« Le concept de régulation moralement correcte de la fertilité
n’est pas autre chose que la considération du langage du corps dans la vérité ». (125, 1 ; p. 560)
A) Introduction
Le Saint-Père consacre une catéchèse pour introduire à ce sixième et dernier cycle (TDC 118).
1) Intention générale (id., 1 ; p. 543)
« Les réflexions » antérieures seraient « en quelque sorte incomplètes si nous ne cherchions pas à en voir l’application concrète dans le cadre de la morale conjugale et familiale ». Plus précisément encore, il est nécessaire d’appliquer les réflexions théoriques sur la théologie du corps et du mariage à la pastorale concrète du mariage (cf. 120, 6 ; p. 549 et 550).
Or, nous le savons, Jean-Paul II fonde toujours son propos sur une source surnaturelle, révélée : c’est d’ailleurs le propre de la réflexion théologique, quelle qu’elle soit de ne pas trouver sa lumière dans la seule raison, mais dans la Révélation. Et celle-ci est tout à la fois Écriture et Tradition [1]. Alors que jusqu’à maintenant, le Saint-Père a fait appel à la Parole de Dieu, il va fonder maintenant son propos sur « une importante déclaration du récent Magistère : l’encyclique Humanæ Vitæ que le pape Paul VI a publiée en juillet 1968 ». (118, 1 ; p. 543)
2) Première précision (id., 2 ; p. 543)
Jean-Paul II s’arrête surtout à un passage d’Humanæ Vitæ dont la « signification [est] centrale ». Il est relatif aux deux sens de l’acte conjugal : « L’Église enseigne que tout acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie » (Humanæ Vitæ, 11). Or, « cette doctrine, plusieurs fois exposée par le Magistère, est fondée sur le lien indissoluble, que Dieu a voulu et que l’homme ne peut rompre de son initiative, entre les deux significations de l’acte conjugal : union et procréation ». (Humanæ Vitæ, 12)
3) Seconde précision (id., 3 à 6 ; p. 543 à 545)
Jean-Paul II veut étudier cet extrait de l’encyclique de Paul VI en relation avec tout ce qui a été dit sur la théologie du corps, et en particulier avec son application « sur le mariage dans la dimension du signe (sacramentel) ». Il y a en effet une convergence profonde entre Humanæ Vitæ et les réflexions de Jean-Paul II.
a) Quant au thème (id., 4 ; p. 544)
Nous avons vu que le signe sacramentel consistait dans « le langage du corps, relu dans la vérité ». Et cette vérité concerne autant le mariage comme acte, le jour de l’échange des consentements, que le mariage comme état, dans le quotidien, « jusqu’à la mort », où les époux « revivent continuellement […] ce signe que le jour de leurs noces ils se sont donné ». Or, Humanæ Vitæ énonce une norme morale concernant la moralité de l’acte conjugal. Et le premier aspect, la vérité, ou l’agir dans la vérité, c’est « se comporter conformément à la valeur et à la norme morales », tandis que l’acte conjugal, est identiquement le langage du corps.
b) Quant au fondement adéquat de la norme (id., 5 et 6 à 119, 2 ; p. 544 à 546)
– Paul VI, dans le même passage, cherche à éclairer le lien indissoluble des deux significations, notamment dans la phrase suivante : « par sa structure intime l’acte conjugal, en même temps qu’il unit profondément les époux, les rend aptes à la génération de nouvelles vies, selon les lois inscrites dans l’être même de l’homme et de la femme ». (Humanæ Vitæ, 12) Or, nous nous rappelons que la thèse (la norme) parlait de « significations ». Par ailleurs, « structure intime » signifie « nature », selon l’exégèse de Jean-Paul II qui ne précise pas davantage, car le sens est transparent ; elle s’oppose à signification, selon une distinction qui a souvent été utilisée et qui est maintenant familière au lecteur du pape actuel, comme l’objectif au subjectif, ou comme l’ontologique au psychologique.
C’est donc que « l’encyclique » fonde « la norme » morale de l’acte conjugal et de sa double signification « dans la nature de cet acte ». Autrement dit, « la signification naît dans la conscience avec la prise de considération de la vérité (ontologique) de l’objet ». (119, 1 ; p. 545) Ainsi, Humanæ Vitæ fait état d’une double vérité de l’acte conjugal, la vérité objective fondant la vérité subjective, c’est-à-dire la réappropriation consciente de la vérité objective.
Plus encore, Humanæ Vitæ « semble attirer l’attention » sur la dimension psychologique, subjective, comme le manifeste la suite de la lecture du n. 12 (cf. id., 1 ; p. 545).
– Or, la théologie du corps accorde un grand intérêt à cette double dimension, subjective et objective – insistant surtout sur la première –, du corps en général et de l’acte conjugal en particulier. C’est d’ailleurs là une des grandes nouveautés de la lecture proposée par Jean-Paul II dans ces catéchèses. Enfin, le langage du corps est étudié « en vue d’une conduite moralement droite », c’est-à-dire en vue de la vérité.
c) Conclusion
Bref, on peut dire que la théologie du corps est à la fois la confirmation et comme le fondement, « l’arrière-plan biblique » des développements plus pastoraux qu’offre l’encyclique de Paul VI (cf. 120, 6 ; p. 550).
B) Présentation de l’encyclique Humanæ Vitæ
Jean-Paul II se fonde donc sur l’enseignement d’Humanæ Vitæ qu’il veut revaloriser. On se souvient sans doute combien la courageuse encyclique de Paul VI, sortie en pleine tourmente (25 juillet 1968), fut mal accueillie [2] ; et, encore maintenant, elle est la proie d’une mauvaise réputation injustifiée. Tout en présentant la perspective propre à Humanæ Vitæ, Jean-Paul II fera donc implicitement justice des multiples critiques qui lui ont été adressées. Enumérons-les dans le désordre, afin de les reconnaître entre les lignes du texte. L’encyclique :
– utilise le langage objectiviste de la nature, mais ne prend pas en compte la dignité subjective des personnes et leur conscience. Un signe en est l’appel à la loi naturelle.
– est normative et non argumentative. Bref, elle est dogmatique.
– n’est pas fondée sur la Bible.
– est indifférente à la pastorale, au vécu des personnes.
– est en rupture avec la réserve de Vatican II, Gaudium et spes.
– vaut pour le chrétien et ne s’adresse pas à tout homme.
Venons-en à la perspective générale d’Humanæ Vitæ, à laquelle le pape consacre deux catéchèses (18 et 120). Il peut-être parlant de la présenter sous forme de couples en tension dialectique.
