y a qu’un pas : celui qui est inférieur ne peut qu’être rejeté. C’est ainsi que, même si Jensen envisage d’abord l’altérisation du point de vue cognitif ou discursif, il convient de l’ouvrir à un point de vue pratique (ce que, dans son jargon, la sociologie et l’anthropologie sociale appellent l’agencéité) : selon la généalogie bien connue des moralistes qui font cascader pensée, parole et action, l’altérisation engendre d’abord des jugements verbaux et non verbaux, et bientôt des actes qui mettent en œuvre cette mise à distance de l’autre. Toujours selon ce engrenage dramatique, elle conduit à la disqualification, au discours accusateur et aux pratiques discriminatoires Ainsi l’altérisation permet d’expliquer le processus de pouvoir sous jacent à l’affirmation identitaire [23].
Passant des sciences sociales à la philosophie, nous réinterpréterons le processus d’altérisation doublement : d’abord positivement, comme entrée dans l’altérité ou la différenciation qui met le « je » et le « tu », ici, le « nous » et le « eux » à distance ; ensuite, négativement, primo, comme creusement de cette altérité jusqu’à l’incommensurabilité à jamais indépassable, secundo et surtout comme hiérarchisation où l’autre est, théoriquement infériorisé (en pensée) et pratiquement discriminé, c’est-à-dire accusé (en parole) et exclu (en action).
Pascal Ide
[1] Cf. Mondher Kilani, L’invention de l’Autre. Essais sur le discours anthropologique, coll. « Anthropologie », Lausanne, Payot, 2000.
[2] Pour le sociologue danois enseignant à l’Université Aalborg Sune Qvotrup Jensen (cité plus bas), le concept d’othering remonte au travail novateur d’une théoricienne indienne de la littérature sur l’altérisation observée dans les archives coloniales anglaises en Inde : Gayatri Chakravorty Spivak, « The Rani of Sirmur: An Essay in Reading the Archives », History and Theory, 24 (1985) n° 3, p. 247-272.
[3] Cf. Cecile Wright, « Othering Difference: Framing Identities and Representation in Black Children’s Schooling in the British Context », Irish Educational Studies, 29 (2010) n° 3, p. 305-320 ; Sergio Miguel Huarcaya, « Othering the Mestizo : Alterity and Indigenous Politics in Otavalo, Ecuador », Latin American and Caribbean Ethnic Studies, 5 (2010) n° 3, p. 301-315.
[4] Cf. Shayla C. Nunnally, « Linking Blackness or Ethnic Othering ? African Americans Diasporic Linked Fate with West Indian and African Peoples in the United States », Du Bois Review, 7 (2010) n° 2, p. 335-355.
[5] Cf. Kate Bresner, « Othering, Power Relations, and Indigenous Tourism : Experiences in Australia’s Northern Territory », PlatForum, 11 (2010) n° 1, p. 10-26.
[6] Cf. Theo Sonnekus & Jeanne Van Eeden, « Visual Representation, Editorial Power, and the Dual “Othering” of Black Men in the South African Gay Press : The Case of Gay Pages », Communication : South African Journal for Communication Theory and Research, 35 (2009) n° 1, p. 81-100.
[7] Cf. Lee Thompson & Anjeela Kumar, « Responses to health promotion campaigns: resistance, denial and othering », Critical Public Health, 21 (2011) n° 1, p. 105-117.
[8] Cf. Sune Qvotrup Jensen, « Othering, Identity Formation and Agency », Qualitative Studies, 2 (2011) n° 2, p. 63-78.
[9] Cf. Natalie J. Grove & Anthony B. Zwi, « Our health and theirs: Forced migration, othering, and public health », Social Science & Medicine, 62 (2006) n°, p. 1931-1942.
[10] Cf. Élisabeth Cunin & Valeria A. Hernandez, « De l’anthropologie de l’autre à la reconnaissance d’une autre anthropologie », Journal des anthropologues, 110-111 (2007) n° 1, p. 2-10. On peut même élargir ce processus au domaine littéraire (Roger Célestin, Eliane Dalmolin, Alec G. Hargreaves &. Martin Munro, « Introduction : Expanding the Caribbean, Othering America », Contemporary French and Francophone Studies, 15 (2011) n° 1, p. 1-6).
[11] Cf. Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres » ? Paris, Éd. La Fabrique, 2008.
[12] Alice Sophie Sarcinelli, « “Des gamins en colère, perdus, sans espoir”. L’enfance rom en Italie, entre condamnation et compassion », Didier Fassin & Jean-Sébastien Eideliman (éds.), Économies morales contemporaines, Paris, La Découverte, 2012, p. 193-211, ici p. 195.
[13] Ils font l’objet « d’un processus d’altérisation alimenté par des stéréotypes ambivalents, parfois négatifs » (Coutant, « “C’est à vous de prendre votre destin en main”. Les audiences pour mineurs en Maison de Justice, une morale en acte », Didier Fassin & Jean-Sébastien Eideliman (éds.), Économies morales contemporaines, p. 243-259).
[14] Cf. Yvonne Schaffler, 2008, « We don’t do Vodou, we’re not like them : Religion and Identity in the Dominican Republic », Paper Presented at the Conference « Obeah and Other Powers : The Politics of Caribbean Religion and Healing », 16-18 juillet 2008.
[15] Cf. Sarah Mazouz, « Les mots pour le dire. La qualification raciale, du terrain à l’écriture », Didier Fassin & Alban Bensa (éds.), Les politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, coll. « Recherches », Paris, La Découverte, Bibliothèque de l’IRIS, 2008, p. 81-98.
[16] Cf. George Petros, Collins O. Airhihenbuwa, Leickness C. Simbayi, Shandir Ramlagan & Brandon Brown, « HIV/AIDS and ‘othering’ in South Africa : The blame goes on », Culture, Health & Sexuality: An International Journal for Research, Intervention and Care, 8 (2006) n° 1, p. 67-77.
[17] Outre l’article déjà cité de Kate Bresner, « Othering, Power Relations… », cf. l’ouvrage ancien d’Edward Saïd, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1978.
[18] Cf. Kit Yee Chan, « ‘Othering’ tactics and treatments of patients with HIV/AIDS: a study of the construct of professional ethics by Thai nurses and nursing trainees », Critical Public Health, 19 (2009) n° 2, p. 181-191 ; Michal Krumer-Nevo & Mirit Sidi, « Writing Against Othering », Qualitative Inquiry, 18 (2012) n° 4, p. 299-309.
[19] Sune Qvotrup Jensen, « Othering… », p. 66.
[20] Ibid., p. 65.
[21] Michael Schwalbe, Daphne Holden, Douglas Schrock, Sandra Godwin, Shealy Thompson & Michele Wolkomir, « Generic Processes in Reproduction of Inequality : An Interactionist Analysis », Social Forces, 79 (2000) n° 2, p. 419-452, ici p. 423.
[22] Ruth Lister, Poverty, Cambridge, Polity Press, 2004, p. 101.
[23] Cf. Sune Qvotrup Jensen, « Othering… », p. 67.