C) Première expérience originelle. La solitude
1) Introduction générale
Après avoir globalement situé les quatre premiers chapitres de la Genèse, Jean-Paul II va maintenant pouvoir en analyser le contenu avec précision, dans la perspective qui est la sienne, à savoir la théologie du corps. D’abord il se penche sur l’homme dans l’état (le status) d’innocence originelle. Il caractérise ce status par trois notes : la solitude (originelle), l’unité (originelle) et la nudité (originelle) sur lesquelles il va s’attarder et dont il va donner une étude approfondie. Il s’agit de trois « expériences originelles » (11, 1 ; p. 172 et 173) décisives. Nous verrons au fur et à mesure selon quelle logique elles s’articulent entre elles. Pour Jean-Paul II, elles forment un tout et expriment « de manière quasi complète l’originalité absolue de ce qu’est l’être humain » (ibid. ; p. 172), autrement dit, elles résument tout ce qui constitue la spécificité de l’homme, dans une perspective d’anthropologie biblique. C’est en dire l’importance.
Le premier homme est « seul » (Gn 2,18). Quelle est « la signification de la solitude originelle de l’homme » (5, 1 ; p. 152) ?
2) Distinction de deux solitudes (5, 2 et 3 ; p. 152 et 153)
Jean-Paul II distingue tout d’abord soigneusement deux solitudes (id., 2 ; p. 152 et 153) : la première affecte l’homme entendu sans nuance de sexe (qui englobe donc homme masculin et femme) : le homo latin, le Mensch allemand ; la seconde affecte l’homme masculin, de sexe mâle (en tant que contredistingué de la femme) : le vir latin, le Mann allemand. Or, le texte de Genèse relatif à la solitude originelle pourrait trop vite faire croire qu’il traite seulement de celle-ci entendue au second sens : « Dieu dit : ‘Il n’est pas bon que l’homme soit seul : je veux lui faire une aide qui soit semblable à lui’ » (Gn 2,18). En fait, le terme homme utilisé dans le texte hébreu est celui de adam qui désigne l’homme dans le sens de homo, donc sans référence au sexe ; le terme ish qui désigne l’homme dans le sens particulier de vir, homme masculin n’apparaîtra qu’après la création de la femme. Ainsi, la solitude à laquelle il est fait ici allusion est la solitude de l’homme en son humanité, et non pas celle qui découle de la relation homme femme. On peut donc lire ce récit pour lui-même « indépendamment de cette création » de la femme (id., 5, p. 154).
D’ailleurs, la première solitude est antérieure à la seconde, et antérieure « moins dans le sens chronologique que dans le sens existentiel », c’est-à-dire antérieure en nature et en importance (id., 3 ; p. 153). Etre un homme est en effet plus « fondamental » que d’avoir tel ou tel sexe. D’où cette importante conséquence : « Avant de devenir mari et femme, l’homme et la femme émergent du mystère de la création d’abord et avant tout comme frère et sœur dans la même humanité ». (18, 5 ; p. 199 et 200)
Enfin, seul (!) le second récit parle de cette solitude que « le premier récit ignore » (id.) : d’emblée l’homme y est créé homme et femme (Gn 1,27).
3) Le premier type de solitude
o) Introduction (id., 4 ; p. 153 et 154)
Analysons maintenant pour elle-même la solitude de l’homme comme adam. Jean-Paul II traitera de la solitude de l’homme comme ish, de l’homme sans la femme, notamment à l’occasion de l’étude de la deuxième expérience originelle, celle de l’unité. La solitude originelle de l’homme signifie son originalité, la spécificité humaine par rapport au reste de la création. Cette solitude peut se lire négativement, comme ce que « n’est pas » l’homme (id., 5 ; p. 154), comme la différence et plus exactement la « supériorité » de l’homme à l’égard des autres animaux et, positivement, comme la spécificité de l’homme (id., 4 ; p. 153). Jean-Paul II parlera plus loin de la « transcendance » de la personne par rapport à l’animal (9, 2 ; p. 165). [Et de son corrélat : la relation entre personnes, ibid.]
