C) La pratique de la rédemption du corps
Comment le cœur humain peut-il et doit-il vivre la Rédemption du corps ? Vivre l’éthique de la rédemption du corps, autrement dit ce qu’est le corps racheté, c’est vivre dans la pureté et dans la vie selon l’Esprit. Or, à l’instar de la tempérance, la pureté présente un double sens, large ou générique, et étroit ou spécifique. Percevoir le sens large est nécessaire pour comprendre le sens spécifique : cela permet, notamment, d’éviter les écueils du manichéisme et du soupçon, et, de manière générale, le piège du moralisme ; surtout, cela respecte la perspective biblique.
1) La pureté au sens large (TDC 50)
« Le Christ voit dans le cœur […] la source de la pureté ». La pureté est donc une qualité du cœur. Tel est par exemple le sens de la parole de Jésus : « Ce n’est pas ce qui entre de sa bouche qui rend l’homme impur ; mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui rend l’homme impur ». (Mt 15, 11)
Afin de montrer que la pureté est une qualité du cœur, Jean-Paul II va procéder à une analyse des différents sens de la notion de pureté dans la Bible. Autrement dit et concrètement, qu’entend le Christ quand il demande la pureté à ses disciples ?
a) Sens erroné (id., 2 et 3 ; p. 310 à 312)
1’) Quel sens ? (id., 2 ; p. 310 et 311)
Le premier sens d’impur et de pur est d’ordre matériel. Jean-Paul II l’expose clairement : « Quand nous disons ‘pureté’, ‘pur’, au sens premier de ces termes, nous voulons indiquer le contraire de ce qui est sale ». Et de donner des exemples relatifs à l’impureté : la « rue sale », l’« air pollué », le « corps souillé ».
Or, de nombreuses prescriptions (des commandements) de l’Ancien Testament portent sur le sens matériel, « physiologique », extérieur de la pureté et de l’impureté : lavage des mains avant le repas, « ablutions du corps à propos de l’impureté sexuelle », etc. Leur finalité est d’abord « hygiénique ». Cet usage a fait évoluer la signification de pureté qui a donc acquis un second sens : d’ordre religieux, rituel. Jean-Paul II n’exclut toutefois pas que certaines prescriptions aient pu « donner une certaine dimension d’intériorité à ce qui […] est corporel et sexuel ». (id., 3 ; p. 311 et 312)
2’) Application aux paroles du Christ (id., 3 ; p. 311 et 312)
Il serait erroné d’entendre la pureté dont traite Jésus au sens matériel. En effet, le Christ parle du cœur ; or, « il n’est aucune saleté ‘matérielle’ qui rende l’homme impur […] intérieurement. Et il n’est pas d’ablution, fût-elle même rituelle, qui soit capable d’elle-même de produire la pureté morale ». Plus encore, « le Christ s’est bien gardé d’établir un lien entre la pureté au sens moral […] et la physiologie ».
b) Sens vrai (id., 4 et 5 ; p. 312 et 313)
Pureté matérielle et religieuse relèvent toutes deux d’un sens extérieur. Mais pureté s’entend ensuite au sens moral, intérieur : ce sens, dit Jean-Paul II, est analogique et doit remonter aux « temps les plus reculés ». L’impur au sens moral, c’est le mal éthique ou péché. « Il en découle que le concept de pureté et d’impureté au sens moral est avant tout un concept général non spécifique ».
La parole du Christ s’entend justement au sens moral. C’est lui-même qui invite expressément à ce sens : « ce qui sort du cœur » est intérieur ou d’ordre moral ; or, c’est la cause de la pureté et de l’impureté. En conséquence, le « Christ parle ici de tout mal moral, de tout péché […] sans se limiter à un genre spécifique de péché ».
La mise au point que fait Jean-Paul II permet donc de sortir des interprétations rétrécissantes. Il demeure que la pureté intérieure ou morale a aussi, de par son emploi, un sens plus restreint qu’elle tire de son origine matérielle : l’hygiène corporelle et notamment sexuelle. Nous le verrons plus loin.
Confirmation de ce sens général est donnée par la sixième béatitude : « Bienheureux les cœurs purs » (Mt 5,8). Une confirmation encore plus décisive de ce sens général et ample est fournie par le sens que les épîtres de S. Paul donnent à la pureté (id., 5 ; p. 312 et 313). Ici, Jean-Paul II ne fait qu’introduire aux longs développements ultérieurs. En fait, c’est dans le cadre de ce qu’il affirme sur l’opposition entre la chair et l’Esprit que l’on peut comprendre la théologie paulinienne relative à la pureté et à la chair (cf. notamment Ga 5, 16-17 et Rm 8, 5).
2) La pureté et la vie selon l’Esprit (TDC 51 à 53)
Nous l’avons donc vu : l’ethos de la rédemption consiste dans la pureté du cœur. Or, la pureté du cœur, c’est ce que s. Paul appelle la vie selon l’Esprit. En conséquence, la vie dans l’Esprit, c’est l’éthique même du corps racheté, c’est retrouver la signification sponsale inscrite par Dieu dans les corps et la sexualité. Il reste donc maintenant à « montrer [et c’est la seconde proposition] que la pureté […] se réalise précisément dans la vie ‘selon l’Esprit’ ». (50, 5 ; p. 312 et 313)
Rappelons deux textes essentiels : « Laissez-vous mener par l’Esprit et vous ne risquerez pas de satisfaire la convoitise charnelle. Car la chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair ; il y a entre eux antagonisme, si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez ». (Ga 5, 16-17) « En effet, ceux qui vivent selon la chair désirent ce qui est charnel ; ceux qui vivent selon l’Esprit, ce qui est spirituel ». (Rm 8, 5)
La question est la suivante : qu’entend Paul par vie selon l’Esprit et plus précisément par cet antagonisme si profond de la chair et de l’Esprit ? Cette opposition présente trois sens.
a) Opposition de nature anthropologique (51, 1 ; p. 313 et 314)
La tension chair-Esprit « se manifeste au plus profond de l’homme », en son « cœur ». Elle peut se comprendre de la relation « du corps (la matière) et de l’esprit (l’âme) ». Mais c’est trop court. Car l’Écriture parle toujours de l’homme concret, en situation et pas seulement de « l’essence de l’homme ». Or, cette situation est celle du péché originel, commune à tout homme historique. Et c’est dans ce contexte qu’il faut lire l’opposition chair-Esprit, en l’appliquant à l’intimité, au cœur de la personne. Alors chair au sens paulinien s’identifie non pas au corps physique, à l’extérieur de l’homme, mais à ce qui vient de la triple concupiscence chez s. Jean et donc de « l’homme ‘intérieurement’ assujetti ‘au monde’ ». Et Jean-Paul II de donner, dans le registre de « l’éthique et de l’anthropologie contemporaines », un terme équivalent à celui de « chair » : « sécularisme », « autarcie humaniste », c’est-à-dire la conception d’un homme sans Dieu.
À remarquer trois longues notes érudites (note 59 à 61 p. 313 à 315), deux sur les différents sens du mot chair (sarx) chez S. Paul, notamment dans l’épître aux Galates, la dernière sur le sens du terme monde, chez S. Paul et chez S. Jean.
b) Opposition de nature éthique (51, 2 à 52, 2)
Les oppositions qui précèdent concernent l’être de l’homme en situation historique. Mais l’antagonisme, peut-être plus profondément et au moins plus précisément, concerne aussi son agir. Ici, « la tension entre la ‘chair’ et ‘l’esprit’ se manifeste dans son cœur [de l’homme] comme ‘lutte’ entre le bien et le mal ». (51, 2 ; p. 315 et 316) Autrement dit, l’opposition concerne la liberté et la capacité qu’a l’homme d’accomplir le bien (ce qui est conforme à l’Esprit).
1’) Preuve selon l’épître aux Romains (id., 2 à 4 ; p. 315 et 316)
– Comment se définit la vie selon la chair ?
Elle est bien caractérisée par S. Paul quand il écrit que « ceux qui vivent selon la chair désirent ce qui est charnel […]. Le désir de la chair est ennemi de Dieu ; il ne se soumet pas à la loi de Dieu, il ne le peut même pas ». (Rm 8, 7) C’est Jean-Paul II lui-même qui souligne ces mots. Or, le pouvoir relève de la puissance de la liberté qui nous meut. C’est donc que « celui qui vit selon la chair », au sens paulinien, est affaibli en sa volonté : « dans l’état actuel de l’homme dû à l’héritage du péché, la vie ‘selon l’Esprit’ est constamment exposée aux faiblesses et aux insuffisances de la vie ‘selon la chair’ à laquelle elle cède souvent si elle n’est pas renforcée intérieurement pour faire précisément ‘ce que veut l’Esprit’ ».
– Comment se caractérise la vie selon l’Esprit ?
C’est la vie de l’homme justifié, de l’homme habité par la grâce. Or, la grâce est l’inhabitation de la Trinité dans l’homme. Alors, « la puissance du Christ » opère « au plus intime de l’homme par l’Esprit Saint ». (id., 3 ; p. 316) Aussi, « cette justification par la foi « est une force authentique qui opère dans l’homme et se révèle et s’affirme dans ses actions ». (id., 4 ; p. 316)
La spontanéité que l’Esprit donne
En traitant du don de sagesse, S. Thomas remarque qu’il existe deux modes de saisie des valeurs morales : « La rectitude du jugement peut survenir de deux manières : premièrement selon l’usage parfait de la raison ; deuxièmement à cause d’une certaine connaturalité par rapport à ce qu’il faut juger. Ainsi, en ce qui concerne la chasteté, celui-là en juge droitement par une recherche rationnelle qui a appris la science morale ; mais aussi, en raison d’une certaine connaturalité, celui qui possède la vertu de chasteté [1] ».
Et puisque cette « connaturalité affective », comme dit Jacques Maritain [2], économise le long discours de la raison, elle est donc spontanée, mais d’une spontanéité qui a intégré tout l’effort vertueux antérieur, respectueux des valeurs de la communion des personnes.
