La vertu de justice 4/5

9) La justice en parole. Les offenses à la vérité

Nombreuses sont les défaillances à l’égard de la justice en paroles. Graduons-les en fonction de leur gravité.

a) Les paroles vaines

Elles sont de soi anodines ; pourtant, elles sont parfois fautives.

1’) L’ironie

« L’ironie qui vise à déprécier quelqu’un en caricaturant, de manière malveillante, tel ou tel aspect de son comportement » est aussi « une faute contre la vérité [1] ».

C’est une manière de se protéger.

Elle peut entretenir la toute-puissance. Certaines réflexions ironiques sont d’ailleurs toutes puissantes : « Tu veux toujours avoir le dernier mot » ; « Tu n’as pas d’humour ».

C’est aussi une manière d’avoir un pouvoir sur autrui.

Inversement, l’humour est tourné vers soi. D’ailleurs, l’un des critères de la bonne estime de soi et de la santé psychique, est l’humour à l’égard de soi et la capacité à rire lorsqu’on nous chambre gentiment.

2’) Quelques moyens d’ascèse

Je suis moi-même porté à la curiosité, ne serait-ce qu’à cause de ma forme d’esprit (tout ou presque tout m’intéresse) et ma formation (le médecin est d’abord un observateur et un enquêteur). J’ai dû apprendre (et je dois rester vigilant) à ne pas me fier à mon désir spontané de savoir, et à trier.

Deux conseils :

  1. Quand je pose une question, quelle intention me conduit ? Est-ce que je sers le bien de la personne ? Cette information est-elle utile ? Si tel n’est pas le cas, m’abstenir. Cela vaut aussi dans le cadre de l’accompagnement : combien de questions inutiles ou impures (au sens de mêlées d’un intérêt étranger) !
  2. Quand je suis tenté de regarder une information (indépendamment de la curiosité malsaine), mêmes questions : est-ce pour le bien de la personne ? est-ce utile pour moi ?
  3. Voire, quand je touche (je veux dire, par exemple, quand j’ai envie de retourner un ouvrage qui ne me présente que sa quatrième de couverture), je me pose les mêmes questions.

L’expérience me montre que ce petit renoncement, pour frustrant et contraignant qu’il soit au point de départ, prépare à une plus grande liberté dans le futur.

b) Les jugements téméraires

Le CEC distingue trois manques de respect de la réputation d’autrui dans la parole : le jugement téméraire, la médisance et la calomnie [2]. Nous allons les distinguer.

1’) Définition

« Se rend coupable de jugement téméraire celui qui, même tacitement admet comme vrai, sans fondement suffisant, un défaut moral chez le prochain [3] ».

2’) Evaluation morale

Souvent, l’on a tendance à croire que, comme le médisant dit vrai, il ne pèche pas contre la justice.

  1. Augustin : « Quel est l’homme qui peut juger l’homme ? On fait partout des jugements téméraires. Celui dont nous désespérions se convertit tout à coup, et devient excellent. Celui dont nous attendions beaucoup tombe brusquement et devient très mauvais [4] ».

Ecoutons une sainte personne, une maîtresse femme, grande thaumaturge, Yvonne-Aimée de Malestroit : « Quelle découverte avez-vous faites au long de votre existence ? – J’en ai fait beaucoup. Entre autres, qu’il est difficile de vivre en paix (à moins d’avoir beaucoup de vertu) près d’une personne qui a la manie de contredire, et que si le monde perdait l’habitude de juger son prochain, la terre deviendrait un paradis [5]. »

3’) En amont, la curiosité

Derrière les jugements, les paroles vaines, on rencontre souvent une curiosité.

Définissons les mots : curiosité n’est pas un heureux étonnement, un désir de savoir, mais une démesure.