Cette solitude de l’homme en son humanité a trois significations, pour reprendre le vocabulaire phénoménologique qu’affectionne le pape. Une phrase les rassemble : « L’homme est un sujet non seulement parce qu’il a conscience de lui-même [‘auto-conscience’] et qu’il s’ ‘auto-détermine’, mais aussi sur la base de son propre corps ». (7, 2 ; p. 158 et 159) Autrement dit, la solitude de l’homme repose sur trois fondements :
- son ‘auto-conscience’, dans le vocabulaire de Jean-Paul II, c’est-à-dire son intelligence, sa capacité rationnelle ; or, cette capacité permet de dire ce qu’est l’homme, puisque l’homme se distingue d’abord de l’animal par la raison ; aussi la solitude signifie-t-elle d’abord la nature propre de l’homme : elle est une « auto-définition » (5, 6 ; p. 155) ;
- son ‘auto-détermination’, c’est-à-dire sa volonté et sa liberté ;
- son propre corps, ce qui nous amènera au sujet de ces catéchèses.
[Qu’en est-il de l’auto-connaissance ? ibid.]
a) La solitude comme spécificité quant à la nature (5, 5 et 6 ; p. 154 et 155)
Jean-Paul II part, comme toujours, de l’Écriture, et précisément, de ce que l’homme appelle les animaux par leur nom (Gn 2,19-20). Dieu « forme du sol tout animal […] pour voir comme il les appellerait ». Ce texte permet de donner une définition complète de l’homme. En effet, selon « la tradition aristotélicienne en logique », un être se définit à partir de deux éléments : le genre prochain et la différence. C’est ce que développe la note technique 10 des p. 154 et 155. (2) ??? C’est ainsi que procèdent tous les zoologistes et tous les botanistes. C’est aussi comme cela que nous procédons – souvent inconsciemment – lorsque nous définissons une notion quelconque, même si nous n’en avons pas conscience. Par exemple, pour définir la grippe, je dirais que c’est une maladie infectieuse (genre prochain) dûe à une certaine catégorie de virus, le myxovirus influenzæ (différence).
Or, le texte de la Genèse comporte ces deux notes, bien entendu de manière non formalisée, et non systématisée :
– le genre prochain (id., 5 ; p. 154) : « la constatation de ne pouvoir, essentiellement, s’identifier avec le monde visible des autres êtres vivants », les animaux, « n’est pas encore une définition complète », mais en « constitue un de ses éléments », à savoir le genre : l’homme se lit en effet comme doué de vie, d’animalité, bref comme animal. Il est doué de quelque chose qui le rend semblable aux autres animaux ; il n’est pas pure altérité.
– d’autre part, la différence (id., 6 ; p. 155). Déjà l’homme prend conscience de sa différence d’avec les animaux. En effet, Dieu lui demande de nommer les animaux, ce que lui seul fait : « En analysant le texte du Livre de la Genèse, nous sommes en quelque sorte témoins de la manière dont l’homme ‘se distingue’ devant Dieu-Yahvé de tout le monde des êtres vivants par un premier acte d’‘auto-conscience’ et, par conséquent, de celle dont il se révèle à lui-même et, en même temps s’affirme comme ‘personne’ dans le monde visible ». De plus, l’homme a la capacité de donner un nom, ce qui est le propre de l’intelligence (que Jean-Paul II désigne en grec : le nous). Voilà pourquoi Gn 2,19-20 manifeste de « manière si incisive » la différence spécifique, l’originalité humaine qui est la capacité rationnelle. D’où la définition donnée en grec : zôon noêtikon, animal raisonnable. (TDC 4) ???