2’) Preuve selon l’épître aux Galates (id., 5 et 6 ; p. 316 à 318)
Ici aussi la vie selon la chair et selon l’Esprit est appelée à « se traduire en action ». Preuve en est que Ga 5, 19-23 énoncent d’abord les différentes œuvres de la chair puis les œuvres de l’Esprit.
Une note technique précise que S. Paul parle de « fruits de l’Esprit » et jamais d’« œuvre de l’Esprit ». « En effet pour Paul, ‘les œuvres’ sont les propres actes de l’homme. […] Au contraire l’expression ‘fruit de l’Esprit’ souligne l’action de Dieu dans l’homme ». Il demeure, continue Jean-Paul II, que « à la base de ces réalisations, de ces attitudes, de ces vertus morales [il parle des fruits], il y a un choix spécifique, c’est-à-dire un effort de la volonté » qui est le « fruit de l’esprit humain », mais « imprégné de l’Esprit de Dieu qui se manifeste par le choix du bien ». Ainsi donc, pour les Galates, la vie selon l’Esprit, est un agir, un ethos où l’homme, « grâce à la puissance de l’Esprit Saint […] fait en quelque sorte que ses désirs fructifient en bien ».
Il y a donc une différence, même apparente (qui se traduit dans l’agir courant), entre les deux vies : par l’Esprit, « l’homme se montre le plus fort ».
c) Opposition de nature eschatologique (51, 4 ; p. 316)
Cette opposition doit aussi s’entendre, quoique plus implicitement, dans un sens eschatologique. Nous l’avons dit : l’ethos de la rédemption est anticipation de la gloire. De même que la vie selon la chair invite à remonter à l’origine, au premier péché qui est semence de mort, de même la vie selon l’Esprit amorce « la victoire finale sur le péché ». Un signe en est que S. Paul prolonge aussitôt son exposé (Rm 8, 5-10) sur l’opposition des deux vies (selon la chair et selon l’Esprit) par un appel à la résurrection du Christ (Rm 8, 11) ; or, celle-ci est « le signe et l’annonce », le gage de notre propre glorification et de la résurrection finales.
d) Application à la pureté (52, 3 et 53)
Nous accèdons ainsi à la conclusion du raisonnement énoncé au début de ce §. Il existe une « analogie significative » entre les paroles du Christ sur l’impureté et la pureté (cf. Mt 15, 2-20) et celles de S. Paul sur les œuvres de la chair et de l’Esprit (par exemple Ga 5, 11-21).
1’) Preuve (52, 3 ; p. 319 et 320)
Nous le savons, le Christ parle de la pureté en deux sens : l’un général, identique au péché (Jésus énumère : « propositions mauvaises […], vols, faux témoignages, blasphème ») et l’autre spécifique, identique aux péchés de la chair (« adultères, prostitution »). Or, « les œuvres de la chair sont comprises dans le texte paulinien aussi bien dans un sens général que dans un sens spécifique » : en effet, dans l’énumération de Paul, on trouve d’abord des péchés de chair (« les fornications, l’impureté, le libertinage, […], l’ivresse, les orgies »), puis des péchés de toutes sortes (« l’idôlatrie, la magie, les haines, la discorde, la jalousie, les emportements, les disputes, les dissensions, les envies »).
2’) Première confirmation (id., 4 ; p. 320 et 321)
L’Apôtre dit en effet : « si vous vivez selon la chair, vous mourrez. Mais si par l’Esprit vous faites mourir les œuvres du corps, vous vivrez ». (Rm 8, 12-13)
Or, cet énoncé a une valeur parénétique, c’est-à-dire exhortative : il exhorte à la vie morale. Il y est dit que la chair mène à la mort et l’Esprit à la vie. Il ne s’agit pas de la vie et de la mort naturelles, comme l’expérience le montre à l’évidence : celui qui refuse l’Esprit-Saint ne meurt pas (« Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il vive »). Mais ces paroles doivent s’entendre de la vie et de la mort surnaturelles ; or, la mort de la vie surnaturelle est l’effet de ce que l’on appelle le péché mortel : « Le terme ‘mort’« signifie « le péché que la théologie morale appelle péché mortel ». C’est donc qu’il faut entendre, là encore, la chair au sens général d’œuvre de péché.
3’) Seconde confirmation (id., 5 ; p. 321)
Jean-Paul II se fonde sur un passage antérieur des Galates : « Vous, en effet, mes frères, vous avez été appelés à la liberté ; seulement, que cette liberté ne se tourne pas en prétexte contre la chair ; mais, par la charité, mettez-vous au service les uns des autres. Car un seul précepte contient toute la loi en sa plénitude : Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». (Ga 5, 13-14)
L’opposition vie selon l’Esprit et vie selon la chair est identiquement l’opposition vie de liberté ou libérée et vie aliénée. Cet antagonisme présente deux sens : le premier, directement visé par S. Paul, est l’opposition de la Nouvelle et de l’Ancienne Alliance, c’est-à-dire l’opposition entre « la conception ‘spirituelle’ de la justification entendue comme « la vie selon le Christ qui nous a vraiment justifiés « dans la ‘foi opérant par la charité’ (Ga 5, 6) » et « la fausse conception ‘charnelle’ de la justification » selon « l’observance de chaque prescription de la Loi » ; le second sens intéresse tous les hommes (donc aussi les païens) : c’est l’opposition déjà étudiée entre l’esclavage (non plus de la seule Loi, mais) du péché et la liberté apportée par la grâce du Christ qui libère du péché.
3) La pureté au sens spécifique (28-I au 57)
Il est maintenant possible de parler de la pureté sexuelle avec précision. Cela va être l’objet des quatre catéchèses suivantes, parmi les dernières de ce troisième cycle. Nous rappelons que pour Jean-Paul II, pureté est ici synonyme de tempérance, de maîtrise de soi ou plus encore de chasteté.
Jean-Paul II va maintenant fonder sa réflexion sur un texte de s. Paul qu’il éclairera par d’autres textes du même auteur : « voici quelle est la volonté de Dieu : c’est votre sanctification ; c’est que vous vous absteniez d’impudicité, que chacun de vous sache user du corps qui lui appartient avec sainteté et respect, sans se laisser emporter par la passion, comme font les païens qui ne connaissent pas Dieu » (1 Th 4, 3-5). Or, remarque le pape, après avoir cité ce passage (54, 1 ; p. 324 et 325), « dans cette formulation, chaque mot a une signification particulière et mérite donc un commentaire adéquat ». (id., 2 ; p. 325)
Jean-Paul II étudie successivement ce qu’est la pureté et ses deux causes (vertu morale et don du Saint-Esprit).
a) Nature de la pureté (54, 2 et 3)
Le pape procède à une analyse objective de la pureté du cœur au sens restreint dans un exposé très systématique, qui ne lui est pas coutumier : il lit dans le texte de Paul une définition de la pureté. Or, une définition procède du plus général (le genre) au plus particulier (la différence spécifique). On se rappelle que Jean-Paul II avait procédé ainsi en tentant de définir l’homme à partir de Gn 1 (cf. 5, 5 et 6 ; I, p. 45 à 49).
1’) Le genre lointain
C’est une capacité, ce que la morale classique appelle habitus et que Jean-Paul II traduit par « aptitude ». Or, la pureté est bien une aptitude de l’homme. C’est « une capacité pratique qui met l’homme en mesure d’agir d’une manière déterminée et en même temps à ne pas agir de manière contraire ». Celui qui a par exemple la capacité de bien calculer fera difficilement des erreurs de calcul.
2’) Le genre prochain
Il existe deux sortes d’aptitude (ou habitus) : au bien et au mal. La première s’appelle vertu et la seconde vice. Mais la pureté ordonne au bien, puisqu’elle fait « user du corps qui lui appartient avec sainteté et respect ». C’est donc que la pureté est une vertu. Un point est capital : toute vertu est « enracinée dans la volonté », donc dans la conscience et la liberté. Il en va de même de la pureté.
Mais de quelle sorte de vertu s’agit-il ? Autrement dit, quelle est la différence spécifique de la vertu de pureté ? Jean-Paul II va la caractériser de deux manières complémentaires, négative (et c’est le sens classique, habituel) et positive de pureté (c’est l’apport propre de la perspective de Jean-Paul II, enracinée dans l’Écriture). Karol Wojtyla avait déjà noté et développé ce double aspect, dans Amour et responsabilité, regrettant que la perspective classique ait trop insisté sur la dimension négative de la tempérance, de la pureté.
Le « oui » et le « non » de la chasteté
Selon un premier sens, « le terme ‘tempérance’ désigne […] une aptitude constante de modération assurant un équilibre raisonnable de l’appétit de concupiscence sensuelle ». Mais, « bien que profondément réaliste, cette théorie de la vertu » ne réussit pas « à faire dériver de la tempérance l’essence de la chasteté ». Celle-ci doit se comprendre « en rapport avec la vertu d’amour (de la personne) ». Alors, « être chaste, être pur, signifie avoir une attitude ‘transparente’ à l’égard de la personne de sexe différent ». Ce qui suppose « de vaincre dans la volonté » l’égoïsme de « l’attitude de jouissance ».
Ainsi, la vertu de chasteté « est d’abord un ‘oui’ dont ensuite résultent des ‘non’. […] Fausse est donc l’opinion selon laquelle la vertu de chasteté a un caractère négatif. […] Au contraire, la modération des états et des actes inspirés par les valeurs sexuelles sert positivement celles de la personne et de l’amour ». Bref, la chasteté obéit à « deux commandements relatifs à la personne : l’un positif (‘tu l’aimeras’) et l’autre négatif (‘tu n’en jouiras point’) ». (Amour et responsabilité, Op. cit., p. 157 à 159 ; cf. tout le passage p. 155 à 161)
3’) La différence sous son aspect négatif (id., 2 et 3 ; p. 325 et 326)
C’est, nous le disions, la perspective classique. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Jean-Paul II fasse appel à S. Thomas d’Aquin : celui-ci « voit l’objet de la pureté de manière encore plus directe dans la faculté du désir sensible qu’il appelle » appétit concupiscible (le pape le nomme en latin, non pour le plaisir de l’érudition, mais du fait du caractère technique de ces mots). Précisément, une vertu est spécifiée, déterminée avec rigueur, par son objet et cet « objet » est « ce qui, dans l’homme, est corporel et sexuel ». Or, le texte de S. Paul comporte cet aspect de domination des impulsions sensibles, puisqu’il demande de ne pas « se laisser emporter par la passion ». L’homme est donc appelé à dépasser ce « qui naît spontanément en lui comme inclination, comme attraction » (id., 3 ; p. 325 et 326).