1) Conjugaison des perspectives objective et subjective (119, 1 et 2 ; p. 545 et 546)
Nous avons vu plus haut le sens de ces deux termes. L’encyclique prend en compte ces deux perspectives : en effet, elle parle de « significations » ; or, « la signification naît dans la conscience avec la prise en considération [point de vue subjectif] de la vérité (ontologique) de l’objet ».
De plus, l’encyclique de Paul VI dit : « Nous pensons que les hommes de notre temps sont particulièrement en mesure de saisir le caractère profondément raisonnable et humain de ce principe fondamental » (Humanæ Vitæ, 12) Or, la « dimension subjective » s’identifie à « la compréhension correcte de la structure intime de l’acte conjugal », et la structure est la nature objective de cet acte. C’est donc que « l’encyclique Humanæ Vitæ semble attirer particulièrement l’attention sur cette […] dimension » subjective.
2) Conjugaison des perspectives naturelle et révélée (id., 3 à 5 ; p. 546 et 547)
a) Preuve
La norme morale énoncée par Humanæ Vitæ « appartient à la loi naturelle » : en effet, la loi naturelle enseigne ce qui « est conforme à la raison comme telle ».
De plus, elle est enseignée par l’Église. En effet, l’enseignement de l’Église, ce que l’on appelle le Magistère, a pour source l’Écriture et la Tradition. Or, bien qu’elle « ne se trouve pas littéralement dans la Sainte Écriture », la norme « est contenue dans la Tradition » ; et la Tradition explicite l’Écriture ; aussi, peut-on dire que « cette norme correspond à l’ensemble de la doctrine révélée contenue dans les sources bibliques » (cf. Humanæ Vitæ, 4)
b) Confirmation et élargissement (id., 4 ; p. 546 et 547)
C’est non seulement la norme morale, mais « le fondement de la vérité de la norme » qui appartient à la loi morale naturelle et à la morale révélée. Quant au fondement naturel, Jean-Paul II cite à nouveau le passage d’Humanæ Vitæ, 12 qui a été lu ci-dessus et qui fait clairement allusion au caractère « raisonnable et humain » de la norme. Le fondement révélé est la théologie du corps dont on a vu qu’elle s’enracine dans la Sainte Écriture : ce fondement s’identifie donc à « l’anthropologie biblique ».
Bien entendu, même si le pape ne le précise pas explicitement, la morale révélée non seulement ne contredit pas la morale naturelle, mais la confirme et l’approfondit.
L’union de l’amour et de la vie, loi inscrite dans notre nature
« Gardienne de la loi de Dieu, naturelle et positive, l’Église ne permettra pas que l’on minimise le prix de la vie ni la sublime originalité de l’amour qui est capable de se dépasser lui-même dans le don des époux, l’un à l’autre, puis dans le don plus désintéressé de chacun d’eux à un nouvel être ».
(Paul VI, Allocution à la commission pour l’étude des problèmes de population, 25 mars 1965, AAS, 57 (1965), p. 388 à 390)
c) Conséquence pastorale (id., 5 ; p. 547)
Jean-Paul II distingue comme trois cercles d’auditeur, du plus large au plus restreint : « La norme de l’encyclique Humanæ Vitæ regarde tous les hommes du fait qu’elle est une norme de la loi naturelle » et que la nature est commune à toute personne, lisible par toute « raison humaine ». Second public : « A plus forte raison concerne-t-elle tous les fidèles membres de l’Église », puisque ceux-ci ont deux motifs d’y adhérer, comme homme et comme chrétien. Enfin, elle s’adresse à « chaque théologien » qui, comme « chaque chrétien », a « toutes les raisons » de comprendre « la doctrine morale de l’encylique ».
3) Conjugaison des perspectives normative et pastorale (TDC 120)
a) Preuve (id., 1 à 6 ; p. 547 à 550)
Ainsi que l’affirme Jean-Paul II plus loin : « la dimension normative » précise et éclaire « les principes moraux de l’agir », autrement dit, les normes ; et « la dimension pastorale » définit « la possibilité d’agir selon ces principes » (cf. Humanæ Vitæ, 20). Autrement dit, le normatif est au pastoral ce que le général est au particulier, ce que les normes universelles sont au concret de l’action. (122, 4 ; p. 554) Précisons encore : « ‘Préoccupation pastorale’ signifie recherche du vrai bien de l’homme » et « donc » sa « réalisation » (id., 6 ; p. 549 et 550).
Or, l’encyclique Humanæ Vitæ a non seulement rappelé les normes obligatoires, mais aussi la possibilité de leur « observance » concrète.
En systématisant, on pourrait distinguer trois niveaux :
- La dimension normative et plus théorique, livrant les principes moraux généraux est représentée par la théologie du corps, élaborée auparavant. Elle « nous prépare à considérer plus à fond les aspects pratiques et pastoraux du problème ».
- Une dimension pastorale encore générale et comme négative : c’est l’enseignement de Gaudium et Spes. En effet, il y est affirmé : « L’Église rappelle qu’il ne peut y avoir de véritable contradiction entre les lois divines qui régissent la transmission de la vie et celles qui favorisent l’authentique amour conjugal ». (n. 51) Vatican II se contente donc d’exclure « n’importe quelle véritable contradiction ». Mais nous touchons déjà la pastorale puisque la constitution concililiaire est qualifiée de « pastorale » ; de plus, « ce sont avant tout les interrogations des époux, qui se trouvent déjà au centre de l’attention de la constitution ».
- Une dimension pastorale plus positive et plus précise : c’est ce qu’enseigne l’encyclique Humanæ Vitæ. En effet, Paul VI « parle moins de la non-contradiction dans l’ordre normatif que de la connexion inséparable » des deux significations de l’acte conjugal. De plus, il traite non plus seulement du droit, mais « de la ‘possibilité de l’observance de la loi divine’« (Humanæ Vitæ, 20)
Et c’est la dimension pastorale que va maintenant développer Jean-Paul II.
b) Conséquence (id., 6 ; p. 549 et 550)
Certains « estiment que le Concile Vatican II et l’encyclique Humanæ Vitæ ne tiennent pas suffisamment compte des difficultés présentes dans la vie concrète ». Le Magistère n’accorde donc pas assez d’intérêt aux « difficultés » et au « concret ».
La réponse de Jean-Paul II est double, comme double est l’objection :
– quant aux difficultés, il rappelle que la pastorale est « recherche du vrai bien de l’homme », ainsi que nous le disions plus haut.