Notre époque, peut-être plus que d’autres, favorise beaucoup la curiosité. En effet, la presse people a pris un essort unique dans l’histoire. De plus, Internet donne immédiatement accès à quantité d’informations autrefois réservées au cercle restreint. Par les réseaux sociaux, nous apprenons des informations sur autrui qui naguère ne nous étaient pas accessibles. Le quatrième pouvoir tend à devenir prédominant, à acquérir un poids équivalent au pouvoir politique. Le « monde », au sens biblique, nous induit donc à une attitude indiscrète. Mais inclination n’est pas détermination.

4’) Remèdes
a’) Remède préventif

Interpréter toujours positivement, en bonne part, l’attitude d’autrui. A ce sujet, le CEC cite un passage célèbre des Exercices spirituels de S. Ignace : « Sauver la proposition d’autrui » :

« Tout bon chrétien doit être plus prompt à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner. Si l’on ne peut la sauver, qu’on lui demande comment il la comprend ; et s’il la comprend mal, qu’on le corrige avec amour ; et si cela ne suffit pas, qu’on cherche tous les moyens adaptés pour qu’en la comprenant bien il se sauve [6] »

b’) Aide psychologique au remède

Exercice CNV de celui qui manque la pomme et jette des épluchures. « Qu’observez-vous ? »

Une donnée psychologique qui peut grandement aider. Marshall Rosenberg, fondateur de la Communication non-violente (CNV), un très précieux outil de communication, remarque que nos jugements ne parlent que de nous. Précisément, ils signalent la frustration d’un besoin. Le fait lui paraît tellement avéré qu’il porte sur lui un petit carnet. Lorsqu’il se surprend à juger, il note ce jugement et revient ensuite dessus pour nommer ce besoin et se donner (ou recevoir de quelqu’un d’autre) l’empathie qu’il n’a pas reçue et qui l’a conduit à ce jugement. Certes, cette approche ne prend pas en compte la dimension pécheresse et donc la responsabilité éthique liée à la médisance. Mais, à l’instar de la guérison pour le pardon, elle constitue une aide précieuse pour sortir de ce péché si fréquent et souvent si justifiée qu’est la médisance.

c) La médisance [7]

1’) Définition

« Le respect de la réputation des personnes interdit toute attitude et toute parole susceptibles de leur causer un injuste dommage (cf. Code de droit canonique, can. 220). Se rend coupable […] de médisance celui qui, sans raison objectivement valable, dévoile à des personnes qui l’ignorent les défauts et les fautes d’autrui (cf. Si 21, 28) » et « de calomnie celui qui, par des propos contraires à la vérité, nuit à la réputation des autres et donne occasion à de faux jugements à leur égard [8] ».

La médisance consiste à dire un mal qui est vrai (alors que la calomnie consiste à dire un mal qui est, de plus, mensonger). Or, même ce mal véridique est condamnable. D’abord, au plan moral : la principale raison est qu’« entre tous les biens extérieurs la renommée est le meilleur [9] ».

Ensuite, au plan psychologique : au fond, la médisance est un morceau d’autobiographie ou un test projectif. Elle ne parle que de celui qui médit. En effet, elle porte sur les thèmes qui révèlent nos manques. Mettons-nous de nouveau à l’écoute d’Yvonne-Aimée de Malestroit : « Nos jugements téméraires révèlent nos propres défauts [10] ».

2’) Évaluation éthique

La principale raison est qu’« entre tous les biens extérieurs la renommée est le meilleur ». Le Catéchisme affirme :

 

« Médisance et calomnie détruisent la réputation et l’honneur du prochain. Or, l’honneur est le témoignage social rendu à la dignité humaine, et chacun jouit d’un droit naturel à l’honneur de son nom, à sa réputation et au respect. Ainsi, la médisance et la calomnie lèsent-elles les vertus de justice et de charité [11] ».

 

Origène fustige la critique de l’autre en prenant pour exemple l’attitude d’Aaron et Myriam :

 

« Aaron et Myriam ont dénigré Moïse, et pour cela ont été châtiés ; Myriam a même été frappée de la lèpre (Nb 12,1.10). « Celui qui dénigre en secret son prochain, je le poursuivrai » dit un psaume (100,5). A l’aide de ces condamnations de la divine Écriture, « comme par une épée à double tranchant » (He 4,12), retranchons ce vice, évitons de médire de nos frères et d’outrager les saints, car une lèpre frappe les détracteurs et les médisants.