4’) La différence sous son aspect positif (id., 3 ; p. 325 et 326)
« En même temps, […] le texte paulinien attire notre attention sur une autre fonction de la vertu de pureté, […] plus positive que négative ». En effet, Jean-Paul II demande que le corps de chacun et celui d’autrui soient maintenus dans « la sainteté et le respect », ce qui est éminemment positif. Nous le verrons mieux plus loin quand nous analyserons en détail ce qu’est le respect.
5’) Corrélation des deux aspects (id., 3 ; p. 325 et 326)
« Ces deux fonctions [négative et positive], l’‘abstention’ et le ‘maintien’ sont strictement connexes et réciproquement dépendantes ». Ce point est essentiel pour l’éthique : on ne peut « user du corps avec respect » que si l’on s’abstient de l’impudicité, que si l’on maîtrise ses pulsions.
b) Première cause : la vertu morale de respect (54, 4 à 55)
1’) Introduction (54, 4 ; p. 326)
Si l’on continue la lecture attentive du texte de S. Paul, on se rend compte que la pureté est « non seulement » une « capacité de la faculté subjective de l’homme, mais » aussi « une manifestation concrète de la ‘vie selon l’Esprit’ », autrement dit un « fruit » de l’Esprit Saint dont il est parlé dans le contexte, juste après (Ga 5, 22-23). Autrement dit, il fait appel à deux causes : l’une morale, le respect ; l’autre, charismatique », selon le mot de Jean-Paul II, qui trouve sa source dans l’Esprit-Saint. En effet, « le respect qui, chez l’homme, naît à l’égard de tout ce qui est corporel et sexuel […] se révèle être la force la plus essentielle pour maintenir le corps ‘avec sainteté’ ». Le respect est donc une « force d’ordre spirituel ».
« Ces deux dimensions de la pureté – la dimension morale ou vertu, et la dimension charismatique ou don de l’Esprit-Saint – sont présentes et strictement liées l’une à l’autre dans le message de Paul ». (56, 1 ; p. 331)
Pour comprendre la vertu morale de respect, il faut faire appel à un autre grand texte où, dans une toute autre occasion, S. Paul traite de ce qu’il entend par respect du corps : 1 Co 12, 18. 22-25.
2’) Lecture de 1 Co 12,18. 22-25
« Dieu a placé les membres, et chacun d’eux dans le corps, selon qu’il l’a voulu […] Bien plus, les membres du corps, que nous tenons pour les plus faibles sont nécessaires ; et ceux que nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus de respect. Ainsi nos membres moins décents sont traités avec le plus de décence ; nos autres membres n’en ont pas besoin. Mais Dieu a disposé notre corps de manière à donner davantage l’honneur à ce qui en manque, afin qu’il n’y ait pas de division dans le corps, mais qu’au contraire les membres se témoignent une mutuelle sollicitude ». (cf. 54, 5 ; p. 326 et 327, 55, 1 ; p. 327)
Avant d’aborder le commentaire de ce passage, une remarque de méthode est nécessaire (id., 2 et 3 ; p. 327 et 328) : de quel type est la lecture que S. Paul fait du corps humain ? Jean-Paul II écarte deux interprétations erronées qui dessinent en plein la perspective propre du passage.
– D’une part, cette lecture n’est pas une simple description réaliste du corps humain, comme anatomique (id., 2 ; p. 327 et 328). Cette perspective, légitime, est celle des sciences naturelles. Mais l’Évangile considère toujours l’homme comme personne, et le corps fait partie de l’homme : « l’homme […] s’exprime par ce corps et, en ce sens, il ‘est’, dirais-je, ce corps ». Or, seule cette perspective est « adéquate », selon un mot aimé de Jean-Paul II. Aussi, dans le réalisme de la description « est entrelacé un mince fil d’évaluation qui lui confère une valeur profondément évangélique, chrétienne ». Aussi, cette description fait appel à « la vérité de la création » et « de la ‘rédemption du corps’ ».
– D’autre part, la présentation descriptive du seul corps elle-même n’est pas scientifique, biologique, elle est « simple description ‘pré-scientifique », car elle se fonde sur le seul « réalisme commun », ce qui est « suffisamment ‘réaliste’ ». (id., 3 ; p. 328)
3’) Exposé (id., 4 à 7 ; p. 328 et 330 )
Qu’est-ce que le respect à la lumière de 1 Co 12 ?
a’) Le respect a la honte pour source (id., 4 et 5 ; p. 328 et 329)
Le texte de S. Paul montre qu’il existe un lien intime entre le respect et la honte, puisqu’il recommande de respecter davantage les membres les plus honteux. En effet, le membre le moins décent ou le moins honorable est celui qui fait éprouver le plus de honte.
Or, la honte éprouvée par « les premiers êtres humains, homme et femme […] après le péché originel » est de cause d’abord spirituelle, et non pas organique. Rappelons une importante précision apportée par les analyses antérieures : l’indécence n’est pas liée à une raison de nature somatique, puisqu’« une description scientifique et physiologique traite tous les organes du corps humain de manière neutre, avec la même objectivité » ; elle est de nature personnelle, et liée à notre nature blessée par le péché.
« Ainsi donc, on peut dire que c’est précisément de la honte que naît le ‘respect’ pour le corps ».
b’) Or, le sens profond de la honte est la pureté (id., 6 ; p. 329 et 330)
Nous l’avons longuement vu. Tout d’abord, elle « correspond au dessein originel du Créateur », puisque S. Paul écrit que c’est « Dieu [qui] a disposé notre corps » (v. 24). Ensuite, la honte divise notre corps, puisqu’elle établit une différence entre des membres indécents et des membres honorables. Or, le corps est signe de la personne et de son âme ou intériorité. Aussi « la ‘division dans le corps’ […] est une nouvelle expression de la vision de l’état intérieur de l’homme après le péché originel ».
Mais il n’en était pas ainsi dans l’état d’innocence originelle qui ignorait la division du corps (l’extérieur) et donc du cœur (l’intérieur) : citant justement le passage de S. Paul que nous commentons, Jean-Paul II remarque qu’alors existait une « mutuelle sollicitude que se témoignent les membres du corps » (1 Co 12, 25) : c’est donc que ce passage fait mention de l’harmonie originelle, ou du moins y fait allusion. Celle-ci était expérimentée comme « force unitive de leurs corps ». Et cette harmonie est la pureté du cœur dont parlent l’Évangile et S. Paul.
c’) Donc, le respect est chemin de pureté (id., 7 ; p. 330)
Dans ce même passage aux Corinthiens, « Paul indique également la voie qui […] mène à la transformation graduelle de cet état jusqu’à la victoire sur cette ‘division dans le corps’ […] qui peut et doit se réaliser dans le cœur de l’homme » par « la pureté ou […] le maintien de son propre corps avec sainteté et respect » (cf. 1 Th 4, 3-5).
Plus précisément, ce respect qui est pureté est rétablissement de l’unité à un double niveau : dans la personne (en son corps et en son cœur) et, « évidemment, dans les relations réciproques (spécialement entre l’homme et la femme »).
La valeur de la personne
« Il appartient à l’essence de la personne, en tant que sujet concret de tous les actes possibles, de ne jamais devenir objet. Elle est nécessairement victime d’une illusion si elle se prend elle-même pour un objet [3] ».
c) Seconde cause : l’Esprit-Saint (56 et 57)
La fructification, qualifiée par Jean-Paul II de « charismatique », du mystère de la rédemption (57, 1 ; p. 333 et 334) apparaît déjà dans le texte de Galates, mais un autre texte de Paul le manifeste mieux.
1’) Nécessité (56, 2 à 5 ; p. 331 à 333)
La pureté du cœur est une exigence spirituelle. Le Saint-Père l’établit à partir d’un des passages centraux du message paulinien sur le corps : 1 Co 6. « Fuyez la fornication ! Tout péché que l’homme peut commettre est extérieur à son corps ; mais qui s’adonne à l’impudicité pèche contre son propre corps. Ou bien ne savez-vous pas que votre corps est un temple du Saint-Esprit qui est en vous et que vous tenez de Dieu ? Et que vous ne vous appartenez pas ? » (1 Co 6, 18-19) Et déjà avant : « Ne savez-vous pas que vos corps sont les membres du Christ ? » (1 Co 6, 15) On le voit, ces deux passages parlent clairement de la pureté au sens précis, spécifique du terme.
La cause précédente, d’ordre moral, montrait que les péchés charnels sont une « ‘profanation’ du corps : ils privent le corps de la femme ou de l’homme du respect qui leur est dû en raison de la dignité de la personne ».
Mais ici, S. Paul « va plus loin » et développe une argumentation spirituelle, qui fait appel à l’Esprit-Saint : « le péché contre le corps est même une ‘profanation du temple’« qu’est devenu notre corps. Ainsi, notre corps n’est pas que notre corps, il y a « une autre source de la dignité du corps : le Saint-Esprit ». L’Incarnation rédemptrice du Christ entraîne « une nouvelle mesure de la sainteté du corps ». D’où découle, en positif, l’exigence d’un devoir moral.
Détaillons ces deux points :
L’homme est temple de l’Esprit-Saint. En effet, tout homme est sauvé par le Christ. Or, « le fruit de la rédemption est l’Esprit Saint » ; voilà pourquoi il « habite dans l’homme et dans son corps comme dans un temple ». Précisément, le don est double : le don incréé de l’Esprit-Saint et le don créé de son corps et de sa personne. « Dans ce don qui sanctifie chaque homme, le chrétien se reçoit de nouveau lui-même comme don de Dieu ».