– quant au concret, il ajoute que ce bien s’identifie aux « valeurs que Dieu a imprimées dans » la « personne » de l’homme. Voilà pourquoi il lui importe de déchiffrer le dessein de Dieu au sujet de l’amour humain : pas de pastorale concrète sans normes universelles et pas de normes universelles sans anthropologie. C’est l’intuition constante de toutes ces pages que de fonder l’éthique sur une anthropologie (et, précisément, une théologie) du corps. On ne peut séparer le bien du vrai.
Comme il fut dit, on étudiera donc deux aspects qui se rapportent aux deux significations du corps humain : procréatrice et sponsale. Mieux : la signification procréatrice est développée en sa dimension spirituelle.
C) Pastorale de la signification procréatrice
Dans les catéchèses suivantes (121 à 125), Jean-Paul II va maintenant relire quelques passages décisifs d’Humanæ Vitæ relatifs à la morale conjugale et familiale (« Je n’entends pas présenter un commentaire au sujet de toute l’encyclique, mais plutôt en expliquer et approfondir un passage ». : 118, 3 ; p. 543 et 544), en les fondant sur ce que la théologie du corps a établi. La perspective plus subjective des catéchèses va éclairer le point de vue plus objectif de l’encyclique (même si, nous l’avons vu, l’approche subjective y est présente, mais non développée). Or, nos contemporains sont plus sensibles au point de vue subjectif, existentiel ; ainsi, l’enseignement du Saint-Père rend plus accessible, plus acceptable à des oreilles contemporaines ce document si contesté et pourtant si décisif.
1) Énoncé du principe : la paternité et la maternité responsables (TDC 121)
Deux textes permettent d’éclairer ce principe central : la constitution Gaudium et Spes et l’encyclique Humanæ Vitæ. Le premier « se contente de rappeler les principes fondamentaux » ; mais le second « va au-delà, leur donnant un contenu plus concret ». (id., 1 ; p. 550) Autrement dit, le concile ne rappelle pas les normes précises qui importent à la pastorale, mais il en donne les fondements éthiques.
a) Dans Gaudium et Spes (id., 1 à 3 ; p. 550 et 551)
Jean-Paul II cite largement le document conciliaire, et le commente peu.
1’) Énoncé (id., 1 ; p. 550)
Le concile rappelle la norme générale. Gaudium et Spes consacre tout le chapitre 1 de sa seconde partie à la « dignité du mariage et de la famille » ; c’est ainsi que ce document traite notamment de « l’amour conjugal » (n. 49), de la « fécondité du mariage » (n. 50), de « l’amour conjugal et du respect de la vie humaine » (n. 51). Jean-Paul II cite Gaudium et Spes 51, § 3.
La citation donnée par la traduction française aux éditions du Cerf est amputée et rend le texte strictement incompréhensible. Rétablissons le texte en son entier : « Lorsqu’il s’agit de mettre en accord l’amour conjugal avec la transmission responsble de la vie, la moralité du comportement ne dépend donc pas de la seule sincérité de l’intention et de la seule appréciation des motifs ; mais elle doit être déterminée [ce texte italique souligne ce qui manque] selon des critères objectifs, tirés de la nature même de la personne et de ses actes, critères qui respectent, dans un contexte d’amour véritable, la signification totale d’une donation réciproque et d’une procréation à la mesure de l’homme ; chose impossible si la vertu de chasteté conjugale n’est pas pratiquée d’un cœur loyal ». (c’est Jean-Paul II qui souligne ce dernier passage)
Gaudium et Spes rappelle donc que les critères de moralité de l’action ne sont pas que subjectifs (droiture de l’intention : « j’agis selon ma conscience »), mais aussi objectifs (respect de la personne en sa nature, en ses actes).
D’où l’application au cas qui nous intéresse : « En ce qui concerne la régulation des naissances [dont on verra qu’elle est l’un des actes essentiels de la paternité responsable], il n’est pas permis aux enfants de l’Église, fidèles à ces principes, d’emprunter des voies que le magistère, [« dans l’explicitation de la loi divine » : incise que Jean-Paul II saute], désapprouve » (Ibid.). En effet, il n’est pas rare que le fidèle s’oppose à ce que dit l’Église au nom de critères strictement subjectifs, oubliant l’importance des critères objectifs dont la présence est nécessaire à la perfection intégrale de l’acte.
Les trois critères de moralité d’un acte
Elaborés par S. Thomas d’Aquin, devenus classiques et traditionnels, ces critères sont l’objet choisi, la finalité (ou intention) du sujet et les circonstances. Un acte n’est pleinement humanisant que s’il les intègre tous trois. Contentons-nous d’un exemple pour l’illustrer.
– Chanter est un acte objectivement bon. Encore faut-il ajouter les deux autres critères :
– La finalité. Si je chante dans le métro pour gagner de l’argent parce que je n’ai pas envie de travailler, cela n’est pas éthiquement recevable. Il faut donc que mon intention soit bonne.
– Les circonstances. Chanter à tue-tête en pleine nuit dans un immeuble ne mérite sans doute pas le prix Nobel de la Paix. Quant à chanter sous la pluie, sauf s’il y a risque de pneumonie, l’éthique n’en dit rien…
(cf. Somme de théologie, Ia-IIae, q. 18 à 21, notamment q. 18, a. 1 à 4 ; cf. aussi Catéchisme de l’Église catholique, Paris, Mame-Plon, 1992,n. 1750 à 1754, p. 373 et 374 : il parle de « trois sources »)
2’) Exposé (id., 2 et 3 ; p. 550 et 551)
Mais auparavant, Gaudium et Spes fonde son propos. C’est ici que nous trouvons, en germe, le concept développé de manière si heureuse par Paul VI, le concept de paternité et de maternité responsables : les époux doivent « s’acquitter de leur charge en toute responsabilité humaine et chrétienne » (Gaudium et Spes 50, § 2. C’est nous qui soulignons).
Mais que comporte cette responsabilité ? La « constitution concilaire […] de manière claire et nette », en précise « les éléments » constitutifs : d’une part, « le jugement mûr de la conscience personnelle », d’autre part la conformité de ce jugement « à la loi divine authentiquement interprétée par le magistère de l’Église ». C’est ce qu’énonce Gaudium et Spes dans le n. précédent que Jean-Paul II cite longuement (§ 2 et 3).
