Le jugement final de Dieu

1) Introduction

a) Le respect du mystère

Il convient de parler des fins dernières avec humilité. Nous nous trouvons face à un grand mystère que nous ne pouvons que balbutier. Il est significatif que l’Écriture soit au fond peu diserte sur ces sujets. Nous devons l’imiter. Cette réserve tient au fait que Dieu « habite une lumière inaccessible » (1 Tm 6,16), que sur ce sujet se concentrent presque toutes les difficultés de la théologie (articuler mystère de Dieu et mystère de la liberté humaine, réconcilier justice et miséricorde, etc.) ; de même, nous ne pouvons porter cette révélation (cf. Jn 16,12). De ce point de vue, « tout notre savoir n’est que rapiéçage [1] », écrit sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix.

b) La nécessité de la parole

Pour autant, réserve n’est pas silence. L’Écriture ne nous a pas laissé dans l’obscurité complète quant à l’achèvement du monde en Christ.

À ce constat objectif répond une attitude intérieure. En premier lieu, face Deus semper maior, nous sommes appelés à l’adoration. Trois témoignages. Le Catéchisme parle du « prosternement de l’esprit [2] ». De même, Ziegenaus achève son ouvrage sur l’eschatologie par une section consacrée à l’adoration [3]. Enfin, face à l’ « objet » absolument transcendant, mais aussi personnel et aimant, qu’est Dieu considéré comme « mystère absolu » et surtout comme « mystère saint », l’attitude adéquate, souligne Karl Rahner, est le silence adorant [4].

En second lieu, à l’égard de Dieu qui s’approche, se révèle et se donne, nous sommes appelés à la confiance pleine d’espérance.

2) Importance

a) Pour toutes les religions

On rencontre l’existence d’un jugement divin dans nombre de religions. En effet, pour reprendre les catégories de Rudolf Otto [5], la sainteté absolue et redoutable de Dieu – das Heilige – présente deux moments ou deux faces : le mysterium tremendum et le mysterium fascinosum, attirance de la bonté parfaite et donc de l’amour de Dieu. Le premier dit la transcendance de Dieu et le néant de la créature ; le second dit l’amour de Dieu et sa proximité d’avec l’homme.

D’un point de vue non plus objectif mais subjectif, on constate aussi que cette vérité de foi joue un grand rôle dans la conscience religieuse des peuples [6].

b) Dans le christianisme

Objectivement, Dieu se présente comme le juge, non seulement dans l’Ancien mais aussi dans le Nouveau Testament. « le sort des hommes est de mourir une seule fois, après quoi vient le jugement ». (He 9,27)

Ce jugement est important du point de vue de Dieu, de la vérité de son être. Dieu ne peut cesser d’être « infiniment parfait et bienheureux en lui-même [7] ».

Il est aussi important du point de vue des hommes. En effet, notre monde est rempli de situations d’iniquité, d’injustices et de misère. Or, la doctrine évangélique de la rétribution (cf. Mt 16,27) apprend à « la veuve et l’orphelin », aux Lazare de tous les temps non seulement que le bonheur leur est promis mais aussi que toute injustice sera châtiée que les méchants qui endurcissent leur cœurs seront punis ; elle est enfin un avertissement salutaire, un appel providentiel et pressant à la conversion.

3) Critiques actuelles

a) L’actuel regain de l’apocatastase

Elle se fonde parfois sur le hapax d’Ac 3, 21 qui parle de « restauration » (apocatastaséôs) ou la « régénération » (palingenesia) de Mt 19,28. La théologie catholique est tentée par une doctrine de l’enfer proche de l’apocatastase [8].

Il faut répondre d’abord que l’Écriture peut parler d’un renouvellement universel sans nullement exclure la condamnation des pécheurs (cf. par exemple Ap 21,5).

On a aussi pu interpréter le mot fameux de Julienne de Norwich : « toutes choses seront bonnes [9] », d’autant qu’il est cité par le Catéchisme de l’Église catholique [10].

Il faut répondre que toute citation doit être contextualisées ; or, l’auteur confesse dans le même passage la nécessité de s’en tenir fermement à la foi. Par ailleurs, une révélation particulière ne peut infirmer la Révélation publique de l’Église [11]. Enfin, que « tout soit bien » (à la fin) peut s’entendre de deux manières : ou au sens où tout être même méchant sera bien ; ou au sens où la sagesse impénétrable de Dieu harmonise parfaitement sa volonté salvifique universelle avec l’accomplissement de toute justice (cf. Mt 3,15).

b) Au nom de la bonté infinie de Dieu

Une autre raison est que Dieu veut le salut de tout homme (cf. 1 Tm 2,4).

