Le philosophe français Pierre Boutang propose une suggestive relecture des six planètes – en réalité, les astéroïdes 325, 326, 327, 328, 329 et 330 [1] – que visite le Petit Prince [2] dans le conte éponyme [3] :
- Dans la « planète de l’autorité», le vieux roi se garde de donner des ordres autres que ceux correspondant à la nature des choses ou des sujets.
- Dans la « planète de l’apparence», le vaniteux attend l’admirateur, c’est-à-dire tout homme.
- Dans la « planète de la possession », le businessman compte les étoiles afin de s’approprier le monde.
- Dans la « planète du travail », l’allumeur de réverbères doit allumer et éteindre son réverbère toutes les minutes ; la seule Planète où le Petit Prince conçoive quelque amitié, car c’est la seule où quelqu’un ne s’occupe pas que de lui.
- Dans la « planète du désir », le buveur de bouteilles boit pour oublier… qu’il a honte de boire.
- Dans la « planète de la connaissance », le vieux géographe pourrait être tout tourné sinon vers l’autre, du moins vers le réel à contempler, mais il passe sa vie à critiquer le témoignage des explorateurs.
Faut-il voir dans ces six visites une typologie ? Leur répartition est-elle exhaustive ? Pour Saint-Exupéry, elles correspondent aux planètes du monde adulte versus le monde de l’enfant, c’est-à-dire la liberté créative. Mais ne révèlent-elles pas autre chose ?
Les personnages présentés sont enfermés dans des attitudes négatives ; montrés à partir de leur métier, ils sont comme institutionnalisés, « rassis » (Rimbaud), momifiés et fossilisés. Ensuite, leur comportement est compulsif, donc proche de l’involontaire. Enfin, ces types sont tous repliés sur eux-mêmes, enfermés dans leur monologue et inaptes à nouer une relation centrée sur l’autre, a fortiori la relation par excellence qu’est l’amitié. Ces planètes sont des îles dont l’étymologie a donné isolement.
Or, les racines les plus profondes de l’égocentrisme résident dans les concupiscences dont parle saint Jean l’Apôtre (cf. 1 Jn 2,16) et que la Tradition systématisera. Comment dès lors s’étonner de retrouver dans ces planètes les trois grandes concupiscences : le pouvoir – en lui-même (1) et en sa conséquence (2) –, l’argent – en lui-même (3) et en sa cause (4) – et le plaisir – sensible (5) ou intellectuel (6).
Pascal Ide
[1] Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, New York, Reynal and Hitchcock (éd. originale), 1943, p. 41.
[2] Ibid., chap. 10-15. L’ordre, ici modifié pour des raisons qui n’apparaîtront qu’à la fin est : chap. 10, 11, 13, 14, 12 et 15.
[3] Sur les dénominations, cf. Pierre Boutang, « Le Petit Prince », dans Les abeilles de Delphes. Essais I, Paris, Éd. des Syrtes, 1999, p. 259-265, ici p. 262-263.