Mais toutes ces données demeurent bien générales : elles ne font que dresser le décor et livrer les fondements.
b) Dans Humanæ Vitæ (id., 4 à 6)
1’) Énoncé du principe (id., 4 et 5 ; p. 551 et 552)
« L’encyclique Humanæ Vitæ […] présente des indications concrètes ». Elle va définir ce qu’elle entend par « paternité responsable » (Humanæ Vitæ, 10), y distinguant différents aspects partiels auxquels elle n’est pas réductible. Ils sont au nombre de quatre (id., 5 ; p. 551 et 552) :
- biologique : « Par rapport aux processus biologiques, paternité reponsable signifie connaissance et respect de leurs fonctions » (Humanæ Vitæ, 10)
- psychologique (il serait peut-être plus précis de parler de dimension éthique) : quant aux « tendances de l’instinct et des passions, la paternité responsable signifie la nécessaire maîtrise que la raison et la volonté doivent exercer sur elles » (id.).
- économique et sociale, à laquelle Jean-Paul II ne fait qu’allusion.
- interpersonnelle : « la paternité et la maternité responsables s’exercent en vertu soit d’une délibération pondérée et généreuse de faire croître une famille nombreuse, soit d’une décision – prise pour de graves motifs et respectueuse de la loi morale – d’éviter temporairement et également pour un temps indéterminé une nouvelle naissance ». (Ibid.). Plus loin, Jean-Paul II insistera longuement sur ce double aspect, positif et négatif.
La notion de paternité responsable se fonde sur « une conception intégrale de l’homme (cf. Humanæ Vitæ, 7) et de l’amour conjugal (id., 8 et 9) ». Ainsi, « on qualifie de responsables la paternité et la maternité qui correspondent à la dignité personnelle des conjoints comme parents, à la vérité de leur personne et de l’acte conjugal » (129, 2 ; p. 570 et 571).
2’) Fondement (id., 6 ; p. 552)
De manière générale, conformément, à ce qu’a déjà affirmé Gaudium et Spes, le fondement de ce principe est non pas le seul « propre arbitre » (ce que nous avons appelé ci-dessus, le critère subjectif, la seule intention), mais l’objectivité des valeurs, qui invite à conformer la « conduite aux intentions créatrices de Dieu » (Humanæ Vitæ, 10).
En particulier, ces valeurs objectives, le plan de Dieu se manifestent dans la structure intime de l’acte conjugal, connectant ses deux significations (cf. Humanæ Vitæ, 12). C’est ce qu’il faut maintenant développer.
c) Application dans Humanæ Vitæ (122, 1 à 4 ; p. 552 à 554).
1’) Énoncé de la norme (id., 1 ; p. 552 et 553)
« Humanæ Vitæ établit une rigoureuse distinction entre ce qui constitue la méthode moralement illicite de régulation des naissances […] et la méthode moralement droite ».
– Sont moralement illicites : l’avortement, la stérilisation directe et tous les moyens contraceptifs (cf. Humanæ Vitæ, 14).
– Par contre, est moralement licite « le recours aux périodes infécondes » (Humanæ Vitæ, 16).
2’) Fondement de la norme (id., 2 et 3 ; p. 553 et 554)
La distinction entre les méthodes de contraception et la régulation naturelle de la fertilité n’est pas d’ordre technique, mais éthique : elle concerne la « qualification éthique intrinsèque » de l’acte conjugal. Jean-Paul II précise deux points :
– Tout d’abord, si cette qualification est intrinsèque, l’intention bonne ne change rien à la valeur de l’usage de la contraception. Aussi, dit Jean-Paul II, « le document admet que, même si ceux qui ont recours à des pratiques anticonceptionnelles peuvent être inspirés par des ‘raisons plausibles’ [cf. Humanæ Vitæ, 16], cela ne change pas la qualification morale qui se fonde sur la structure même de l’acte conjugal en tant que tel ». Le pape distingue donc bien les intentions moralement droites de la mise en œuvre de telle ou telle méthode qui respecte ou non la nature objective de l’acte.
– Ensuite, et pour des raisons exactement symétriques, l’utilisation de la régulation naturelle de la fertilité peut être illicite, si l’intention de ne pas procréer n’est pas moralement droite, légitime (par exemple par égoïsme ou refus de la vie).
Il est éclairant de faire de nouveau appel à la distinction entre critères subjectifs (l’intention) et objectifs (c’est ce que souligne le qualificatif « intrinsèque » dans l’expression « qualification éthique intrinsèque »). La contraception est considérée comme illicite, pour des critères objectifs (« la structure [autrement dit « la nature »] même de l’acte conjugal ») ; aussi l’intention (critère subjectif) ne suffit pas à la sauver. Inversement, le recours à la régulation naturelle (qui est objectivement valide, morale) peut être illicite si les raisons ou intentions (critère subjectif) ne sont pas elles-mêmes humanisées, éthiquement recevables, en l’occurrence, s’il s’accompagne d’un refus de la vie, de ce qu’une heureuse expression appelle ‘mentalité contraceptive’.
2) Interprétation de ce principe dans la perspective de la théologie du corps (122, 4 à 125)
Dorénavant, ainsi que nous le disions, le point de vue sera plus subjectif.
a) Perspective générale de la théologie du corps (id., 5 ; p. 554)
La perspective générale de la théologie du corps est normative et pastorale. En effet, est pastoral ce qui applique concrètement les normes, ce qui rend possible « l’observance de la loi divine » (Humanæ Vitæ, 20). Or, « la théologie du corps n’est pas tellement une théorie, mais plutôt une pédagogie du corps », ainsi que nous l’avons développé auparavant : elle révèle et recherche « ce qui est le vrai bien de l’homme », en le sauvant et en le menant vers le monde futur. Mais l’intention d’Humanæ Vitæ est aussi pastorale, cherchant les exigences du vrai bien de de la personne et sa dignité dans la vie conjugale.
Nous avons vu que la paternité responsable comportait une double norme, négative et positive (affirmative).
b) Fondement de la norme négative (TDC 123)
D’un point de vue négatif, la paternité responsable est refus de la contraception.
1’) Principe général (id., 1 ; p. 554)
Est morale, humanisante une méthode qui garde le « juste rapport entre ce qui est défini comme ‘la maîtrise […] sur les forces de la nature’ (Humanæ Vitæ, 2) et la ‘parfaite possession de soi-même’ (Ibid., 21) » : autrement dit, la maîtrise de la nature, c’est-à-dire les moyens artificiels (la technique) doit respecter la « possession de soi-même » ; or, cette possession de soi est l’autre nom de la liberté (au sens plénier que nous avons défini) ; et la liberté « correspond à la constitution fondamentale de la personne » ; la technique est donc appelée à respecter la nature, la dignité de la personne humaine.