Mais le don de Dieu est aussi une tâche, autrement dit une activité de l’homme ; il devient une exigence éthique. En effet, par la rédemption, « vous avez été achetés à prix élevé » (1 Co 6, 20) ; or, tout don crée la conscience d’un retour qui est « l’abstention de l’impudicité ». Mais de plus, le mystère de la Rédemption du Christ ne demande pas seulement la prise de conscience, il « fructifie », autrement dit porte du fruit, il est actif : il « agit afin d’acquérir une aptitude ou capacité dite vertu de pureté ». En effet, « l’Esprit Saint », parce qu’il « habite » en l’homme qui est son temple, « y opère avec ses dons spirituels ». (57, 2 ; p. 334)
Cette exigence morale se dédouble à son tour. En effet, elle comporte un double aspect, positif et négatif, que Paul exprime avec une concision extrême : « Le corps n’est pas pour l’impudicité ; il est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps » (1 Co 6,13). Négativement, la norme est refus du péché d’impureté (cf. par exemple 1 Co 6,15-17) ; positivement, elle est sainteté du corps : dans une autre épître, l’Apôtre commande à l’homme d’« user avec sainteté et respect du corps qui lui appartient » (1 Th 4, 3-5).
2’) Moyens (57, 2 et 3 ; p. 334 et 335)
Comment s’exerce la pureté comme don de l’Esprit-Saint ? Nous l’avons vu, l’exercice de la pureté est un don de l’Esprit. Mais ces dons, « connus dans l’histoire de la spiritualité » et fondés sur Is 11,2 (le texte hébreu dans la traduction grecque de la Septante et latine de la Vulgate) sont au nombre de sept : sagesse, intelligence, science, conseil, piété, force, crainte. Quel est « celui qui s’adapte le mieux à la vertu de pureté » ? Jean-Paul II en reparlera longuement à propos du sacrement de mariage, ainsi qu’il en émet le désir (« peut-être aurons-nous encore l’occasion… »). Mais relevons quelques notations que le pape fait dès à présent.
Le don le mieux adapté est le don de piété, selon la parole de Paul déjà citée : « user du corps […] avec respect » (1 Th 4, 3-5). Nous verrons plus loin qu’en optant pour la piété et non pour la crainte, Jean-Paul II se démarque pour une part d’une longue tradition. Une note technique explique le sens de la piété ou eusebia en grec (note 64, p. 334). Qu’est-ce que la piété ? Ce don de l’Esprit a pour but de rendre sensible au mystère de la création et de la rédemption divine. Or, la pureté ouvre au sens sponsal du corps qui est le fruit de la création, rétablie par la rédemption. Voilà pourquoi « la piété […] semble favoriser particulièrement la pureté », en la sensibilisant à la grandeur du corps.
3’) Fruits (id., 3 ; p. 334 et 335)
Quels sont les fruits de l’exercice de la pureté ? D’une part le don de pureté rend gloire à Dieu. En effet, qui dit gloire dit manifestation, actualisation. Or, « la pureté […] actualise » dans le corps humain toute la dignité de l’œuvre de Dieu. Aussi, Jean-Paul II peut affirmer en toute rigueur que « la pureté est la gloire du corps humain devant Dieu ».
D’autre part, et nous nous contenterons de le relever, en le proposant à la méditation du lecteur car le commenter nous entraînerait trop loin : la pureté est source de beauté, et donne aux relations humaines « la simplicité et la profondeur, la cordialité et l’authenticité incomparables de la confiance personnelle ».
d) Confirmation scripturaire (id., 4 à 6 ; p. 335 et 336)
1’) Dans l’Ancien Testament (id., 4 à 6 ; p. 335 et 336)
Les textes sapientiaux manifestent la double dimension déjà décrite de la pureté, « comme vertu et comme don ». En effet, « la vertu est au service » du don, elle y dispose et « le don fortifie la vertu ». Or, dans le texte suivant, la pureté est condition de la sagesse qui est un don de Dieu : « J’ai dirigé mon âme vers elle [la sagesse], dans la purification je l’ai trouvée » (Si 51, 20 ; cf. aussi Si 23, 4-6). Lisons maintenant un extrait d’un autre livre de la Bible : « Je savais que nul ne pouvait avoir la continence si Dieu ne la donnait. Et c’était déjà de la sagesse de savoir de qui elle était le don ». (Sg 8, 21 selon la traduction de la Vulgate) Ici, par contre, « la sagesse » apparaît comme « la condition de la pureté » Ainsi donc, du fait de sa double polarité à l’égard de la sagesse, la présentation de la pureté dans les sapientiaux est « une préparation indirecte mais néanmoins réelle à la doctrine paulinienne sur la pureté ». Comme on l’a vu, elle a dû aider les auditeurs du Christ.
2’) Dans le Nouveau Testament (id., 5 ; p. 336)
Alors que nous avons vu la pureté surtout « dans une perspective eschatologique », le texte suivant de Paul « met en lumière son rayonnement […] temporel » : « Tout est pur pour les purs. Mais pour ceux qui sont souillés et qui n’ont pas la foi, rien n’est pur » (Tt 1,15).
e) Conclusion (id., 5 et 6 ; p. 336)
Ainsi donc « il existe de profondes raisons pour lier toute la thématique de la pureté » que l’on trouve chez S. Paul « aux paroles de l’Évangile » sur « la résurrection ». En effet, la vie dans l’Esprit trouve ses racines dans la rédemption du Christ : elle en est aussi l’expression éthique ; or, la « rédemption » a « la résurrection » comme « ultime expression ». La doctrine paulinienne tout à la fois continue et enrichit, approfondit la doctrine contenue dans les Évangiles.
D) La pédagogie du corps racheté
Nous sautons ici la catéchèse 58, que nous retrouverons en conclusion de la troisième partie, pour aborder la série de cinq catéchèses (TDC 59 à 63) qui clôt le cycle relatif à l’ethos de la rédemption du corps en tire une conséquence pratique du plus haut intérêt : Jean-Paul II l’appelle la pédagogie du corps. Il ira du plus universalité au plus particulier : il traitera successivement de la pédagogie du corps en général (TDC 59), puis de son application à la culture et plus précisément encore à l’art (TDC 60), pour finir par s’intéresser à la question de la place et plutôt de la moralité du corps et singulièrement de la nudité (du corps) dans l’art (TDC 61 à 63).
1) La pédagogie du corps en général (TDC 59)
a) Importance
L’anthropologie (l’étude de l’homme) que nous avons développée avant et « que nous pouvons appeler ‘théologie du corps’ […] est, en même temps, une pédagogie ». (id., 2 ; p. 341) La pédagogie du corps est à cette théologie du corps qu’elle prolonge directement, un peu comme la pratique à la théorie.
En effet, qui dit pédagogie dit éducation, c’est-à-dire tâche qui conduit l’homme à son achèvement : le Créateur montre à l’homme à la fois les exigences qu’il attend de lui et « les voies à suivre pour les assumer et les réaliser ». Or, « le Créateur a assigné le corps, sa masculinité et féminité, comme tâche à l’homme ». Il existe donc une pédagogie spécifique du corps. Autrement dit, l’homme est un être inachevé qui est à la fois don et tâche, notamment en son corps : voilà pourquoi il a besoin d’être éduqué.
b) Objet
Quelle est la discipline adaptée à cette pédagogie du corps ?
1’) En négatif (id., 3 ; p. 341 et 342).
Cette discipline n’est pas la science. En effet, l’éducation du corps doit se fonder sur une conscience adéquate de sa nature ; or, le corps ne peut être séparé de la personne, et notamment de sa dignité spirituelle et de sa signification sponsale : le corps exprime la personne et son âme. Mais la science, notamment la « biophysiologie et la biomédecine » que cite Jean-Paul II, « de par soi ne développe pas la conscience du corps comme signe de la personne, comme manifestation de l’esprit ». Remarquons que l’argument ne se fonde pas sur le concept de connaissance adéquate, mais sur la séparation que la biologie opère entre « ce qui, dans l’homme, est corporel de ce qui est spirituel ».
Un signe de ce matérialisme est la facilité avec laquelle on en vient « à traiter plus ou moins systématiquement le corps comme objet de manipulations », oubliant ainsi sa dignité de sujet.
Le corps humain est-il un cadavre ?
Au début, on connaissait le corps humain par analogie et par extrapolation à partir de la connaissance anatomique des cadavres animaux (comme on le voit dans les traités de Galien).
Au Moyen-Age, le corps humain est sacré ; on ne saurait toucher au cadavre, puisque celui-ci est destiné à la résurrection de la chair. Le principe est juste et ce respect est légitime (c’est encore lui qui inspire le respect de la dépouille et la résistance opposée par l’Église à une banalisation de l’incinération, de la crémation du corps post mortem ), mais la conséquence tirée est excessive. Il y a aussi là un sens profond de l’unité corps-âme : le corps n’est pas moins humain que l’âme. Il ne faut pas se cacher combien l’étude des cadavres prépare à une conception dualiste du corps humain, combien elle dispose l’esprit à déconnecter ce corps, ce cadavre qu’on dilacère, qu’on entame, de l’âme humaine. De plus, la théologie chrétienne se méfie d’une libido sciendi (saint Augustin) qui dénuderait le corps humain par simple curiosité : c’est en effet par la curiosité que le démon a attrapé Ève et il ne s’y prend pas d’une autre manière aujourd’hui.
La médecine n’a donc accèdé au statut de discipline scientifique le jour où elle a commencé à étudier les cadavres [4]. On le voit chez le grand médecin Vésale. Aussi son œuvre et la banalisation de l’anatomie sont-elles le signe d’une « mutation anthropologique saisissante [5] » qui tire sa « source des représentations de l’homme anatomisé [6] ».