Ce ne sont pas seulement les juifs qui ont dénigré Moïse ; ce sont aussi les hérétiques, ceux qui ne reçoivent pas la Loi et les prophètes. Ils ont l’habitude de l’accuser, de dire que Moïse fut homicide parce qu’il a tué l’Égyptien (Ex 2,12), et de lancer bien d’autres blasphèmes tant contre lui que contre les prophètes. A cause de ces critiques, ils ont une lèpre dans leur âme ; ils sont lépreux dans « l’homme intérieur » (Ep 3,16) et pour cette raison sont « exclus du camp » de l’Église (Lv 13,46). Ainsi donc hérétiques qui insultent Moïse ou membres de l’Église qui dénigrent leurs frères et médisent de leur prochain ont également, à n’en pas douter, une âme lépreuse.

Grâce à l’intervention du grand prêtre Aaron, Myriam a été guérie le septième jour (Nb 12,15) ; mais nous, si nous sommes atteints pour cause de médisance de la lèpre de l’âme, nous garderons cette lèpre et resterons impurs jusqu’à la fin de la semaine de ce monde, c’est-à-dire jusqu’à la résurrection ; à moins que nous ne nous corrigions au temps de la pénitence, que nous nous tournions vers le Seigneur Jésus, que nous le supplions et soyons par notre pénitence purifiés [12]. ».

3’) Raisons d’être psychologique

La médisance est un test projectif : « Nos jugement téméraires révèlent nos propres défauts », remarque René Laurentin [13].

Ajoutons une autre donnée psychologique qui peut grandement aider. Marshall Rosenberg, fondateur de la Communication non-violente (CNV), un très précieux outil de communication, remarque que nos jugements ne parlent que de nous. Précisément, ils signalent la frustration d’un besoin. Le fait lui paraît tellement avéré qu’il porte sur lui un petit carnet. Lorsqu’il se surprend à juger, il note ce jugement et revient ensuite dessus pour nommer ce besoin et se donner (ou recevoir de quelqu’un d’autre) l’empathie qu’il n’a pas reçue et qui l’a conduit à ce jugement. Certes, cette approche ne prend pas en compte la dimension pécheresse et donc la responsabilité éthique liée à la médisance. Mais, à l’instar de la guérison pour le pardon, elle constitue une aide précieuse pour sortir de ce péché si fréquent et souvent si justifiée qu’est la médisance.

Un autre mécanisme est la jalousie, notamment pathologique (d’ailleurs, on ne possède pas encore beaucoup d’études sur les aides psychothérapiques à apporter [14]).

a’) Les effets-signes négatifs de la comparaison

Globalement, on a établi une corrélation : plus on a le sentiment d’avoir une vie heureuse, moins on se compare aux autres [15]. Inversement, plus une personne se compare régulièrement, plus elle ressent des émotions négatives à type de regret, culpabilité, envie, etc. [16] On peut donc en conclure que la jalousie se nourrit de la comparaison : celle-ci est l’opération intellectuelle qui la suscite.

– Le jaloux ne savoure pas son bonheur (les choses ou les personnes qui lui procurent de la satisfaction), il le surveille. De fait, au lieu de s’améliorer, il dépense seulement son énergie à garder l’autre auprès de soi.

b’) Les causes

Plus une personne se focalise sur elle-même, plus elle risque de se comparer. On a par exemple demandé à des personnes d’écrire des petits textes sur eux-mêmes ; on a alors observé que la personne tendait davantage à se mettre en position de rivalité [17].

– La fréquentation de certaines personnes favorisent la compétition et la comparaison. De même celle ou certains milieux comme celui du cinéma ou de la mode (le star system, le show business).

– Plus on est en difficulté et plus on doute de soi, plus grande est la tentation de se comparer.