La solitude de l’homme « cache » donc en soi une « structure ontologique » et une « authentique » capacité de « compréhension ». (6, 1 ; p. 155 et 156).
b) La solitude comme spécificité quant à la volonté (6, 1 et 2 ; I, p. 155 et 156)
En effet, c’est au premier homme que Dieu « donne le commandement concernant tous les arbres qui poussent dans le ‘jardin en Eden’ [cf. le premier commandement de Gn 2,16-17], et surtout celui de la connaissance du bien et du mal ». Or, ce commandement fait appel à « l’aspect du choix », qui caractérise notre capacité d’« ‘autodétermination’, (c’est-à-dire de la volonté libre) ». (id., 1 ; p. 156).
Une conséquence essentielle livre une autre signification décisive de la solitude originelle (id., 2 ; p. 156). La capacité de « consciemment discerner et choisir entre le bien et le mal, entre la vie et la mort » place et constitue l’homme en relation avec Dieu. Par la volonté, mais aussi par l’intelligence, et en tant qu’animal raisonnable, l’homme peut donc devenir « sujet de l’Alliance », « partenaire de l’Absolu ». C’est aussi à cette lumière que l’on peut comprendre la parole du premier récit de la création, c’est-à-dire que l’homme soit créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Gn 1,26).
En conséquence, et voici encore un nouveau sens, inclus dans les précédents, de la solitude originelle : « L’homme est ‘seul’ : cela veut dire qu’à travers sa propre humanité, à travers ce qu’il est il est en même temps constitué en une unique, exclusive relation avec Dieu lui-même ». (id.)
« Tu nous as fait pour toi, Seigneur… »
« L’aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette vocation de l’homme à communier avec Dieu. Cette invitation que Dieu adresse à l’homme de dialoguer avec Lui commence avec l’existence humaine. Car, si l’homme existe, c’est que Dieu l’a créé par amour, et, par amour, ne cesse de lui donner l’être ; et l’homme ne vit pleinement selon la vérité que s’il reconnaît librement cet amour et s’abandonne à son Créateur [1] ».
c) La solitude comme spécificité quant au corps (6, 3 et 4 et 7)
L’homme prend aussi conscience de sa spécificité, donc fait l’expérience de sa solitude grâce à son corps. Jean-Paul II prévient aussitôt une difficulté : le texte yahviste ne parle jamais du corps, mais toujours de l’homme (6, 3). De plus, la distinction de l’âme et du corps n’existe pas ici : « l’anthropologie biblique distingue dans l’homme moins le corps et l’âme, que corps et vie », dit la note 11 (7, 1 ; p. 158). Il demeure que le récit yahviste dit en « son propre langage » cette « structure complexe » de l’homme – le corps et l’âme – que précise « l’anthropologie philosophique » (id., p. 158 ; cf. 2, p. 158 et 159) ; autrement dit, l’expérience de la solitude originelle est aussi une expérience de l’irréductibilité de l’homme à son corps. Jean-Paul II ne détaille pas davantage cet aspect.
Certes, par son corps, l’homme perçoit bien qu’il fait partie du « monde visible », qu’« il est un corps parmi les corps ». Mais, plus encore, et on peut l’« affirmer avec certitude », l’homme « a en même temps la connaissance et la conscience du sens de son propre corps ». (6, 3 ; p. 157) Cette expérience est double :
D’abord, et c’est un dernier aspect de l’expérience de la solitude originelle, l’homme perçoit qu’il est le seul à soumettre et dominer la terre, selon le commandement du premier récit (Gn 1,28) et cultiver la terre par son travail, selon le commandement du second récit (Gn 2,5-6). Et les commandements des deux récits sont étroitement corrélés, signifiant la profonde solitude de l’homme qui elle-même est révélatrice d’une capacité qui lui est propre : « L’homme peut dominer la terre parce que lui seul – et pas un seul autre parmi les êtres vivants – est capable de la ‘cultiver’, de la transformer selon ses propres besoins » (id., 4 ; p. 157. C’est nous qui soulignons). Or, c’est par le corps que l’homme est capable de travailler : « La structure de ce corps est telle qu’elle lui permet d’être l’auteur d’une activité authentiquement humaine ». (7, 2 ; p. 159) Plus encore, pour travailler, l’homme doit avoir une « intuition », une conscience « de la signification du propre corps » (id., 1, p. 158), qui est « pénétrable et transparent » (id., 2, p. 159).