Inversement, sera illicite, immoral, ce qui dissocie la technique de la personne : en effet, l’homme est doué de subjectivité ; or, la technique en fait « un objet à manipuler » ; aussi, « la transposition des ‘moyens artificiels’ viole la dimension constitutive de la personne ».
On perçoit que la pointe tient dans la juste compréhension de la notion de nature, si polysémique qu’elle en devient ambiguë. Nous y reviendrons. Notons seulement qu’ici, Jean-Paul II identifie sans plus nature à personne : « la méthode de la ‘possession de soi-même’ […] est précisément une méthode ‘naturelle’ ».
Il faut maintenant voir comment s’applique ce principe à la question particulière qui est celle de la régulation des naissance, donc : d’une part à la personne, quant à l’acte conjugal (ce que Jean-Paul II appelle « le langage des corps »), d’autre part à la technique contraceptive.
2’) Application au langage des corps (id., 2 à 6)
Que requiert la dignité de la personne dans le domaine du langage du corps ? Jean-Paul II rappelle des notions déjà étudiées.
a’) Signification générale du corps (id., 2 à 4 ; p. 555 et 556)
Le corps révèle la personne. Cette révélation comporte une double dimension, « personnaliste » (éthique) et « sacramentelle » (théologique) :
– D’un simple point de vue éthique, rationnel (qui ne demande pas la foi), le corps humain n’est pas borné au champ sensible, sexuel ; comme nous l’avons vu, il est le signe de la personne, il l’exprime et la révèle, en elle-même et en sa « signification interpersonnelle ». D’où ce beau nom de « langage du corps ». Telle est la perspective de ce que l’on appelle la « loi naturelle ».
Précisons (cf. id., 4, p. 555 et 556). La personne s’exprime « à travers les gestes et les réactions, à travers tout le dynamisme de la tension et de la jouissance » lié à la sexualité : le langage du corps regroupe tout cela. Plus encore, c’est par ce langage « que l’homme et la femme s’expriment mutuellement eux-mêmes de la façon la plus totale et la plus profonde ». Voilà une assertion audacieuse qui montre la valeur immense que Jean-Paul II accorde au corps et à la sexualité. Cette dignité vient de ce que l’être du corps est signe, et donc dépasse le simple conditionnement organique : « l’homme et la femme s’expriment eux-mêmes [dans leur corps] à la mesure de la vérité de leur personne ».
– De plus, d’un point de vue théologique requerrant la foi, le corps est plus que signe, il est sacrement, c’est-à-dire signe et cause du mystère même caché en Dieu. Alors « le langage du corps devient […] ‘prophétisme du corps’ ». (id., 2 ; p. 555)
– Et ces deux perspectives sont en « lien » : « la loi naturelle » parle déjà de l’homme « dans la vérité intégrale de sa subjectivité personnelle ». Le point de vue de la Révélation achève ce premier point de vue, en considérant la personne « dans sa pleine vocation temporelle et eschatologique ». (id., 3 ; p. 555)
b’) Significations particulières du corps
Double est la signification du corps, de l’acte conjugal : sponsale et procréatrice.
1’’) Le don (id., 5 ; p. 556)
« …l’homme est justement une personne parce qu’il est maître de lui-même et parce qu’il domine lui-même ». En effet, le propre de la personne est d’être capacité de se donner. Or, pas de don (ni d’amour) sans liberté, sans maîtrise de soi, sinon ce n’est pas soi que l’on donne : Jean-Paul II parle de « liberté du don ». Voilà pourquoi « la liberté du don […] est essentielle et décisive dans ce langage du corps à travers lequel l’homme et la femme s’expriment mutuellement dans l’union conjugale ».
2’’) La procréation (id., 6 ; p. 556)
« …l’acte conjugal ‘signifie’ non seulement l’amour, mais aussi sa fécondité potentielle ». De plus, ces « deux significations, l’union et la procréation », sont inséparables, parce qu’elles se réalisent ensemble et, d’une certaine façon, l’une par l’autre. On peut regretter que Jean-Paul II ne détaille pas davantage ce point, quand on voit quelle attention il porte au premier sens.
En conséquence de quoi, toute séparation artificielle de ces deux significations « n’est pas licite ». Rigoureux, le pape va plus loin : priver l’acte conjugal d’une de ses significations est le priver de l’autre, car la vérité intérieure est intégrale ou n’est pas, comme un corps existe intégralement avec une tête ou bien n’existe pas ; un corps sans tête n’est pas un corps, mais un cadavre. Donc, « l’acte conjugal […] privé artificiellement de sa capacité de procréation cesserait aussi d’être un acte d’amour ».
3’) Application à la contraception (id., 7 ; p. 556 et 557)
Nous venons de le voir : n’est licite qu’un acte respectant la vérité même du langage du corps qui est à la fois don (donc maîtrise de soi) et capacité procréatrice. Or, la contraception, d’une part nie la pleine maîtrise de soi, d’autre part dissocie les deux significations. D’où la conclusion très ferme : « Une telle violation dans l’ordre intérieur de la communion conjugale, dont les racines plongent dans l’ordre de la personne elle-même, constitue le mal essentiel de l’acte contraceptif ». La contraception s’attaque donc à la dignité, à l’être même de la personne. Autrement dit, « il faut exclure ici [c’est-à-dire selon le point de vue développé qui identifie le responsable à ce qui est conforme à la vérité de l’homme] que l’on puisse qualifier de ‘responsable’ du point de vue éthique » le recours à « la contraception pour procéder à la régulation des naissances ». (124, 1 ; p. 557)
La pointe de l’argumentation proposée par le pape est double : elle concerne autant la « vérité dans la maîtrise de soi » que la « vérité » du langage du corps qui intègre la « fécondité potentielle ». Autre apport qui est explicitation, car Humanæ Vitæ le disait mais de manière enveloppée : on perçoit mieux que le fondement de toute la démonstration est finalement non pas le respect de la nature, comme on l’a trop dit (cf. plus bas), mais la personne et plus précisément encore, la communion des personnes : en effet, le don suppose l’accueil du don ; aussi la perte du sens du don est corrélativement la perte de l’accueil réciproque.
Deux conceptions de la personne et de la sexualité humaine
« Au langage qui exprime nautrellement la donation réciproque et totale des époux, la contraception oppose un langage objectivement contradictoire selon lequel il ne s’agit plus de se donner totalement l’un à l’autre. Il en découle non seulement le refus positif de l’ouverture à la vie, mais aussi une falsification de la vérité interne de l’amour conjugal, appelé à être un don de la personne tout entière. Cette différence anthropologique et morale entre la contraception et le recours aux rythmes périodiques implique deux conceptions de la personne et de la sexualité humaine irréductibles l’une à l’autre ».