2’) En positif (id., 4 ; p. 342 et 343)
Seule la théologie du corps peut éduquer l’homme du point de vue du corps, car elle seule considère le corps en sa plénitude, comme signe de l’esprit. Or, éduquer le corps signifie que « l’esprit humain » le conduise à sa maturité adéquate, pour qu’il devienne « lui aussi un signe de la personne dont celle-ci est consciente ». Certes, la science peut aider à cette tâche, « mais » à condition qu’elle ait conscience du sens sponsal du corps et « uniquement à condition que cette connaissance aille de pair avec une adéquate maturité spirituelle de la personne humaine ».
c) Lieux
Qui énonce la pédagogie du corps aujourd’hui ? L’Église s’est particulièrement attachée à en parler, notamment dans deux documents [7]. Le premier est du concile Vatican II dont un chapitre entier de la constitution pastorale Gaudium et Spes est consacré à la dignité du mariage et à sa valorisation (IIè partie, chap. 1). L’autre est de Paul VI, dans l’encyclique Humanæ Vitæ, parue en 1968.
– Cette pédagogie est d’abord constat lucide de « la situation qui existe » dans le domaine du mariage, donc de la sexualité (id., 5 ; p. 343 et 344).
Citons seulement Gaudium et Spes qui parle de la famille et du mariage : « la dignité de cette institution ne brille pas partout du même éclat puisqu’elle est ternie par la polygamie, la plaie du divorce, l’amour soi-disant libre, ou d’autres déformations. De plus l’amour conjugal est trop souvent profané par l’égoïsme, l’hédonisme et par des pratiques illicites contre la génération ». (n. 47. Caractérisation que confirme l’encyclique Humanae Vitae, n. 17)
Or, c’est aussi dans un contexte de déformation de la conception du mariage que le Christ est intervenu et « a dicté ses paroles sur l’unité et l’indissolubilité du mariage » (Mt 19), et celles sur la pureté (Mt 5). C’est donc que l’Église a aussi une parole de libération et de sollicitude sur la théologie du corps et du mariage : elle joue donc un rôle éducateur. Le pape Jean XXIII n’a-t-il pas donné à une de ses encycliques, sur l’Église, le beau titre – de Mater et Magistra ?
– Après le diagnostic suit la suggestion de traitement (id., 6 et 7 ; p. 344 et 345) qu’administre encore Humanæ Vitæ.
« Les moyens » suivent la finalité. « La domination des instincts par la raison et la libre volonté, écrit Paul VI, impose indubitablement une ascèse ». Et Jean-Paul II de souligner que son prédécesseur se sert souvent de ce terme, « afin que les manifestations affectives de la vie conjugale soient conformes au bon ordre ». Or, cette « discipline […] exige un effort continu (c’est précisément cet effort qui a été appelé ‘ascèse’), mais, grâce à son influence bénéfique, les époux développent intégralement leur personnalité et l’enrichissement de valeurs spirituelles ». (n. 21) On notera en passant, que, dans un vocabulaire plus traditionnel, Paul VI, retrouve le double dimension positive et négative de la pureté, de la tempérance. Plus loin, il parle « de la nécessité de créer un climat favorable à l’éducation de la chasteté » (Humanæ Vitæ, n. 22)
d) Conclusion
Nous sommes maintenant à même de comprendre en quoi consiste pleinement la finalité de la pédagogie du corps : elle a pour but « de rendre les ‘manifestations affectives’ – surtout celles qui sont ‘le propre de la vie conjugale’ – conformes à l’ordre moral et, en définitive, [ce qui est identique] à la dignité de la personne ». (id., 7 ; p. 344 et 345)
2) La pédagogie du corps dans la culture et dans l’art (TDC 60)
Comme nous le disions dans l’introduction, la perspective se rétrécit : nous allons parler de l’ethos du corps, de sa mise en œuvre pédagogique, dans le cadre des « œuvres de la culture, spécialement les œuvres d’art ». Il faut donc préciser deux points : en quoi éthique et culture se rejoignent ? quelles sont les œuvres de culture ?
a) Relations entre art et éthique
Le domaine de l’art intéresse aussi l’éthique :
1’) Principe (id., 1 ; p. 345)
Le principe essentiel a déjà été mis en œuvre. Une pédagogie adéquate du corps doit tenir compte non seulement de « la réalité objective du corps, mais encore et beaucoup plus, [de sa réalité] subjective », ainsi que nous l’avons vu dans les textes bibliques : en effet, dans la terminologie de Jean-Paul II, la dimension subjective est identiquement la dimension personnelle ou spirituelle ; en sa dimension personnelle, le corps est donc reconnu comme signe de l’esprit, de la personne. Tout véritable ethos doit se fonder sur cette identification ontologique (ie. de l’être) du corps.
2’) Application (id., 2 et 3 ; p. 345 et 346)
Le propre des « œuvres de culture » est qu’elles « prolongent [le corps] en un certain sens à l’extérieur des hommes vivants ». Et le contact avec le corps est ici de l’ordre de l’expérience esthétique. De ce point de vue, le corps est considéré objectivement. Mais il ne faut pas oublier que le terme esthétique vient du grec « je regarde ». Et, nous l’avons montré, le Christ accorde une importance particulière au regard qui se porte sur le corps humain. Nous retrouvons dès lors l’autre point de vue : subjectif, personnel. De même que l’on ne peut tronquer le corps d’un de ces deux aspects », de même l’esthétique ne peut complètement se détacher de l’éthique.
Voilà pourquoi l’œuvre d’art ne saurait se désolidariser de l’éthique : « Ainsi donc tout le domaine des expériences esthétiques se retrouve en même temps dans le cadre de l’ethos du corps ». Et le critère éthique est celui de la pureté du corps, comme nous le redirons plus longuement dans la suite.
Autrement dit, la responsabilité de l’artiste est double : esthétique mais aussi éthique.
Pas d’esthétique sans éthique
Cette affirmation qui paraîtra banale à certains ne l’est nullement dans le contexte culturel, philosophique, et parfois même idéologique, actuel. En effet, notamment depuis Nietzsche, l’art a voulu totalement se déconnecter de la régulation éthique ; le beau a voulu s’autonomiser par rapport au bien. C’est le sens du mot fameux d’André Gide qui se veut un mot d’ordre : « On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments », que relaie, sur un mode humoristique, une parole d’Oscar Wilde : « Le fait qu’un homme est un empoisonneur ne prouve rien contre sa prose [8] ».
b) Les différents domaines de la culture
Quelques distinctions vont permettre de circonscrire le vaste genre des œuvres de culture.
1’) Première distinction (id., 3 ; p. 346)
Jean-Paul II distingue d’abord l’agir et le faire. Le corps humain peut être considéré comme engagé soit « dans les relations et la coexistence des hommes vivants », soit « dans le cadre des objectivations propres aux œuvres de culture ». Dans le premier cas, le corps intéresse le domaine de l’agir et dans le second celui du faire. Nous parlons des objets de culture, et le corps humain en est un. Le corps est donc considéré comme objet de culture ; ici, nous ne nous intéresserons qu’au corps comme « thème » des œuvres de culture, autrement dit du corps « objectivé » en ces œuvres que sont les œuvres dart.
2’) Deuxième distinction
a’) Exposé (id., 4 ; p. 346 et 347)
Jean-Paul II distingue ensuite le corps comme objet et le corps comme modèle dans les arts visuels. « Une chose est le corps humain vivant […] qui crée par lui-même l’objet d’art et l’œuvre d’art », comme au théatre, ou à la danse ou au cinéma, « et une autre chose est le corps qui sert de modèle à une œuvre d’art, comme dans les arts plastiques, sculpture ou peinture ».
Il faut encore mettre à part, dans ce dernier cas, le cinéma (le « film », comme dit le texte), et la « photo » : ici, le corps n’est plus modèle comme en sculpture ou peinture, mais il est « objet d’une reproduction » spécifique.
b’) Importance (id., 5 ; p. 347 et 348)
Cette dernière distinction est importante « au point de vue de l’ethos du corps ». En effet, cette éthique se fonde sur le respect de la signification et de la subjectivité du corps. Or, le cinéma et la photographie ont plus tendance que la peinture et que la sculpture à faire du corps un objet anonyme : dans le cas de « la représentation et de la transmission (télévisée ou cinématographique) », d’une part, « la reproduction artistique perd, en un certains sens, son contact fondamental avec l’homme-corps » : elle multiplie les médiations entre le corps personnel qui est vu et les spectateurs ; d’autre part, la multiplication des reproductions, la propagation, fait perdre au corps son identité, elle le voile et le cache, bref, le rend anonyme. Or, cet anonymat spécifique n’existe pas dans « la transfiguration typique de l’œuvre d’art […] dans les arts plastiques ». Cinéma et photo requièrent donc une évaluation éthique, une déontologie spécifique.
Mais Jean-Paul II n’exploitera pas cette distinction plus loin, puisqu’il parlera de l’ethos de l’image en général. Il se contente donc d’ouvrir cette piste très féconde.
Venons-en maintenant au sujet principal.
3) La moralité de la nudité dans l’art (61 à 63)
Une seconde fois, Jean-Paul II limite la pédagogie du corps. Précisément, il va borner la recherche sur l’ethos du corps humain à la culture artistique au cas le plus crucial et le plus difficile : celui de la nudité dans les œuvres d’art. Il faut noter le courage et l’originalité de la réflexion – et nous voulons parler tant du thème que des conclusions – ici proposée.
a) Problème (61, 1 ; p. 348)
À priori, selon les critères précédemment mis en place, la nudité apparaît immorale. En effet, rappelle Jean-Paul II en une formule d’une rare densité, « le corps humain » et donc « le nu dans toute la vérité de sa masculinité et féminité » « a la signification d’un don de la personne à la personne ». (61, 1 ; p. 348 ou ibid.) Or, l’objectivation artistique du corps humain « perd cette signification profondément subjective du don ». Autrement dit, il y a « toujours un certain transfert à l’extérieur de la donation interpersonnelle » de cette « configuration » du corps. Et cela vaut autant pour l’auteur de l’œuvre d’art que pour « ceux qui la regardent », car en quelque sorte, ils « se l’approprient ».