Il n’empêche que d’autres passages de l’Écriture montrent que Dieu ne peut vouloir un traitement identique pour les mauvais et pour les justes (cf., par exemple, Mt 13,40-50).

c) Autre argument

Le jugement suppose la réprobation ; or, celle-ci est un mal ; mais Dieu qui est infiniment bon ne peut vouloir le mal (il ne peut que le permettre). Affirmer le jugement final ferait du réprouvé un démenti vivant de l’absolue bonté divine et empêcherait Dieu d’être Dieu, enfin ferait dépendre le Créateur de la créature.

Saint Thomas distingue le malum culpae et le malum pœnae. Et Dieu ne peut être en rien cause du premier ; en revanche, il peut l’être du second, lorsqu’il s’agit d’une juste cause. Or, c’est le mal de la faute qui entraîne leur réprobation ; en revanche, celle-ci conduit à la peine éternelle des réprouvés. Donc Dieu est la cause du mal de la réprobation sans être l’origine du mal de la faute qui entraîne la réprobation [12].

La négation d’un péché grave ou du moins sa rareté.

Jésus lui-même enseigne explicitement la possibilité pour Dieu de retenir un péché « pour toujours » et par conséquent pour l’homme de rester « sans pardon à jamais » (Mc 3,29 ; cf. Mt 6,15 ; He 10,26-31 ; Jc 2,13).

« le Seigneur a tout fait avec intention, même le méchant pour le jour du malheur » (Pr 16,4).

d) Autre argument

Certains insistent à juste titre que nous sommes dans le temps de l’eschatologie ébauchée. La victoire définitive du Christ est acquise et là se trouve la source de notre espérance [13].

Il faut distinguer un « déjà là » et un « pas encore ». Le « déjà-là » est acquis par le Christ : il relève de la grâce opérante. Mais le « pas encore » relève d’abord de notre liberté, c’est-à-dire de notre conversion, autrement dit de ce que l’on appelle la grâce coopérante. De plus, il requiert le combat, puisque l’Écriture nous parle d’un triomphe apparemment presque total des puissances des ténèbres [14]. L’Agneau dressé n’est le grand vainqueur eschatologique, capable de communiquer sa victoire à ses fidèles, qu’en tant qu’Agneau immolé qui nous fait participer à son combat contre le mal [15]. Voilà pourquoi, avec Herbert Vorgrimler [16], il faut rejeter l’optimisme évolutionniste.

e) La relativisation de la mort

Un aspect de cette relativisation se trouve dans la manière très enjolivée de présenter et d’interpréter les NDE. À l’extrême, on rencontre la position d’Elisabeth Kübler-Ross qui en arrive à nier la mort en tant que telle (« La mort n’existe pas »), et donc son caractère tragique. Or, s’il existe des expériences superbes, voire euphorisantes, il ne faut pas oublier qu’un certain nombre d’entre elles sont véritablement négatives [17]. Par conséquent, valoriser unilatéralement le « tunnel de lumière », le bien-être sensés être le lot de tous au moment de la mort serait une imposture.

f) Remarque sur l’attitude spirituelle

La présomption est une caricature de la saine confiance en la bonté miséricordieuse de Dieu. Je renvois à ce sujet la mise en garde exceptionnellement lucide de Si 5, 1-8 ainsi que celle, plein de bon sens, du concile de Trente [18].

4) Nature du jugement

La question de l’eschatologie n’est pas une interrogation théorique pour théologiens : elle représente pour tout homme la question la plus existentielle qui puisse être !

La révélation néotestamentaire précise qui juge, qui est jugé, ce qu’est le jugement, sa finalité, ce sur quoi il est jugé [19] et quand il est jugé.

a) Qui juge ?

L’épître aux Hébreux parle d’un Dieu « juge de tous » (He 12,23). Mais Dieu qui juge a remis le jugement tout entier au Fils (cf. Jn 5,22).

b) Qui est jugé ?

L’homme. Précisément ses œuvres. Dieu « éprouvera ce que vaut l’œuvre de chacun » (1 Co 3,13).

c) Qu’est-ce que le jugement ?

Celui-ci se présente comme une crisis car « Dieu est un feu dévorant » (He 12,29). En effet, Dieu est le Saint, le parfait ; or, la perfection s’oppose avant tout non pas à la finitude mais au péché, à l’injustice des créatures.

De plus, qui dit jugement, dit rétribution.

d) Pourquoi un jugement ?

Le jugement est là pour opérer un discernement entre ce qui doit demeurer et ce qui doit disparaître, à savoir « tout ce qui participe à l’instabilité du monde créé, afin que subsiste ce qui est inébranlable » (He 12,27).