– Le jaloux a très peu d’estime de soi [18] : au fond, il est convaincu que son peu de qualité ne retiendra pas son partenaire, ses amis auprès de lui.

c’) Les remèdes

La psychologie apporte elle-même des remèdes…

1’’) Éviter certaines paroles

On a fait l’expérience suivante [19]. On a proposé à des volontaires de former des phrases avec une série de dix mots. Dans un premier groupe, ils avaient à leur disposition des termes appartenant au champ sémantique de la compétition (« gagner », « se surpasser », « victoire », etc.) et dans le second au champ de la coopération (« collaborer », « amitié », « travailler ensemble », etc.). Puis on testait dans des jeux et des mises en situation le déclenchement de la comparaison. Résultat : le premier groupe se mettait en posture immédiate de comparaison ; le second groupe présentait la tendance exactement inverse. Conséquence concrète : les mots prononcés, les valeurs énoncées (dans une certaine presse managériale pour cadres, par exemple), jouent beaucoup sur le climat affectif, intérieur (donc extérieur).

2’’) Combattre le commérage

Christophe André fait cette remarque profonde : « Le besoin de médire est largement corrélé à l’envie et au sentiment de faible contrôle sur sa vie et son environnement [20] ». Ce qui confirme le diagnostic de fond de la jalousie : celle-ci est une ingratitude et le signe d’un manque d’estime de soi, comme il était dit plus haut.

3’’) Du bon usage des modèles

Il serait erroné de déduire de ce qui précède que toute comparaison soit néfaste. En effet, l’imitation est à la base de bien des apprentissages. Il s’agit seulement d’en avoir conscience et de conscientiser aussi les effets intérieurs. Notamment, une expérience [21] montre que l’on distingue deux sortes d’imitation : celle qui cherche des modèles positifs (« être comme ») – on l’appelle promotion-focused – et celle qui cherche des modèles négatifs ou des antimodèles (« ne pas être comme ») – on l’appelle prevention-focused. Or, les personnes à haute estime de soi appartiennent au premier groupe et celles à basse estime de soi au second.

Mais, même un modèle positif requiert un discernement. A force de vouloir être comme l’autre, je peux d’abord ne pas être moi-même, ensuite aussi imiter ses défauts.

d) La calomnie

1’) Définition

« Se rend coupable de calomnie celui qui, par des propos contraires à la vérité, nuit à la réputation des autres et donne occasion à de faux jugements à leur égard [22] ».

2’) Évaluation éthique

Certes, « un homme d’esprit tire toujours quelque profit du mal qu’on dit de lui », ainsi que le remarquait le romancier Alain-Fournier. Il demeure qu’il n’y a qu’un remède, face à celui qui nous insulte : « On s’élève au-dessus de ceux qui insultent en leur pardonnant », remarquait Napoléon. A moins que l’on ne dise, avec Sacha Guitry : « Si ceux qui disent du mal de moi savaient exactement ce que je pense d’eux, ils en diraient bien davantage. »

Je tire ces citations d’un bref article d’une page non signé tiré de la revue Davantage d’octobre 1995, p. 8.

3’) Rumeurs, calomnie et rôle d’Internet

Le mal de la rumeur s’est considérablement amplifié par internet [23]. Du fait de sa spécificité, ce média engendre trois faits nouveaux en matière de rumeur.

Le premier est l’amplification. Internet joue le rôle de caisse de résonance, de démultiplicateur. En effet, tout le monde a accès aux réseaux sociaux ; or, ceux-ci sont très interconnectés ; donc, tout le monde, potentiellement, peut créer le buzz. Selon un sondage Ipsos de janvier 2014, 92 % des personnes se méfient de ce que disent les hommes politiques et 77 % les médias classiques, donc les sources officielles.