(Jean-Paul II, Exhortation apostolique postsynodale sur les tâches de la famille chrétienne, Familiaris Consortio, n. 11)
4’) Conclusion (id., 8 ; p. 557)
On voit donc combien l’interprétation ici donnée et, plus généralement, la juste compréhension « de la doctrine morale qui est exposée dans l’encyclique Humanæ Vitæ « doit se situer « sur le fond plus vaste de réflexions concernant la théologie du corps ».
c) Fondement de la norme positive (124 et 125)
La pastorale ne consiste pas en la prescription d’interdits ; elle est promotion du bien. Le « non » est toujours plus jeune que le « oui ». Quel est donc ce « oui » ? La paternité et la maternité responsables se concrétisent et se réalisent par une « régulation naturelle des naissances » qui soit « honnête sur le plan de l’éthique ». À ce propos, le terme honnête, employé par Jean-Paul II, à la suite de Paul VI (Humanæ Vitæ, 21), signifie respectueux : non pas du seul ordre de la justice (c’est le sens restreint), mais de la personne humaine comme telle, en son intégralité (c’est le sens plénier). C’est en ce sens que le XVIIè siècle parlait d’honnête homme. (124, 1 et 2 ; p. 557)
1’) Preuve:
En effet, la paternité et la maternité responsables requièrent le respect du langage des corps. Or, que nous enseigne la théologie du corps ? Le langage du corps concerne la vérité plénière du corps ; mais « il faut tenir compte du fait que le corps parle non seulement par toute l’expression externe de la masculinité et de la féminité, mais aussi par les structures internes de l’organisme ». C’est tout ce que Claude Bernard a si bien appelé « le milieu intérieur » – à ne pas confondre avec l’intériorité non pas organique, mais toute spirituelle de l’âme, de la personne – et dont la médecine actuelle sait qu’elle est faite de très complexes régulations neuro-hormonales. Or, le rythme biologique fait partie de ces réalités organiques intérieures.
Voilà pourquoi « le concept de régulation moralement correcte de la fertilité n’est pas autre chose que la considération du langage du corps dans la vérité ». (125, 1 ; p. 560) C’est pour cela que Paul VI affirmait qu’« une pratique honnête de régulation de la natalité exige avant tout des époux qu’ils acquièrent et possèdent de solides convictions sur les vraies valeurs de la vie et de la famille ». (Humanæ Vitæ, 21)
2’) Conséquence erreurs [3]
a’) Les erreurs théoriques
Souvent, la loi de respect des rythmes naturels se réduit à n’être qu’une loi de régularité biologique. Au nom de quoi soumettre l’homme à un rythme cosmique ?
De plus, la « mentalité commune » détache la méthode naturelle « de la dimension éthique qui lui est propre », pour des raisons soit purement fonctionnelles, soit utilitaires. Alors, « on cesse de percevoir la différence qui existe entre elle et les autres méthodes (moyens artificiels) » (125, 4 ; p. 561) Or, « l’encyclique souligne assez clairement qu’il ne s’agit pas ici d’une ‘technique’ donnée, mais de l’éthique, au sens propre du terme, qui signifie la moralité du comportement ». (124, 4 ; p. 558 et 559)
Autre erreur fréquente : cette méthode naturelle n’est pas « orientée unilatéralement vers la limitation et, moins encore, vers l’exclusion de la progéniture ; elle signifie aussi [et d’abord] la disponibilité à accueillir une progéniture plus nombreuse ». (id., 3 ; p. 558)
b’) Les erreurs pratiques
« Le recours aux périodes infécondes dans la coexistence conjugale peut devenir une source d’abus quand les époux cherchent de cette manière à éluder sans raison valable la procréation, l’abaissant au-dessous du niveau moralement juste des naissances dans leur famille ». (125, 3 ; p. 561)
c’) Source commune confusion fondamentale
L’encyclique Humanæ Vitæ parle plusieurs fois de « nature » à propos des méthodes de régulation : « rythme naturel » (Humanæ Vitæ, 16), cette méthode est dite « naturelle », elle respecte la loi « naturelle », etc. Or, le terme de nature a d’abord une signification matérielle, biologique ; mais ce n’est pas du tout en ce sens que Jean-Paul II l’emploie. Pour lui, « naturel » renvoie à la nature propre, spécifique de la personne, à ce qui « revient ‘naturellement’ à l’homme en tant qu’être raisonnable et libre ». (125, 1 ; p. 560) C’est en ce sens que l’on dit parfois d’un mouvement de l’homme : « c’est naturel ». Ce deuxième sens s’identifie donc à personnel et s’oppose à angle droit au premier, comme l’homme s’oppose à l’animal, ou l’âme au corps.
Il faut ajouter un troisième sens qui est non plus biologique ou personnaliste, mais théologique (124, 6 ; p. 559) : « Par ‘loi naturelle’ nous entendons ici l’‘ordre de la nature’« qui « est l’expression du plan du Créateur sur l’homme ». Comme le Créateur est une personne, la loi naturelle n’est pas impersonnelle, mais l’expression de « la personne du Créateur » et y être fidèle, c’est être fidèle au « Seigneur de l’ordre qui se manifeste dans cette loi ».
En conséquence, « la réduction à la seule régularité biologique, détachée […] du plan du Créateur’, est une déformation de la pensée authentique de l’encyclique ». Par contre, si l’on voit dans cette loi « l’expression de l’‘ordre de la nature’« entendu comme « plan providentiel du Créateur, de l’exécution fidèle duquel dépend le vrai bien de la personne humaine ». Car Dieu veut toujours notre bien. (id.)
La liberté aujourd’hui
Nous avons déjà parlé de ce sujet lors du premier cycle, mais l’enjeu du débat et le poids de nos habitudes intérieures [4], sont tels qu’il vaut la peine d’en parler à nouveau. Reprenons conscience de la multiplicité des sens du terme de liberté, ce qui engage bien plus qu’une question de vocabulaire. En effet, mais on ne peut le développer, les philosophes idéalistes modernes qui influencent tant notre temps, ont accentué la distinction entre l’esprit (donc la personne en sa liberté) et la nature [5].