C’est là encore un moyen d’évacuer la dure réalité de la mort ainsi que la détresse du mourant. Cela témoigne enfin d’un faible sens pour la sainteté de Dieu et donc de la gravité du péché. Ici sont ignorés autant la détresse de la victime écrasée par l’injustice, que le jugement divin.

Nous croyons en un Dieu « juge de tous » (He 12,23). Le Credo l’affirme : « Il reviendra pour juger les vivants et les morts ».

Subjectivement, la foi tient à la distinction entre deux attitudes qu’elle ne cesse de pourtant corréler : timor Dei et amor Dei. Or, la première se rapporte au jugement divin. À ce sujet, même le Christ possédait la crainte religieuse du Seigneur ; par ailleurs, celle-ci demeure même dans la vie future [20].

5) Relecture à la lumière du don

Le jugement de Dieu convoque la vie éthique de l’homme. Comme le dit Pastor : « Le croyant vit le moment éthique de l’expérience religieuse, quand il se confronte personnellement avec la justice de Dieu [21] ». Autant la miséricorde semble davantage souligner le don 1, autant le jugement semble convoquer l’homme à sa liberté, donc souligne le don à soi.

Le jugement permet de passer d’un temps cyclique à un temps linéaire. On le remarque particulièrement dans un écrit de sagesse comme Qohéleth. Celui-ci tend pourtant à s’inscrire dans une conception cyclique du temps (cf. Qo 1,9 ; 3,15). Or, c’est précisément la mention du jugement qui vient casser ce cycle (cf. 11,9 ; 12,14). En fait, la circularité chronologique constitue une construction que le raisonneur sapientiel s’est faite du temps ; mais l’intervention divine vient mettre en crise cette représentation, cette modélisation qu’alimente le pessimisme bien connu de Qohélet.

Pascal Ide

[1] Cité dans Joachim Bouflet, Edith Stein. Philosophe crucifiée, Paris, Presses de la Renaissance, 1998, p. 109.

[2] Catéchisme de l’Église catholique, n. 2628.

[3] Cf. Die Zukunft der Schöpfung in Gott, p. 288-295.

[4] Cf. Grundkurs des Glaubens, p. 61.74.

[5] Cf. Rudolf Otto, Das Heilige, München, C.H. Beck Verlag, 1917.

[6] Voir par exemple Bernhard Bartmann, Lehrbuch der Dogmatik, Freiburg i. Br., Herder, 81932 ; trad. française, Précis de théologie dogmatique, II, Mulhouse, Salvator, 71951, p. 502-503.

[7] Catéchisme de l’Église catholique, n. 1.

[8] Cf. Bernhard Lang, « Enfer » in Peter Eicher, dir., Nouveau dictionnaire de théologie, Paris, Le Cerf, 21996, p. 263-269. Mais cette croyance n’est pas nouvelle (cf. Bernhard Bartmann, Lehrbuch der Dogmatik, Freiburg i. Br., Herder, 19328 ; trad., Précis de théologie dogmatique, II, Mulhouse, Salvator, 71951, II, p. 517-524). Sur le sujet cf. la mise au point courageuse, parfois un peu légère de Jean-Marc BOT, Osons reparler de l’enfer, Paris, Emmanuel, 2001.

[9] « All manner of thing shall be well » (Révélations de l’amour divin, 13, 32).

[10] Catéchisme de l’Église catholique, n. 313.

[11] Cf. Catéchisme de l’Église catholique, n. 67.

[12] Cf. ST, I, q. 49, a. 2 ; q. 23, a. 3.

[13] Cf. Lc 21, 28 ; 1 Co 15, 24-28.

[14] Cf. Ap 11, 7 ; 13, 7.

[15] Cf. Ap 4, 6 ; 12, 11 ; 17, 14.

[16] Cf. « Eschatologie/Jugement », Peter Eicher (éd.), Nouveau dictionnaire de théologie, p. 274-275.

[17] Parlant de ce sujet, Anton Ziegenaus qualifie ces expériences d’ « infernales » (Die Zukunft der Schöpfung in Gott, p. 22-26 et surtout la note 47, p. 25).

[18] Cf. Décret sur la justification, Dz. 1549.

[19] On pourrait ajouter une dernière question : Quand a lieu le jugement ?

[20] Cf. les Erreurs de Pierre Abélard condamnées par le concile de Sens [1140 ou 1141] in Dz. 731.735.

[21] F.-A. Pastor, « Dieu – Le Dieu de la révélation », René Latourelle (éd.), Dictionnaire de théologie fondamentale, p. 276.

20.2.2021
 

Comments are closed.