Mais ici « surgit un problème ». En effet, continue Jean-Paul II en paraissant se contredire, « il n’en résulte nullement que le corps humain ne puisse, dans sa nudité, devenir le thème d’une œuvre d’art ». Comment le comprendre ?
b) Réponse
Le double critère, négatif (qui prohibe la nudité) et positif (qui l’autorise) sont en fait les deux faces d’une unique réalité que le critère positif fonde et dévoile davantage. Mais le critère négatif en premier est le plus important à rappeler à notre temps et l’état de nature blessée en rend urgente l’application. En un mot, ce critère éthique est le respect (Jean-Paul II parle de « conformité ») de la signification ou de la vérité totale, personnelle et donc sponsale du corps humain (critère positif) ; mais cette signification se vérifie par la présence de la honte, de la pudeur qui est signe et garant de ce sens, ainsi que nous avons pu le voir en détail auparavant (critère négatif).
« La pudeur protège le mystère des personnes »
Le nouveau catéchsime nous rappelle la signification de la pudeur : « La pudeur préserve l’intimité de la personne. Elle désigne le refus de dévoiler ce qui doit rester caché. Elle est ordonnée à la chasteté dont elle atteste la délicatesse. Ele guide les regards et les gestes conformes à la dignité des personnes.
« La pudeur protège le mystère des personnes et de leur amour. Elle invite à la patience et à la modération dans la relation amoureuse ; elle demande que soient remplies les conditions du don et de l’engagement définitif de l’homme et de la femme entre eux.La pudeur est modestie. […] Elle se fait discrétion [9] ».
De plus, ce critère doit être appliqué aux deux types de personnes que l’œuvre d’art met en relation : l’artiste et le destinataire, autrement dit, l’émetteur et le récepteur.
1’) Le critère négatif (61, 2 à 62)
a’) Exposé (61, 2 et 3 ; p. 349 et 350)
Le critère de moralité n’est pas le critère purement objectif et extrinsèque de la nudité. Pour l’expliquer, Jean-Paul II va rappeler des notions détaillées quand il a traité de la pudeur.
La pudeur qui pousse à vêtir la nudité a sans doute des justifications climatiques (et hygiéniques), mais elle se fonde aussi et d’abord sur des raisons éthiques. Le sens profond de la pudeur est le suivant : « l’homme refuse de devenir par sa propre nudité anonyme un objet pour les autres et il n’accepte pas que l’autre le devienne pour lui ». En effet, en tout son être, l’homme est orienté vers le don de soi pour l’autre considéré non comme un objet-moyen, mais comme un sujet ; or, la pudeur, parce qu’elle est besoin d’intimité, sauve notre dignité de sujet. La pudeur traduit donc au plan de la sensibilité humaine, ce qui est la vocation de la personne : comme dit Jean-Paul II, il y a une « continuité » (entre le corps et la personne en sa totalité).
Mais le propre de la culture est de faire fructifier ce qui appartient à la sensibilité humaine. Voilà pourquoi « cette pudeur originelle […] est un élément permanent de la culture et des mœurs ». Prudemment, le pape remarque : « Il est probable qu’on puisse également » la trouver « dans la vie des populations dites primitives ».
Un signe important, d’ordre subjectif (c’est-à-dire vécu, que chacun expérimente) de l’existence de la pudeur est que « l’homme doué d’une sensibilité développée surmonte, non sans difficulté et résistance intérieure, les limites de la pudeur. Et ceci est mis en évidence jusque dans les situations où il est nécessaire de dévêtir le corps, comme par exemple pour des examens ou des interventions au niveau médical ». Jean-Paul II parle plus loin d’« empreinte » (62, 1 ; p. 351). À contrario, dans « les camps de concentration […], la violation de la pudeur corporelle était devenue une méthode utilisée consciemment dans le but de détruire la sensibilité personnelle et le sens de dignité humaine ».
b’) Application au problème de l’art (id., 4 à 62, 2 ; p. 350 à 352)
De fait, l’expérience et les développements antérieurs obligent à constater que « de nombreux motifs […] poussent l’homme à agir contrairement à ce qu’exige la dignité du corps humain » (id., 3 ; p. 350), le dénudant sans respect. Et la cause de fond est toujours le péché de l’homme, lié à son état historique d’être soumis à la triple concupiscence, et fragilisé par elle. « Il ne nous est pas permis de l’oublier, même quand il s’agit du vaste domaine de la culture artistique, celle surtout de caractère visuel et spectaculaire », puisque l’on a vu que l’adultère (le désir déshumanisant) commence avec le regard.
Concrètement, comment dire que le spectacle ne respecte pas l’ethos du corps ? Autrement dit, quand peut-on l’accuser de « pornovision » (qui est au spectacle ce que la pornographie est à l’activité spectaculaire) [10] ? Le critère à mettre en œuvre est simple : « lorsque sont dépassées les limites de la pudeur ». Mais il ne faudrait pas croire qu’il est laissé à la subjectivité de chacun, à la sensibilité de sa propre pudeur. En effet, traduit en termes objectifs, le critère se dédouble : il y a pornovision lorsque « dans l’œuvre artistique, se trouve[nt] violé[s] au moyen des techniques de la production audiovisuelle » d’une part « le droit à l’intimité du corps », d’autre part , et « en dernière analyse », « la profonde harmonie du don », c’est-à-dire lorsque se trouve occultée la signification sponsale du corps qui seule permet la communion des personnes et donne sens à la nudité et à l’acte conjugal.
Notez combien Jean-Paul II n’accuse pas la nudité du corps comme telle, mais la signification qu’on lui donne : il intériorise et personnalise le critère et lui redonne ainsi sa plénitude de sens éthique.
La gratuité du beau et de l’art
« ‘Créé à l’image de Dieu’ (Gn 1,26), l’homme exprime aussi la vérité de son rapport à Dieu Créateur par la beauté de ses œuvres artistiques. L’art, en effet, est une forme de l’expression proprement humaine ; au-delà de la recherche des nécessités vitales commune à toutes les créatures vivantes, il est une surabondance gratuite de la richesse intérieure de l’être humain [11] ».
c’) Première difficulté (62, 2 ; p. 351 et 352)
Les trois difficultés qui suivent sont implicitement contenues dans le texte.
Le pape remarque que cette violation de signification n’appartient, bien entendu, pas à l’ordre réel, mais seulement à « l’ordre intentionnel de […] la représentation » ; pour le dire autrement, ce n’est pas la personne de l’acteur elle-même qui est violée en son droit à la dignité personnelle, puisqu’elle est « modèle » ou « thème », selon la distinction établie ci-dessus.
Mais la moralité doit se prendre non pas du côté de celui qui représente, l’acteur, mais du côté du public. Ce qui permet à Jean-Paul II d’introduire ou plutôt d’ébaucher un nouvel argument contre la pornovision. La nudité du corps, le don conjugal des corps « doit appartenir strictement aux relations interpersonnelles » ; or, le spectacle pornographique les « transfert dans la dimension de la ‘communication sociale’ », donc, en fait une « propriété publique ». Ce qui est contraire à notre « juste sentiment ».
Le recours au sentiment est légitime : qui n’est pas choqué de voir des amoureux s’embrasser sans gêne (sans pudeur) sur la place publique ? Il y a là une réaction légitime et profonde qui relève, elle, de la pudeur du spectateur involontaire : les expressions physiques de l’amour n’ont de signification (dans toute l’ampleur du terme) que pour les personnes qui s’aiment. Pour celui qui ignore ces personnes, leurs gestes sont dénués de sens, c’est-à-dire sont absurdes. Montrer ces gestes en public, c’est obliger l’autre au voyeurisme et l’inciter au péché de chair.
d’) Deuxième difficulté (62, 2 à 4 ; p. 351 à 353)
Le Saint-Père va maintenant à l’objection la plus souvent entendue, celle du naturalisme.
1’’) Objection (id., 2 ; p. 351 et 352)
Un certain « prétendu naturalisme » veut agir « au nom de la vérité réaliste sur l’homme – la vérité tout entière sur l’homme ». Or, le corps en sa nudité fait partie de « tout ce qui est humain ». Donc, c’est hypocrite, c’est manquer la vérité que de ne pas montrer l’intimité des corps masculin et féminin.
2’’) Réponse (id., 3 ; p. 352)
L’objection oublie un point essentiel : le destinataire de cette vérité. En effet, le corps, en sa vérité intégrale, signifie le don de la personne ; et ce don s’adresse à une autre personne : le corps est pour la communion des personnes et c’est cela qui fait la grande valeur du corps humain. Or, le propre de l’œuvre d’art est la destination non plus personnelle, mais universelle, anonyme. D’un point de vue différent, mais complémentaire : le corps est appelé à signifier la dignité du sujet et cette dignité est sauvegardée dans la relation interpersonnelle ; le spectateur anonyme ne peut donc que le réduire à l’état d’objet.
Jean-Paul II donne une heureuse formulation de cette intuition : « cet ‘élément du don’ se trouve, pour ainsi dire, suspendu dans la dimension d’une réception inconnue et d’une réponse imprévue ; de ce fait, il est d’une certaine manière menacé, en ce sens qu’il peut devenir l’objet anonyme d’une ‘appropriation’, l’objet d’un abus ».
3’’) Conséquence (id., 4 ; p. 352 et 353)
Et ce que nous énonçons comme des vérités anthropologiques, se transcrit, du point de vue éthique, en norme, c’est-à-dire en devoir : l’indicatif devient impératif, et précisément ici, un interdit, donc une « limite ». « Personne », ni l’artiste, « – ni d’autres responsables en cette matière – n’a le droit d’exiger de proposer ou de faire en sorte que d’autres hommes, invités, exhortés ou admis à voir […] l’image violent ces limites, avec eux ou à cause d’eux ». L’affirmation est extrêmement forte et nette. Elle balaye d’un coup l’affirmation souvent entendue chez les pornocrates et les diffuseurs : nous présentons des films X, mais les personnes sont libres, si elles le veulent de ne pas venir voir. L’immoralité, en fait, intervient en amont, dès la diffusion elle-même (sans parler de la production).