Ensuite, le premier commandement de Dieu parle de la mort de l’homme. Dieu interdit à l’homme de manger de l’arbre de la science du bien et du mal, « car du jour où tu en mangerais, tu mourrais » (Gn 2,16-17). Or, la mort s’entend de la disparition de la vie et de la vie du corps. Mais seul l’homme a conscience de pouvoir mourir : « L’homme qui avait entendu ces paroles, devait en retrouver la vérité dans la structure intérieure même de sa propre solitude ».
Là encore, et pour une autre raison, en l’occurrence par son corps, la solitude de l’homme signifie aussi sa relation à Dieu, à l’invisible. « L’alternative entre la mort et l’immortalité […] va au-delà de la signification essentielle du corps et de l’homme » (7, 4 ; p. 160).
Une conséquence importante est que le corps de l’homme a une dignité particulière, il ne peut être traité comme un corps animal.
D) Deuxième expérience originelle. L’unité
Nous avons vu que la solitude originelle avait deux sens : l’un lié à l’homme entendu comme individu de l’espèce humaine, c’est-à-dire de l’humanité, l’autre lié à l’homme masculin. Ayant étudié le premier sens, il demeure le second, qui sera considéré à l’occasion de l’analyse de la deuxième expérience originelle : l’unité. Jean-Paul II l’introduit brièvement (8, 1 ; p. 161).
Cette étude vient naturellement après l’étude de la signification de la solitude originelle. En effet, nous avons vu que celle-ci se référait à l’homme en son humanité, alors que la question de l’« unité originelle plonge ses racines dans le fait de l’être humain comme homme et femme ». Or, non seulement « la corporéité et la nature sexuelle ne s’identifient pas complètement », mais la nature humaine est « substantiellement antérieure » à la différenciation sexuée. De même, « le fait […] que l’homme soit ‘corps’ appartient à la structure du sujet personnel bien plus profondément que le fait que dans sa constitution somatique il soit aussi homme ou femme ». (8, 1 ; p. 161 ; cf. aussi le développement de 9, 5 ; p. 168 et 169)
À l’instar de l’expérience de la solitude qui se fondait sur un texte, Gn 2,18 (« Il n’est pas bon que l’homme soit seul »), l’expérience de l’unité se fonde sur le passage de Gn 2,24, lui aussi yahviste, dont Jésus se réclame lors de son entretien avec les pharisiens : « L’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme et les deux ne feront qu’une seule chair ». (cf. Mt 19, 5). Mais il ne faut pas détacher ce texte de son contexte. C’est donc tout le récit de la création de la femme qui va être ici convoqué pour expliciter ce qu’est l’unité originelle.
[D’une part, « il n’est pas bon pour l’homme d’être seul »] et en même temps, « l’homme confirme sa propre solitude » (id., 3 ; p. 162 et 163).
Or, l’unité originelle est douée d’au moins trois sens ; elle se déploie triplement :
- comme unité de nature, comme partage de la même nature humaine ; c’est ce qu’explicite l’étude précise de la création de la femme (id., 3 et 4) ;
- comme communion de personnes humaines différentes (TDC 9) ;
- et plus précisément encore comme communion de personnes de sexes différents (TDC 10).
Adam, nom de personne ou d’espèce ?
Autrement dit : Adam était-il un seul homme ou plusieurs ? Les théologiens polygénistes se prévalent souvent de ce que le terme désignant l’homme soit le collectif adam qui exprime l’humanité (par exemple Claude Tresmontant).