Les adolescents sont, de ce point de vue, grands pourvoyeurs de rumeurs. Par exemple, dans leur jeu des « pseudocides ». Il consiste à faire mourir une star sur le Net – par exemple Britney Spears, Mike Jagger, Nicolas Sarkozy. Inversement, les internautes ont ainsi le pouvoir de « résurrection », de faire renaître une vedette sur la Toile : ce fut le cas de Michael Jackson dont plus de 7 millions de personnes ont cru qu’il était vivant

Le deuxième est plus délétère : c’est la création d’information (fausse). C’est ainsi que l’affaire du petit Chayson disparu dans l’Allier est un fait totalement imaginaire, qui doit son existence (toute virtuelle) grâce à Facebook. Le problème est que l’enlèvement est un crime La police se doit donc d’intervenir, sinon, elle sera accusée de laisser courir le coupable. Dans le doute, joue le principe de précaution.

La troisième donnée pire encore : le pouvoir de ce média fluide contrecarre celui de la justice. Spontanément, on se dit que celui qui a fait naître la rumeur peut être poursuivi pour diffamation. Mais « aujourd’hui, engager des poursuites judiciaires est parfois pire que le mal, car la rumeur, jusqu’alors seulement connue par un nombre restreint d’initiés, va flamber sur le Net ». Par exemple, si Martine Aubry a attaqué le blogueur qui avait prétendu qu’elle avait suivi des cures de désintoxication, la justice a estimé que ce n’était pas calomniateur.

La championne toute catégorie de la rumeur est la pédophilie.

4’) Conduite à tenir pour celui qui subit une calomnie

Voici le conseil donné par Swift contre la calomnie dans le poème du même titre (1727) : « Cent mille mensonges ne peuvent vous faire / Moins vertueuse, savante et sage. / Le meilleur moyen de déjouer / Leur malice est… de laisser dire [24]. »

Dans le tableau de Sandro Botticelli, La Calomnie, il est signifiant que la vérité soit représentée de manière nue, mais la calomnie aussi. Cela signifie bien l’ambivalence de la nudité [25]. La calomnie tire par les cheveux la personne accusée jusqu’au tyran qui est conseillé, mal, par la fraude et l’envie. L’accusation calomniatrice reçoit une couronne qu’on lui tresse.

e) Le mensonge et le cas du faux témoignage

Le poète latin Juvénal disait : « Considère comme suprême injustice de préférer ton existence à ton honneur, et pour sauver ta vie d’en perdre les raisons [26] ».

1’) Peut-on mentir à un nazi ?

Il n’est que trop clair que nous ne devons pas mentir. Nous venons d’en parler. Mais est-il permis en certains cas de mentir ou de porter un faux-témoignage ? Nous avons parlé plus haut du faux-témoignage de Sleepers, et du cas du docteur Augoyard. Dans le premier cas, la justification était de sauver l’autre, dans le second de sauver « sa peau ». Mais qu’en est-il quand il s’agit de mentir à un nazi.

a’) Topique

1’’) La ligne dure ou rigoriste

Selon cette ligne, celle de la position rigoriste, le mensonge est toujours interdit. Les partisans de cette position sont notamment saint Augustin, saint Thomas d’Aquin et Emmanuel Kant. Mais chacun pour des raisons différentes. Pour en demeure au premier, Augustin a consacré deux ouvrages à la question du mensonge, à vingt-cinq ans d’intervalle : De Mendacio (395) ; Contra Mendacium (420). L’argumentation repose principalement sur l’intention. En effet, un acte moral est un acte dont l’intention est droite ; or, le menteur a l’intention de tromper l’autre. On se souvient de la définition : « Mentir c’est avoir une pensée dans l’esprit et, par paroles ou tout autre moyen d’expression, en énoncer une autre [27] ».