Pourquoi Jean-Paul II s’intéresse-t-il tant à la personne humaine ?
Le pape a notamment puisé cet intérêt dans sa connaissance de l’immense tragédie et de l’imposture communiste : « Pour Jean-Paul II, aucun doute : c’est ‘la faiblesse de son anthropologie’ qui a causé la perte du marxisme. En termes moins philosophiques, on dira que le péché originel de Marx a été de méconnaître la complexité de l’être humain, de l’avoir réduit à sa fonction économique, le reste étant illusion, culture dilatoire, […] opium du peuple [12] ».
e’) Troisième difficulté (id., 5 ; p. 353)
Là encore, Jean-Paul II énonce une difficulté qui pourrait monter en nous : notre refus de la nudité n’est-il pas un retour caché d’« une mentalité puritaine ou » d’« un moralisme étroit », voire du « manichéisme », dont Jean-Paul II a soigneusement cherché à se dédouaner ? Formulée dans le registre non argumenté du langage courant, la critique devient : « S’opposer à la pornographie, c’est être réac, ringard, dépassé… » Est-ce vrai ?
Le pape répond très clairement non. Et nous allons mieux le comprendre dans un instant. Pour le dire simplement, le jansénisme et le manichéisme en général font de la nudité le critère absolu de l’immoralité (c’est toute l’hypocrisie victorienne), alors que l’éthique, la théologie du corps développée par Jean-Paul II vise, bien plus profondément le corps, non pas en sa nudité extérieure, mais en sa signification intérieure. Pour le dire autrement, cette nudité est neutre ; tout tient à la signification qu’on lui donne. Cependant, le fait que Jean-Paul II ait longuement commencé à traiter du critère négatif, montre qu’un tel critère n’est certainement pas une ouverture au naturisme entendu au sens négatif, car bien fréquentes sont les violations du sens de la nudité.
Naturisme : pour ou contre ?
« Plus volontiers pratiqué par les peuples anglo-saxons ou scandinaves que par les latins, le naturisme laisse entendre que la nudité suscite un rapport plus ‘naturel’ à notre corps ; il recherche l’harmonie avec la nature qui nous entoure. S’il s’accompagne de la simplicité du regard et de la modestie de la tenue, en un mot, de la pudeur, il ne soulève pas d’objection morale. Il est souvent sous-tendu par une philosophie de la vie au grand air et du rejet des conventions sociales qui, elle, peut être discutée. Il est simpliste, par exemple de dénoncer le port du vêtement, comme un ‘signe de l’hypocrisie sociale’ : qui ignore que, loin de dissimuler notre personnalité, celui-ci l’affirme et la met en valeur [13] ? »
Remarquons d’ailleurs, tout à l’inverse, que certains corps vêtus peuvent être profondément immoraux du fait d’attitudes indécentes qui ne respectent absolument pas le respect et la sainteté dont parle S. Paul.
2’) Le critère positif (63, 4 et 5 ; p. 354 à 356)
Nous n’avons fait que la moitié du travail, car la seule mise en œuvre du critère négatif refuserait le droit à la présence de la nudité dans l’art. Mais tel n’est pas le propos de Jean-Paul II, comme il l’a déjà laissé entendre.
Le critère est le suivant : l’œuvre d’art respecte-t-elle ou non la signification sponsale du corps (vu en sa nudité) et plus généralement de la sexualité et de l’amour corporel ? La question qui se pose est donc de savoir « si et dans quelle mesure le corps humain, dans toute la vérité visible de sa masculinité et de sa féminité, peut devenir le thème d’une œuvre d’art ». (63, 2 ; p. 353 et 354)
« L’histoire de l’art montre à l’évidence que ce respect existe ». Notez le jugement historique ; il pourrait servir à illustrer un cours consacré à l’éthique de l’art. « Au cours des différentes époques, à commencer par l’Antiquité – et principalement par la grande période de l’art grec classique –, il y eut des œuvres d’art dont le thème était le corps humain dans sa nudité ; et la contemplation de ces œuvres permet de se concentrer en un certain sens sur la vérité intérieure de l’homme, sur la dignité et la beauté – celle également ‘suprasensuelle’ – de sa masculinité et féminité ». Pourquoi ? Car ces œuvres « renferment – presque secrètement – un élément de sublimation » qui conduit l’homme, du corps au mystère intégral de la personne.
Il faut entendre ce terme de « sublimation » non pas au sens freudien, mais au sens plus global de chemin vers le sublime (cf. l’encadré plus bas). Inversement, « il existe des œuvres d’art », et pour Jean-Paul II, elles sont plus fréquentes, qui, tendent à réduire le corps et donc la personne, à son objectivité. Comprenons bien, et cette distinction est capitale pour ne pas tomber dans le jansénisme : la nudité sera tenue pour immorale non pas à cause de l’objet même qu’est la nudité du corps, « mais en raison de la qualité ou de la manière dont il est reproduit ». Autrement dit, le critère de la moralité n’est surtout pas la présence ou l’absence de la nudité, mais la signification qui lui est donnée, et cette signification soit respecte soit ne respecte pas la dignité du corps et donc de la personne.
À cette réponse objective, il faut joindre un critère subjectif : « Si notre sensibilité personnelle réagit en objections et désapprobations, c’est qu’en même temps que l’objectivation de l’homme et de son corps, nous découvrons » dans ces sentiments, des résistances intérieures, liées à la « réduction immédiate [de la personne] au rang d’objet, d’objet de ‘jouissance’ destiné à satisfaire la concupiscence elle-même ».
La sublimation chez Sigmund Freud et Karol Wojtyla
« La pulsion est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés ». (article « Sublimation », in Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, « Bibliothèque de psychanalyse », Paris, PUF, 4è éd., 1973, p. 465 à 467, ici p. 465)
Voici comment on peut l’interpréter dans une perspective réaliste : « Freud veut dire par sublimation qu’une activité en réalité sexuelle se déploie sur un plan en apparence tout spirituel et très noble. Pour lui, religion, art, littérature, à plus forte raison mystique, ne sont que sexualité sublimée. Ainsi entendue, cette notion est parfaitement inacceptable. Elle repose sur cette incapacité si nette chez Freud à distinguer les objets formels et à concevoir les différenciations essentielles qu’ils imposent. Bien loin d’être pour lui, comme pour nous, une réalité qui s’impose à nos puissances, s’empare de leur activité, les qualifie, les spécifie, l’objet est toujours plus ou moins selon lui une création, une projection de notre psychologie profonde, son ‘expression’ ». (Frère M.-M. Labourdette, La Chasteté, Cours polycopié, Toulouse, Studium des dominicains, sans date, p. 139-140).
Wojtyla suggère une autre interprétation, passionnante. Pour lui, la sublimation peut être appelée à jouer un rôle important dans le respect de la personne : « Une certaine disposition préexiste ici du fait que la réaction à la personne de sexe différent naît non seulement sur la base de la sensualité, mais aussi sur celle de l’affectivité. Par conséquent, une passion sensuelle peut céder devant une autre forme d’engagement émotionnel, dépourvue de l’orientation caractéristique de la sensualité vers l’objet de jouissance ». Cependant, cela n’est possible que par « la participation de la réflexion et de la vertu. […] Il faut, en effet, non seulement connaître ‘froidement’ la valeur d’une personne, mais aussi la sentir. L’appréhension abstraite de la personne ne le permet pas ».
Le processus de sublimation décrit par le le futur Jean-Paul II reste interne, homogène au sensible : la sublimation est un devenir de l’affect sensible sous la motion rectrice de la vertu (ici de chasteté) ; il n’y a donc pas ici ce saut qualitatif que l’on trouve chez Freud et qui rompt avec la distinction entre sensibilité et volonté, et gomme la spécificité de l’homme à l’égard de l’animal. (Amour et reponsabilité, Op. cit., p. 185 et 186).
c) Application de ces critères (63, 6 et 7 ; p. 356 et 357)
La mise en œuvre de ces différents critères vaut autant pour l’artiste que pour le destinataire. Pour reprendre le vocabulaire de Jean-Paul II, toujours riche en trouvailles, il faut distinguer un « ethos de l’image » (qui relève de l’artiste) et un « ethos de la vision » (qui relève du consommateur). Et les deux sont corrélés. « L’éducation à la chasteté » intéresse « un circuit réciproque qui intervient entre l’image et sa vision ». Les obligations éthiques qui s’imposent au créateur de l’image et dont nous avons traité s’imposent « également à celui qui est ‘récepteur’ de l’œuvre. […] Il dépend de lui [autrement dit de sa liberté responsable, donc de sa moralité] de décider à son tour s’il fera personnellement l’effort de prendre contact avec cette vérité ou s’il restera simplement un ‘consommateur’ superficiel des impressions qu’elle suscite ».
Le pape amorce donc ici toute une éthique du consommateur, qui est un partenaire trop souvent négligé, rivé comme on l’est habituellement à juger la moralité et surtout l’immoralité du producteur ou du produit. Trop de spectateurs déposent passivement leur responsabilité éthique entre les mains du créateur (artistique). De même, le légal est généralement le substitut du moral et l’excuse aux démissions qui font de l’homme la proie de tous les démagogies, cache-misère de ce nouveau totalitarisme qu’est le quatrième pouvoir. [14]
E) Conclusion
Remontons quelques catéchèses en arrière : dans la catéchèse 58, Jean-Paul II avait donné un récapitulatif du troisième cycle. Elle tiendra lieu de synthèse.
1) Introduction (id., 1 ; p. 337)
Une fois n’est pas coutume, le pape lui-même fournit la conclusion de ces deux derniers cycles. Voilà pourquoi nous nous permettons une interversion dans la présentation.