Sans rentrer dans le détail de la querelle monogéniste, notons la distinction opérée par Jean-Paul II dans la note 12, p. 162. Avant la création de la femme, le terme hébreu utilisé est celui de ‘adam qui « exprime le concept collectif de l’espèce humaine. Mais après la création de la femme, si ish est utilisé, adam l’est aussi, mais avec l’article défini, « exprimant ainsi sa ‘corporate personality’ ».
Jean-Paul II n’hésite donc pas à conclure en faveur du monogénisme que ‘adam, c’est « l’homme qui représente l’humanité ».
1) L’unité dans la même humanité
Le récit de la création de la femme traite de l’unité en son premier sens : l’unité d’espèce ou de nature. La signification de l’unité originelle entendue comme communion d’être se fonde sur deux passages de Gn 2 : v. 21 et v. 23.
a) La « torpeur génésiaque » (8, 3 ; p. 162 et 163)
« Le Seigneur fit tomber une torpeur sur l’homme et celui-ci s’endormit » (Gn 2,21). Or, cette torpeur qui a un sens seulement anthropologique et même surtout sexuel dans le cadre de la pensée freudienne (la note 13,p. 163 cite le nom de Freud), a un sens bien plus profond, d’ordre théologique : « dans la théologie de l’auteur biblique la torpeur […] souligne le caractère exclusif de l’action de Dieu dans l’œuvre de la création de la femme ; l’homme n’y eut aucune participation consciente ». (id.) En effet, s’endormir est passer de la veille à l’inconscience ; or, « le sommeil a en soi un élément d’anéantissement de l’existence consciente de l’homme » : autrement dit, la conscience retourne au néant. Comme la création n’est rien d’autre que le surgissement de l’être hors du néant, le sommeil d’Adam signifie l’intervention créatrice de Dieu. La femme n’est donc en rien une créature comme une autre : créée par Dieu, non pas « selon son espèce », mais selon son individualité, elle est douée d’une dignité égale à celle de l’homme.
Confirmation est donnée dans un autre cas décisif de torpeur, celle d’Abraham en Gn 15,12 qui est « le sommet de la révélation faite à Abraham ». Il y est alors question d’une action divine essentielle, puisque Dieu conclut alliance avec le patriarche. C’est donc que la torpeur est liée aux actions divines touchant les commencements, ce qui fait dire à Jean-Paul II en une formule que n’eurent pas reniée les Pères de l’Église : « Adam donne un naissance au genre humain ; Abraham au Peuple élu ». (note 14, p. 163).
Quant à la finalité de cette création, nous la connaissons : trouver remède à la solitude au second sens du terme : « l’homme tombe dans cette torpeur avec le désir de trouver un être semblable à lui ».
b) La femme formée « avec la côte » soustraite à l’homme (id., 4 ; p. 163 et 164)
La côte dit la partie pour le tout, selon la figure rhétorique de la synecdoque (ainsi qu’on le voit chez les antiques Sumériens, note 15, p. 164). Et ce tout est le corps ; or, nous avons vu que le corps d’Adam lui était propre et différent de celui des animaux, puisqu’il permettait la prise de conscience de sa spécificité. La création d’Ève à partir d’une côte d’Adam signifie donc l’« homogénéité somatique », et, par-delà, de nature, de l’homme et de la femme. Elle signifie l’unité dans l’humanité.
Le cri d’Adam le confirme : « Cette fois-ci, celle-ci est l’os de mes os et la chair de ma chair » (Gn 2, 23). En effet, explique la même note 15, l’os, comme la chair et la côte, expriment tout l’être, quoiqu’en des sens complémentaires. Aussi, ces expressions signifient d’abord la communion dans la commune humanité. C’est enfin ce qu’exprime la parole de Dieu à Adam : « aide semblable à lui » : la femme est donc semblable à l’homme, ce que ne sont pas les animaux, justement parce qu’elle est « créée sur la base de la même humanité ».
