Le paradoxe de la vie-illesse

Spécialiste de la mort [1] et, aujourd’hui, de la vieillesse qu’elle ausculte à travers des groupes qu’elle accompagne depuis plus de quinze ans et dont elle nous livre le cœur dans une série d’ouvrages bienvenus [2], Marie de Hennezel (1946-) prend ses distances à l’égard de deux visions extrêmes et opposées.

La première est le jeunisme qui est un interdit de vieillir. Multiples en sont les symptômes : depuis le remplacement mensonger du terme vieillesse par celui de « longévité » jusqu’à la prolifération très lucrative des crèmes antiâges (le terme est aussi un mensonge).

La seconde, qui est en fait première, contre laquelle le jeunisme réagit de toutes ses forces, est résumée par l’affirmation trop fameuse du général de Gaulle à propos du maréchal Pétain : « La vieillesse est un naufrage [3] ! » En effet, les personnes âgées sont hantées par de multiples peurs. Dans un autre livre, écrit avec Bertrand Vergely, Marie de Hennezel en a identifié sept [4] : 1. la peur du vieillissement physique (et donc de ne plus séduire) ; 2. la peur d´être un poids (pour sa famille, la société et les jeunes générations) ; 3. la peur de devenir dépendant (donc de perdre son autonomie) ; 4. la peur d’avoir des troubles cognitifs (donc de la démence) ; 5. la peur d’être « placé » en maison d’hébergement sans son accord (donc d’y perdre son identité et son intimité, d’être aliéné et maltraité) ; 6. la peur de l’isolement (qui n’est pas la solitude) ; 7. la peur de mourir et de mal mourir. Ces peurs correspondent toutes aux pertes que subit ou peut subir progressivement la personne qui vieillit. Du plus extérieur – son logement (5), ses différentes relations (2 et 6) –, en passant par le corps (1), au plus intime – l’intelligence (4), la liberté (3) et la vie (7).

 

Le principal inconvénient de ces deux thèses opposées est (et ici j’ajoute au propos très existentiel et peu conceptuel de Marie de Hennezel) leur unilatéralité, c’est-à-dire leur simplisme, qui n’est qu’une caricature de la simplicité vraie, celle dont parle et vit la sagesse. Notre auteur propose d’en sortir en les conjuguant. Aussi parle-t-elle du paradoxe de la vieillesse [5]. Elle multiplie les témoignages et les citations comme celle, heureuse, de Benoîte Groult lui confiant : « Je découvre la richesse de voyages immobiles [6] ».

Détaillons une illustration signifiante. Lors d’un débat télévisé sur la peur de vieillir, l’animateur Stéphane Bern pose la question : « Faut-il avoir peur de vieillir ? » [7]. Le public invité répond affirmativement à une importante majorité : 72 %. Tout le plateau y va de son opinion, depuis la ministre chargée des Personnes âgées (oui, il y en a une !) et un représentant syndical des maisons de retraite en passant par une femme âgée qui s’était entièrement fait refaire le visage. L’émission a l’intelligence et le courage de ne pas en rester à un discours sur la vieillesse, en donnant la parole à des vieux. Mais, surtout, il y a une actrice qu’a rendu célèbre sa prestation dans le rôle titre dans Tatie Danielle : Tsilla Chelton, 88 ans [8]. Certes, son visage est ridé et marqué par l’âge, mais « elle était si lumineuse, si belle, qu’on ne voyait qu’elle ». Surtout, vint le moment où elle prit la parole et s’écria avec conviction : « Mais, c’est intéressant de vieillir ! On est enfin libre ! » Le public en fut si ébranlé que, au terme de l’émission, en inclusion avec le début, l’animateur posa la même question : « Faut-il avoir peur de vieillir ? ». La réponse fut alors négative en miroir : 63 % !

 

Mais comment ce paradoxe ne deviendrait-il pas une contradiction ? J’ai évalué ailleurs les pensées du paradoxe (ou de la polarité). Elles disent plus que les pensées unilatérales, mais elles disent moins que les pensées unifiées, riches d’une diversité qui a cessé d’osciller de manière inquiète, irreposée. En fait, Marie de Hennezel, toujours sans thématiser, propose secrètement une unification dans la proposition suivante : si, nécessairement, le corps vieillit, en revanche, « le cœur ne vieillit pas [9] ». N’est-ce pas ce que la sagesse populaire résume dans un dicton au balancement encore trop polaire : « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait » ?

Toutefois, la proposition n’est-elle pas toujours habitée par une tension, voire un dualisme : entre corps vieillissant et cœur inaltérable, entre puissance et sagesse ? En réalité, Marie de Hennezel convoque implicitement une vision unitive et hiérarchique de l’être humain : en l’occurrence, c’est du dedans que s’opère l’intégration du dehors. C’est ainsi que l’on passe de « ridée » à « radieuse » : la marque cosmétique Dove (du groupe Unilever concurrent de L’Oréal) a choisi de photographier une femme de 96 ans, Irène Sinclair, pour sa campagne de publicité ; or, à côté d’un visage creusé de rides rayonnant d’un sourire éclatant, elle a écrit : « Ridée ou Radieuse ? » [10]

Dès que l’on a compris ce paradoxe unifié, « veillir peut devenir une aventure heureuse, féconde, intéressante [11] », selon les trois adjectifs qui constituent le leitmotiv de l’ouvrage. On pourra regretter que ne soient pas développés deux thèmes fondamentaux pour cet âge : la sagesse et l’espérance. Mais ne boudons pas notre joie à la lecture de cet essai roboratif : la vieillesse mérite pleinement sa première syllabe : vie-illesse.

Pascal Ide

[1] Marie de Hennezel, La mort intime, Paris, Robert Laffont, 1995 ; L’art de mourir, Paris, Robert Laffont, 1997 ; Nous ne nous sommes pas dit au revoir, Paris, Robert Laffont, 2001 ; Mourir les yeux ouverts, Paris, Albin Michel, 2005 ; Nous voulons tous mourir dans la dignité, Paris, Robert Laffont et Versilio, 2013.

[2] Id., La chaleur du cœur empêche nos corps de rouiller, Paris, Robert Laffont, 2008 ; avec [son fils] Édouard de Hennezel, Qu’allons-nous faire de vous ?, Paris, Carnets Nord, 2011 ; Sex & Sixty. Un avenir pour l’intimité amoureuse, Paris, Robert Laffont et Versilio, 2015 ; L’âge, le désir et l’amour, Paris, Pocket, 2016 ; avec Philippe Gutton, Et si vieillir libérait la tendresse…, Paris, Éd. iIn Press, 2019.

[3] Cité par Jacques Le Groignec, Pétain et De Gaulle, Paris, Nouvelles Éd. Latines, 1998, p. 238.

[4] Marie de Hennezel et Bertrand Vergely, Une vie pour se mettre au monde, Paris, Carnets Nord, 2010, première partie.

[5] Marie de Hennezel, L’aventure de vieillir. Et si avancer dans l’âge était un voyage ?, Paris, Robert Laffont et Versilio, 2022.

[6] Ibid., p. 37.

[7] L’Arène de France, France 2, 2006-2007. Raconté Ibid., p. 40-42.

[8] Comédie grinçante d’Étienne Chatiliez, 1990.

[9] Marie de Hennezel, L’aventure de vieillir, p. 61. Souligné par moi.

[10] Ibid., p. 61.

[11] Ibid., p. 12. Souligné dans le texte.

1.6.2024
 

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