« Avant de conclure le cycle de considérations concernant les paroles que le Christ a prononcées dans son Discours sur la Montagne » sur la théologie du corps pécheur et racheté (donc les deuxième et troisième cycle), « il est bon […] de reprendre sommairement le fil des idées sur lesquelles elles sont fondées ». (id., 1 ; p. 337). En définitive, ces 39 catéchèses (si on compte les 5 dernières relatives à l’application à la pédagogie du corps) ont été le commentaire des « paroles synthétiques » singulièrement profondes du Christ en Mt 5,27-28, symétriques de celles qu’il prononça dans sa discussion avec les pharisiens et qui ont conduit le premier cycle de 21 catéchèses sur l’état d’innocence (Mt 19, 3-6). Dans les deux cas la pleine signification de ces paroles a demandé la référence à l’origine, soit, dans le premier cas, innocente (antérieure au péché originel) soit, dans le second cas, pécheresse (le péché originel lui-même).
L’objet de ce troisième cycle de catéchèses est la rédemption du corps ; autrement dit Jean-Paul II expose une théologie de l’état du corps racheté, et plus précisément de son ethos, car sa démarche engage l’agir de l’homme et donc son éthique. Mais on ne peut pleinement comprendre la « vérité » sur le corps racheté, sans d’abord en déterminer les fondements qui sont doubles.
2) Fondements (id., 2 et 3 ; p. 337 et 338)
Le premier fondement est la vérité sur les origines (id., 2 ; p. 337). Nous l’avons vu. Le second fondement est la vérité sur l’état historique de l’homme, à savoir son péché (id., 3 ; p. 337 et 338) : le péché originel est « rupture de la première alliance avec le Créateur ».
Deux remarques préciseront ces fondements. D’une part, ces derniers s’articulent certes comme premier et deuxième état de l’homme (innocence et péché), mais aussi comme nature et état. Nous avons déjà fait appel à cette précieuse distinction empruntée à la théologie classique. [15]
Cela permet de retrouver la distinction entre la nature et la grâce que Jean-Paul II n’a nullement occultée mais qu’il exprime dans le vocabulaire biblique. En effet, l’appel à l’origine renvoie non seulement à la vie surnaturelle de la grâce, mais aussi à la vie naturelle de l’homme, à son essence d’être doué de raison, indépendamment de toute surélévation à la vie divine. Jean-Paul II y fait allusion lorsqu’il explique que les textes de la Genèse ne brossent pas « seulement un tableau de la situation de l’être humain […] dans son état d’innocence originaire, mais aussi la base théologique de la vérité sur l’homme ». Et plus loin, il précise que l’état de nature pécheresse ne nie nullement la vérité relative à la nature humaine : « il convient de voir cette vérité sur l’être humain – homme et femme – dans le contexte de sa nature pécheresse héréditaire ».
Pour le dire autrement, si l’on peut parler de l’homme dans ces deux états, c’est donc qu’il demeure quelque chose de commun, et ce commun est l’essence de l’homme, le « mystère éternel de l’homme ». D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si le pape parle souvent de Créateur dans ce contexte.
D’autre part, Jésus s’adressait à « ses auditeurs immédiats éduqués dans la tradition de l’Ancien Testament » dont nous avons tenté de discerner les couches en analysant ce qu’était l’adultère du cœur. Mais les paroles de Jésus valent aussi « pour l’homme de toute autre époque et principalement pour l’homme d’aujourd’hui, aux prises avec un grand nombre d’influences culturelles », comme le manichéisme, les philosophies du soupçon et l’érotisme.
3) La vérité sur l’homme dans l’état racheté (id., 4 à 7)
Cette vérité est double : éthique et anthropologique, tant l’éthique à la fois exprime, applique une vision de l’homme (une anthropologie) et d’abord se fonde sur elle.
a) Vérité éthique (id., 4 ; p. 338 et 339)
La rédemption du corps est d’abord vérité éthique, donc normative et incitative. Dans l’Ancien Testament, elle se résumait à la norme : « Tu ne commettras pas d’adultère » (qui se dédouble dans le sixième et le neuvième commandement). Mais la Nouvelle Alliance passe résolument de l’extérieur à l’intérieur, mouvement qui n’était qu’ébauché dans les écrits prophétiques et sapientiaux. Or, pour l’Écriture, l’intérieur de la subjectivité humaine s’appelle le cœur. Par ailleurs, qui dit rédemption dit rédemption du péché, salut. La norme nouvelle de la Rédemption apportée par le Christ s’appelle donc « libération de toute espèce de péché » ou, dans les Évangiles, « pureté du cœur » et, dans le vocabulaire de S. Paul, « vie selon l’Esprit ».
Mais, nous l’avons aussi vu en détail, ce péché, et la pureté qui lui correspond, s’entend en deux sens, générique et spécifique : du péché en général (qui regroupe les trois concupiscences dont parle S. Jean : 1 Jn 2,16) ou du péché touchant le corps et le sexe en particulier (qui se limite à la convoitise de la chair du même S. Jean).
b) Vérité anthropologique (id., 5 à 7)
Les paroles du Christ révèlent aussi « la vérité essentielle sur l’homme, la vérité anthropologique ». C’est ce que développe la théologie du corps.
1’) La théologie du corps en son objectivité (id., 5 et 6 ; p. 339 et 340)
Nous l’avons longuement vu, le fondement de la théologie du corps est la vérité intégrale et adéquate du corps humain, autrement dit sa signification sponsale : le corps et la sexualité, en particulier dans la relation des époux, sont appelés à signifier « la liberté du don » qui conduit à la communion des personnes. Or, cette signification est affirmée à l’origine. Mais qu’en est-il maintenant ? L’homme ne peut revenir à l’origine.
Cependant « les paroles du Christ sont réalistes ». Si le Christ parle de rédemption, c’est donc qu’il est possible, non pas de retourner vers un passé à jamais irrévocable, mais de retrouver le sens originel. Pour l’Évangile, « le chemin » est celui « d’une pureté du cœur, possible et accessible, même dans la situation de pécheur héréditaire ».
- Paul précise que « la pureté de cœur évangélique » est le fruit de la « vie selon l’Esprit ». Ainsi, par la Rédemption du Christ, l’espérance est ouverte « de réaliser [à nouveau] la valeur du corps », comme libération de la concupiscence et don de soi à l’autre.
Par ailleurs, la pureté du cœur présente une double fonction : positive et négative. Négativement, elle est « abstention de l’impudicité », lutte contre l’esclavage de la concupiscence et la tempérance (ou pureté du cœur) est souvent vécue ainsi « dans l’expérience intérieure de l’homme ». Mais et d’abord, elle est beaucoup plus, positivement, « découverte et […] affirmation de la signification sponsale du corps ».
2’) La théologie du corps en son vécu subjectif (id., 7 ; p. 340)
Il est remarquable que Jean-Paul II, toujours si attentif à scruter les signes intérieurs, subjectifs, dise que cette vérité n’est pas seulement perçue par l’esprit, mais « doit être connue intérieurement », c’est-à-dire doit « être ‘ressentie par le cœur’, si l’on veut que « les rapports réciproques de l’homme et de la femme – et jusqu’au simple regard – retrouvent ce contenu authentiquement sponsal de leur signification ». D’abord, les « paroles du Christ […] évoquent dans la conscience de l’homme de la concupiscence le souvenir de l’homme de l’innocence originelle » : en effet, ces deux états (originel et historique) sont en continuité ; aussi l’homme est-il à même de se remémorer sa vocation originelle au don.
Un autre signe subjectif, et non des moindres, est la « joie intérieure ». En effet, les corps rachetés expriment le don des corps ; or le don est source de joie. Celle-ci s’enracine davantage encore dans la capacité à « se posséder plus pleinement » soi-même et à « pouvoir devenir ainsi encore plus pleinement un véritable don pour une autre personne ». Et cette joie spirituelle est bien différente de l’apaisement « de la passion et de la libido dont parle S. Paul ». Ainsi donc, l’expérience de cette signification intérieure du corps est source de la profonde joie à laquelle « les paroles du Christ dans son Discours sur la Montagne » veut conduire « le cœur humain ».
Pascal Ide
[1] S. Thomas d’AQUIN, Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 45, a. 2.
[2] Jacques Maritain, Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle, Paris, DDB, 1939, p. 132.
[3] Max SCHELER, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, p. 507.
[4] Cf. Philippe Aries, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, p. 357s.
[5] David Le Breton, « Dualisme et Renaissance. Aux sources d’une représentation moderne du corps », Diogène, 142 (avril-juin 1988), p. 49.
[6] Ibid., p. 60.
[7] Quand Jean-Paul II écrit ces lignes, en effet, l’importante exhortation postsynodale Familiaris Consortio sur les tâches de la famille chrétienne n’est pas encore parue.
[8] Oscar Wilde, « Pen, Pencil and Poison », Intentions, New York, Dodd, Mead, 1891, cité par Jacques Maritain, L’intuition créatrice dans l’art et la poésie, Paris, DDB, 1966, p. 46 ; sur toute la question ici traitée, cf. p. 45 à 47.
[9] Catéchisme de l’Église catholique, n. 2521 et 2522, p. 508 et 509.
[10] Sur ce sujet, cf. le document trop peu connu de la Conseil pontifical pour les communications sociales, Pornographie et violence dans les médias. Une réponse pastorale, pour la 23e journée des Communications sociales, Paris, Téqui, sans date.
[11] Catéchisme de l’Église catholique, p. 505.
[12] André Frossard, Le monde de Jean-Paul II, Paris, Fayard, 1991, p. 29.
[13] Jean-Louis Bruguès, art. « Naturisme », in Dictionnaire de morale catholique, Chambray-Lès-Tours, C.L.D., 1991, p. 287 et 288. Cf. Pascal Ide, Le corps à cœur, Versailles, Saint-Paul, 1996, p. 344 .
[14] C’est ce que le pape Jean XXIII disait à sa forte manière quand il affirmait qu’acheter un billet de cinéma, c’est mettre un bulletin dans l’urne.
[15] Le cardinal Charles Journet en fait un abondant emploi (par exemple dans L’Église du Verbe Incarné, tome 3, Paris, Desclée, 1969 ; Entretiens sur la grâce, Paris, Ed. Saint-Paul, 1980). Le cardinal Henri de Lubac en rappelle aussi la perpétuelle validité (Petite catéchèse sur nature et grâce, Paris, Communio-Fayard, 1980, p. 36-40).