2) L’unité comme communion de personnes différentes
a) Révélation (9, 1 ; p. 165)
Cette nouvelle unité se révèle par le cri d’Adam : « Cette fois-ci, celle-ci est l’os de mes os et la chair de ma chair ». Celui-ci a le sens ontologique rapporté plus haut : il signifie la profonde identité de la nature humaine », que jamais la dualité des personnes ne viendra rompre. Mais il a aussi un sens « axiologique ». Le sens ontologique se réfère à l’être ; le sens axiologique est d’ordre éthique et se réfère au bien, à la valeur (TDC 7). En effet, l’homme est triplement valeur, c’est-à-dire constitue un bien à l’égard de trois instances : « devant Dieu », puisque celui-ci vit que la création de l’homme était très bonne (Gn 1, 31) ; « pour l’homme » (adam ou homo) qu’il est ; « pour la femme » (et vice-versa) : d’où le sens du cri d’admiration d’Adam qui fut aussi un cri de joie et de reconnaissance à l’égard de la valeur de la femme : c’est « l’expérience vécue par l’homme en tant que valeur ». En bon disciple de Scheler, Jean-Paul II fait donc de l’émotion un révélateur de la valeur : l’émotion a un sens qui dépasse la passion et qui touche l’esprit. Et cela se vérifie particulièrement pour cette « émotion ‘originelle’ éprouvée par l’homme ‘homme’ devant l’humanité de la femme ».
b) Sens
Cette unité des personnes comporte un double sens :
1’) Sens anthropologique (id., 2 ; p. 165 et 166)
En effet, si l’on part de l’expérience de la solitude, celle-ci n’a de sens que parce que l’homme souffre de manquer. Ce qui, en positif, dessine une ouverture à l’autre personne : cette souffrance signifie que la personne désire vivre en relation avec une autre personne, et plus encore pour elle. Or, cette relation est mal exprimée par le terme de communauté, parce qu’il est trop « générique » (c’est-à-dire général). Par contre il est beaucoup mieux signifié par celui de communion. Aussi, « dans le récit biblique, la solitude de l’homme se présente à nous […] comme la découverte d’une adaptation ‘à’ la personne et donc comme ouverture et attente d’une ‘communion des personnes’ ».
C’est ce que confirme l’expression « aide semblable », c’est-à-dire la personne qui existe « à côté » : « Le concept d’‘aide’ exprime également cette réciprocité dans l’existence qu’aucun autre être vivant n’aurait pu assurer ».
1’) Sens théologique (id., 3 ; p. 166 et 167)
L’homme se réalise dans la communion des personnes, ainsi que nous venons de le voir : avant il souffre de solitude, d’incomplétude. Or, la révélation, dans et par le Christ, nous apprend que Dieu est « insondable communion divine de Personnes ». Aussi l’unité de l’homme signifie-t-elle quelque chose du mystère de Dieu. On pouvait le dire plus simplement dès la lecture de Gn 1, puisqu’il est dit que « l’homme a été créé à l’image de Dieu en tant qu’homme et femme ». Or, « l’image a pour fonction de refléter le modèle, de reproduire son propre prototype ». Il doit donc exister en Dieu une mystérieuse multiplicité de personnes.
En fait, Jean-Paul II inverse le raisonnement pour montrer que le récit yahviste, loin d’infirmer la pointe du premier récit qu’est l’affirmation de l’homme comme image de Dieu, la confirme et précise que cette image est trinitaire. Le premier récit dit plus explicitement que l’homme fut créé à l’image de Dieu, mais, dans son prolongement, le second récit manifeste davantage que cette image est trinitaire. Ce dernier, remarque le pape, « va peut-être jusqu’à constituer l’aspect théologique le plus profond de tout ce qui peut être dit au sujet de l’homme ». C’est ici que devrait se nouer une anthropologie biblique chrétienne dont la théologie et la catéchèse manquent cruellement.