Mais cette position rigoriste est faible : « N’est-il pas clair que le résistant torturé pour livrer les noms des membres de son réseau doit faire tout son possible pour protéger la vie de ceux-ci, y compris par de faux renseignements qui pourront ménager le délai nécessaire à leur fuite [28]? »

2’’) Position laxiste : le mensonge est nécessaire

La thèse est ici celle d’une omniprésence du mensonge. Comprenons bien l’objet formel : il s’agit d’un constat, non d’une prescription. Le mensonge fait partie de nos relations, de facto non de jure.

b’) Position intermédiaire

C’est au nom du bien de l’autre qu’un certain nombre de Pères ont accepté qu’il accepte un mensonge par miséricorde. A l’instar de saint Clément d’Alexandrie, Origène, saint Jean Chrysostome et de saint Jean Cassien, saint Hilaire de Poitiers affirme : « Il arrive que le respect scrupuleux de la vérité soit difficile ; en certaines circonstances, le mensonge devient nécessaire et la fausseté utile ». Et de donner trois exemples qui deviendront classiques : « Ainsi nous mentons pour cacher un homme à quelqu’un qui veut le frapper, pour ne pas donner un témoignage qui ferait condamner un innocent, pour rassurer un malade sur sa guérison [29] ».

Assurément, nous assistons à un détournement de la parole de l’Ecriture. Celle-ci parle d’un interdit à l’égard du faux-témoignage.

Au fil du texte, Somme livre deux remarques, mais non systématisées.

En premier lieu, ces auteurs « ne risquent-ils pas d’avoir le tort de réduire le relationnel dans leur considération du mensonge ? » Et d’en donner un signe éloquent : « même les tenants de cette ligne sévère admettent que n’est pas mensongère la formule convenue dont personne ne doit être dupe, preuve que le discours nu, indépendamment des interlocuteurs, ne saurait être qualifié éthiquement de mensonge » (p. 51).

Sa grande originalité est de se fonder sur l’idée de violence. Le raisonnement est le suivant. Il part du principe thomiste : nul n’est responsable moralement de ce à quoi il est contraint par la violence [30]. Or, certains actes de parole se trouvent prononcés dans des situations de violence. Donc, ils sont soustraits à l’évaluation éthique de mensonge. Ils souffrent, au sens propre, de contra-diction : « là où la liberté souffre contra-diction, la diction est exonérée de ses règles habituelles de vérité » (p. 53). Il faudra donc distinguer deux aspects : nous sommes face à un acte matériel de mensonge ; mais, formellement, l’intention n’est pas de mentir.

2’) Psychologie du menteur

Une autre confirmation, intéressante, est fournie par l’analyse que la Bible donne de la psychologie du menteur : celui-ci est un inquiet, et sa crainte est constante (cf. Pr 12, 19 ; 21, 6, 20, 17) ; par ailleurs, il vit dans un monde d’apparences et d’ombres ; il y a un lien entre orgueil, haine et mensonge (Pr 7, v. 16 à 19 ; 26, v. 24 à 28).

Au maximum, le mensonge est une pathologie mentale qui s’appelle la mythomanie. Un exemple aussi atterrant qu’hypnotisant [31] est celui de Jean-Claude Romand. Alors étudiant en médecine en deuxième année, il ne se présenta pas à l’examen de fin d’année pour une raison qu’on ignore. Incapable d’assumer cet échec, il le cacha à ses proches, commettant son premier mensonge. Cet acte fut le premier d’un terrible cercle vicieux. Romand s’inventa peu à peu une profession, ici celle de brillante carrière de chercheur à l’OMS à Genève. Il se maria, fonda une famille qui crut tout ce qu’il disait de sa vie professionnelle, tant est puissante la force de conviction d’un mythomane. Pour survivre, il escroqua son entourage, extorquant des fonds à ses proches, leur faisant miroiter de fabuleux placements. Bien évidemment arrive le moment où il est acculé et doit avouer ce mensonge. Incapable de consentir à ce que la vérité soit dévoilée, il tue sa femme, ses enfants, ses parents et tente de se suicider. Croyait-il à ses mensonges ? En tout cas, il n’en était pas dupe, puisqu’il vivait dans sa voiture des journées entières, prétendant être injoignable. Quelle détresse, pour lui et son entourage !

D’autres exemples sont, heureusement, fictifs, qu’ils soient littéraires – comme Le menteur de Corneille ou Tartarin de Tarascon d’Alphonse Daudet – ou cinématographiques – comme Une vie très discrète de Kassowitz.