Typique de cette mentalité est la présentation de la fondatrice du planning familial en France, Evelyne Sullerot, au début du gros ouvrage collectif consacré à la femme qu’elle a dirigé : « Les femmes sont apparues longtemps comme plus aliénées à la nature que les hommes – ne serait-ce que par leur fonction maternelle ». Or, c’est la liberté qui est le vis-à-vis de la nature. Et la liberté dispose des puissances de la technique.
Aussi les découvertes de la technique « ont eu pour conséquence de diviser des domaines jusqu’ici confondus : sexualité, procréation, maternité, éducation. Or, quand on divise des domaines sur lesquels on peut agir sélectivement, on introduit et on multiplie les choix possibles : on crée une liberté ». La femme est ainsi « de plus en plus désaliénée par rapport à la nature grâce aux sciences de la nature [6] ». C’est nous qui soulignons) Le rapport est donc à trois termes : liberté-technique-nature. La technique est ce qui permet de se désaliéner de la nature et d’être ce que l’on veut être. Ainsi seulement peut s’épanouir la liberté. [7] Toute l’œuvre de la technique est de réaliser le vœu démiurgique de toute puissance de la liberté humaine, contre son ennemie la nature avec qui la relation ne peut être que conflictuelle. [8]
3’) Moyens
Comment mettre en œuvre la paternité responsable ?
a’) Pour la vie du couple
La paternité responsable fait appel à deux types de moyens. On les retrouve dans le passage suivant (en partie cité plus haut) de l’encyclique Humanæ Vitæ : « Une pratique honnête de régulation de la natalité exige avant tout des époux qu’ils acquièrent et possèdent de solides convictions sur les vraies valeurs de la vie et de la famille, et qu’ils tendent à acquérir une parfaite possession d’eux-mêmes ». (Humanæ Vitæ, 21 ; cité in 124, 2 ; p. 557. C’est nous qui soulignons)
1’’) Le premier moyen
Le premier moyen est d’ordre intellectuel. En effet, cette méthode demande d’abord une connaissance adéquate, éclairée des décisions à prendre au sujet du « niveau moralement juste des naissances » dans la famille. « L’encyclique souligne qu’une régulation des naissances, honnête éthiquement parlant, exige avant tout des époux un comportement familial et procréatif bien précis », ce qui requiert une connaissance des « vraies valeurs de la vie et de la famille », selon le mot d’Humanæ Vitæ, 21. Voilà pourquoi la théologie du corps « plonge ses racines dans la théologie de la famille et, en même temps, elle y conduit ». (124, 3 ; p. 558)
Quels sont les critères à mettre en œuvre pour établir ce juste « niveau » ? Jean-Paul II en donne trois : le « bien de sa propre famille », « l’état de santé et des possibilités des époux eux-mêmes », le « bien de la société », celui « de l’Église et enfin, même, celui de « l’humanité tout entière ». (125, 3 ; p. 561)
Remarquons en passant que Jean-Paul II n’estime pas que l’ouverture à la vie demande une intention permanente de procréation, ce qui serait une interprétation totalement erronée de la doctrine d’Humanæ Vitæ : la paternité est responsable. Or, par définition, un acte responsable est pleinement humain, et doit intégrer notamment la justice et la prudence. Mais la prudence demande la prise en compte tant du principe universel (qui est ici le précepte d’ouverture à la vie) que des circonstances (il peut arriver que les parents ne puissent pas éduquer correctement les enfants, qu’une grossesse mette en danger la vie de la mère, etc. et donc interdise la procréation).
2’’) Le second moyen
Un second moyen, d’ordre moral, est nécessaire. En effet, comprendre ce qu’est la méthode ne suffit pas ; encore faut-il agir en la respectant. Le respect des « rythmes naturels » requiert « une attitude morale précise et permanente » ; or, c’est là la définition de la vertu ; l’observance de la continence périodique demande donc une vertu, la vertu de continence (124, 4 ; p. 558 et 559) ou « la vertu de tempérance correctement comprise ». (125, 4 ; p. 561) Plus précisément, elle demande « de pratiquer la chasteté conjugale », autrement dit encore, « en langage biblique », de « vivre selon l’Esprit (cf. Ga 5, 25) ». (id., plutôt 124, 6 ; p. 559) Nous avons eu l’occasion de dire auparavant que ces quatre notions (continence, tempérance, chasteté, vie selon l’Esprit) étaient équivalentes.
Plus encore, cette méthode est d’abord une question non pas théorique (de succès technique, qui est important), mais de conversion de vie. Or, c’est ce que l’on oublie souvent aujourd’hui (où l’on a tendance à réduire l’éthique au technique). Jean-Paul II livre une clef quand il affirme que « sans une interprétation pénétrante » du « thème de la maîtrise de soi et de la continence » « nous n’atteindrons jamais […] le noyau de la vérité morale » et « anthropologique » de la question de la régulation. (125, 5 ; p. 561 et 562)
Voilà pourquoi, la régulation des naissances touche plus que la seule vie sexuelle ; elle est « une attitude qui se fonde sur l’intégrale maturité morale de la personne, et, en même temps, la complète », c’est-à-dire joue un rôle causal. (id., 7 ; p. 562 ; cf. aussi, id., 4 ; p. 561)
La vraie liberté selon Jean-Paul II
Dans la conception cartésienne, « la personne […] n’est plus aucunement substance, n’est plus aucunement un être objectif possédant une autonomie ou une subsistance dans la nature rationnelle. Elle n’est qu’une propriété d’expérience ». Or, en regard, chez Saint Thomas, et en vérité, « la conscience et la conscience de soi sont une résultante, le fruit de la nature rationnelle, subsistant dans la personne, cristallisées dans l’être uniformément rationnel et libre – et, en elles-mêmes, elles ne sont rien d’autonome [9] ».
Une des intuitions les plus profondes de Personne et Acte est en effet que la liberté et la conscience sont au service de la personne : la liberté n’est pas indépendance mais autodépendance de la personne ; elle lui donne non de faire n’importe quoi (ce qui serait l’indépendance de toute norme), mais de se gouverner, donc de s’autoposséder, d’être maître d’elle-même. Elle est sa fonction la plus essentielle ; telle est la dignité de l’homme : non pas quelque prométhéisme par lequel elle pourrait toucher à la suprême indépendance et « indifférence » divine ; mais l’humble et si noble capacité d’être « seigneur de soi-même », selon la belle expression de Gœthe.