Un biopic de Steven Spielberg, Catch me if you can, Attrape-moi si tu peux, a montré de manière légère, mais non sans cacher le drame, la vie destructrice d’une telle personne.

Pascal Ide

[1] CEC, n. 2481.

[2] CEC, n. 2477.

[3] CEC, n. 2477.

[4] S. Augustin, Sermon sur les pasteurs, cité dans LH, IV, p. 103.

[5] René Laurentin, Yvonne-Aimée de Malestroit Maître de vie spirituelle. Discernement. Formation. Lecture d’âmes, Paris, O.E.I.L., 1990, p. 110.

[6] S. Ignace de Loyola, Exercices spirituels, n. 22.

[7] Cf. Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, L. III, chap. 29.

[8] Catéchisme de l’Église catholique, n. 2477.

[9] Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, L. III, chap. 29. Tout le chapitre porte sur ce sujet.

[10] René Laurentin, Yvonne-Aimée de Malestroit Maître de vie spirituelle. Discernement. Formation. Lecture d’âmes, Paris, O.E.I.L., 1990, p. 112.

[11] Catéchisme de l’Église catholique, n. 2479.

[12] Origène, 7ème homélie sur les Nombres, trad., coll. « Sources chrétiennes » n° 29, Paris, Le Cerf, p. 134. Ce texte a été repris dans la nouvelle trad. :

[13] René Laurentin, Yvonne-Aimée de Malestroit Maître de vie spirituelle. Discernement. Formation. Lecture d’âmes, Paris, O.E.I.L., 1990, p. 112.

[14] P. de Silva, « Jealousy in Couple Relationships: Nature, Assessment and Therapy », Behaviour Research and Therapy, 35 (1997), p. 973-985.

[15] S. Lyobomirsky et al., « Responses to Hedonically Conflicting Social Comparisons: Comparing Happy and Unhappy People », European Journal of Social Psychology, 31 (2001), p. 511-535.

[16] J. B. White et al., « Frequent Social Comparisons and Destructive Emotions and Behaviours: the Dark Side of Social Comparisons », résumé par C. R. Synder et S. J. Lopez, Handbook of Positive Psychology, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 227.

[17] D. A. Stapel et A. Tesser, « Self-Activation Increases Social-Comparison », Journal of Personality and Social Psychology, 81 (2001), p. 742-750.

[18] J. G. Parker et al., « Friendship Jealousy in Youth Adolescents: Individual Differences Links to Sex, Self-esteem, Aggression and Social Adjutment », Developmental Psychology, 41 (2005), p. 235-250.

[19] D. A. Stapel et W. Koomen, « Competition, Cooperation and the Effects of Others on me », Journal of Personality and Social Psychology, 88 (2005), p. 1029-1038.

[20] Christophe André, Imparfaits, libres et heureux, p. 276.

[21] P. Lockwood et al., « Motivation by Positive or Negative Role Models: Regulatory Focus Determines who xoll Best Inspire us », Journal of Personality and Social Psychology, 83 (2005), p. 854-864.

[22] Catéchisme de l’Église catholique, n. 2477.

[23] Cf. Matthieu Aron et Franck Cognard, Folles rumeurs, Paris, Stock, 2014.

[24] Jonathan Swift, Œuvres, Ed. Emile Pons, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1965, p. 1529.

[25] Sandro Botticelli, La Calomnie, Galerie des Offices, Florence, 1494-1495

[26] Juvénal, Satires, VIII, 83-84. « Summum crede nefas animam præferre pudori et propter vitam vivendi perdere causas. »

[27] De Mendacio, III, 3, coll. « Bibliothèque augustinienne » n° 2, p. 243.

[28] Luc-Thomas Somme, « La vérité du mensonge », Le Supplément. Revue d’éthique et de théologie morale. Hors-série n° 2. Parole opportune, parole importune, n° 236, 2005, p. 33-54, ici p. 52.

[29] In Ps XIV, 10.

[30] Cf. Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 6, a. 5.

[31] Il a fasciné Emmanuel Carrère qui en fit un roman, L’adversaire, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 2001.

13.3.2020
 

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