La « signification de la liberté de l’homme » est « la dépendance du dynamisme humain à l’égard du ‘Je’ propre. […] Dans l’abstrait, en effet, la volonté n’est autre que l’indépendance, l’absence de dépendance. En fait c’est tout le contraire : l’absence de dépendance à l’égard du ‘Je’ propre dans la dynamisation d’un sujet donné équivaut à une absence de liberté, en tout cas à l’absence de son fondement réel ». En effet, « l’homme est libre, cela signifie que, dans la dynamisation de son propre sujet, il dépend de lui-même ». (Ibid., p. 140 et 142 ; cf notamment p. 137-142)
Quand le pape parle de la chasteté, de la maîtrise de soi, il met le doigt sur le point fondamental : quelle est la liberté de la personne qui prend une contraception ? Ce point est d’autant plus important que la pilule contraceptive a été présentée comme le moyen premier de libération de la femme. [10]
3’’) Conséquence et confirmation de la valeur éthique de cette méthode (125, 6 ; p. 562)
La discipline de la régulation naturelle des naissances « apporte à la vie familiale des fruits de sérénité et de paix et facilite la solution d’autres problèmes ; elle favorise l’attention envers l’autre conjoint » ; enfin, grâce à elle, les parents acquièrent la capacité d’une influence plus profonde et plus efficace pour l’éducation des enfants » (Humanæ Vitæ, 21).
En une phrase très dense, Jean-Paul II résume à la fois la définition et les différentes conditions de cette notion riche et difficile : « La paternité et la maternité responsables signifient l’évaluation spirituelle – conforme à la vérité – de l’acte conjugal [voilà pour les principes universels], dans la conscience et dans la volonté [mise en œuvre des deux facultés spirituelles, intelligence et volonté, d’où décision libre] de chacun des deux époux qui, […] après avoir considéré les circonstances internes et externes et, en particulier, les circonstances biologiques [voilà pour la prise en compte du singulier, qui est d’ordre à la fois intérieur et corporel], expriment leur mûre disponibilité à la paternité et maternité ». (132, 2 ; p. 577)
b’) Pour la présentation des méthodes de régulation naturelle
Il faut veiller à ce que « tous les efforts des conseillers familiaux et […] ceux des époux intéressés eux-mêmes, ne visent pas à ‘biologiser’ le langage du corps », à oublier qu’il est signe de toute la personne et donc que sa vérité ne s’arrête pas à la seule biologie. (125, 2 ; p. 560)
La présentation « de la doctrine authentique qu’exprime l’encyclique Humanæ Vitæ », donc « l’examen approfondi de la dimension éthique » de la méthode de la régulation, est « de grande importance » pour qu’elle soit comprise en sa « signification » plénière de méthode « naturelle », « ‘moralement correcte’ ».
Pascal Ide
[1] Cf. Vatican II, Constitution dogmatique sur la Révélation divine Dei Verbum, 9.
[2] « Quand le 25 juillet 1968, Paul VI publia son encyclique, il provoqua de nombreuses réactions en sens divers. D’emblée, se manifesta une forte opposition. La vivacité de celle-ci était accentuée par la surprise de ceux qui avaient cru prévoir quelle position prendrait ce document. Elle paraît trouver une motivation dans le drame de consciences chrétiennes peu préparées à un tel discours ». (Alain Mattheuws, p. 105)
Sur cette question, cf. les travaux de Gustave Martelet, par exemple son introduction à la version française de l’encyclique (Paris, Le Centurion, 1968, p. 5-20) ; Id., « Pour mieux comprendre l’encyclique ‘Humanæ Vitæ’ », in Nouvelle Revue Théologique, 90 (1968), p. 897-917 et p. 1009-1063 ; Id., « Essai sur la signification de l’encyclique ‘Humanæ Vitæ’ », in Paul VI et la modernité dans l’Église, Collectif, coll. « L’Ecole française de Rome », 72,Rome, Studium, 1984, p. 399-415.
[3] Bien évidemment, tout ce que Paul VI et Jean-Paul II disent de la contraception artificielle vaut aussi des techniques de procréation assistée. En effet le principe de qualification éthique est la non-dissociation des deux significations du corps humain que sont l’union (sex) et la procréation (baby). Or, la contraception est sex without baby et la procréatique est baby without sex.
[4] On se rappelle peut-être combien un Descartes demandait de quitter les pseudo-certitudes (sensibles) de la jeunesse : le même appel pressant retentit ici (cf. Henri Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 1962,4ème éd. augmentée, 1987, ch. 2,« L’enfance abusive », p. 41 à 62).
[5] Pour n’en donner qu’un signe, Hegel a appelé les seconde et troisième sections de son Encyclopédie des sciences philosophiques, respectivement philosophie de la nature et philosophie de l’esprit, et elles s’opposent comme le négatif au positif (devenu par la médiation du moment dialectique).
[6] « Le fait féminin », in Le fait féminin. Qu’est-ce qu’une femme ?, Centre Royaumont pour une science de l’homme, Paris, Fayard, 1978, p. 17.
[7] « Une tension, une contrariété est ici à relever entre la volonté de puissance et de domination immanente au mouvement des sciences et des techniques, et la symbolique du respect et de la gratuité constitutive de l’amour conjugal et familial ». (Albert Chapelle, « Continuité et progrès dans les enseignements de Humanæ Vitæ et Donum Vitæ », in Humanæ Vitæ, 20 anni dopo, Actes du Congrès, Milan, 1988, p. 313 et cf. aussi n. 44).
[8] Mais, pourrait insister l’objecteur, quand on voit le rythme du cycle féminin, comment ne pas penser que le sens biologique de « naturel » est non seulement premier mais unique ? C’est en fait à une conversion de l’intelligence que nous invite Jean-Paul II : le corps humain (et lui seul) peut se lire à un double niveau, biologique et personnel. Or, les sciences et les techniques qui modèlent notre regard intérieur ne connaissent que le premier type de compréhension. Voilà pourquoi il nous est tellement difficile d’accéder à la vision proposée par le pape selon laquelle le corps, signe visible de la personne est plus que lui-même. Plus encore, en perspective de foi, le corps humain est sacrement du mystère invisible de Dieu.
[9] Karol Wojtyla, Personne et acte, texte définitif établi par Anna-Teresa Tymieniecka, trad. Gwendoline Jarczyk, Paris, Le Centurion, 1983, p. 93-95, ici p. 94.
[10] Certes, elle paraît donner une certaine liberté, mais nous avons vu dans un cycle précédent que la liberté était toujours subordonnée à une fin ou une valeur : laquelle ? La contraception chimique libére, délie de la valeur procréative du corps, valeur qui est constitutive de sa dignité personnelle. Cette liberté est donc déshumanisante.