c) Conséquence pour la théologie du corps (id., 4 et 5, p. 167 à 169)
L’objet de ces catéchèses est en effet d’élaborer une théologie du corps. Il a déjà été montré que le corps, en son activité laborieuse, permettait à l’homme de prendre conscience de sa solitude, c’est-à-dire de son originalité face aux animaux ; le commandement de Dieu lui a aussi révélé sa mortalité et donc sa non-réductibilité au corps. Ici, étudiant la deuxième expérience originelle, nous allons nous trouver – déjà – au cœur de ce qui est l’intuition anthropologique fondamentale de Jean-Paul II, ce qu’il appelle à trois reprises (n. 4 et 5), « la moelle de la réalité anthropologique ». Elle se résume en une thèse qui s’enrichira et se précisera au fur et à mesure : « le corps révèle l’homme ». (c’est nous qui soulignons) Et le Saint Père de commenter : « Cette formule contient déjà tout ce que la science humaine pourra jamais dire sur la structure du corps comme organisme, sur sa vitalité, sur sa physiologie sexuelle particulière, etc ». (id., 4)
Ce qui précède permet de proposer une première argumentation : le corps manifeste à l’homme son être spécifique, sa communion avec la femme et sa différence ; or, révéler, signifie être signe.
Cette « moelle », et donc la théologie du corps, présentent en fait de multiples sens (id., 5) : anthropologique, comme on vient de le voir, mais aussi théologique (puisque le corps n’est signe de l’homme, que parce que celui-ci est à l’image de Dieu), éthique, sacramentelle. Nous allons tout de suite avoir l’occasion de percevoir la dimension éthique.
3) L’unité comme communion de personnes de sexes différents
L’unité dont parle Gn 2, 24 est aussi celle de l’homme et de la femme, êtres de sexes différents. Et la pleine « connaissance de l’homme passe par les caractères masculin et féminin ». D’ailleurs, ces « deux consciences » « de la signification du corps » sont « complémentaires » et enrichissantes (10, 1 ; p. 169). Cette unité s’opère (et on en fait l’expérience) de trois manières :
a) Première expression (id., 2 ; p. 169 et 170)
Cette unité « s’exprime et se réalise » d’abord, bien évidemment, « dans l’acte conjugal ». Mais on ne pourrait s’arrêter là. Notons dès à présent que Jean-Paul II use toujours de l’expression « acte conjugal » pour désigner l’acte sexuel : cette formule déjà éthique se refuse donc à une simple description (et réduction) biologique ou sociologique. Il n’existe pas d’acte proprement humain éthiquement neutre (TDC 8) ; donc autant le désigner par ce qui le rend humanisant… Autrement dit, l’acte sexuel ne peut se concevoir dans sa pleine dimension humaine, c’est-à-dire morale, que dans le cadre d’une alliance d’amour d’un homme et d’une femme, donc du don total et pour toujours des époux, c’est-à-dire dans le mariage.
b) Deuxième expression (id., 2 ; p. 169 et 170).
Cette unité se découvre et se concrétise surtout par la « communion des personnes ». En effet, le sexe est « quelque chose de plus que la force mystérieuse de la corporéité humaine », « de l’instinct ». Aussi l’unité « dans une seul chair » intéresse « la pleine dimension de l’homme », ne serait-ce déjà que parce que la Bible ignore le découpage de l’âme et du corps. De plus, le corps révèle la personne et un engagement du corps, surtout dans l’acte conjugal, engage tout l’homme.
Jean-Paul II en tire un beau corollaire. Homme et femme s’unissent pour ne faire qu’« une seule chair », selon l’expression biblique reprise par le Christ ; or, c’est à la création qu’Adam reconnut Ève pour « la chair de sa chair », et c’est aussi là que Dieu commande à l’homme de ne plus former qu’une seule chair ; voilà pourquoi « l’homme et la femme s’unissant l’un à l’autre (dans l’acte conjugal) de manière si étroite qu’ils forment ‘une seule chair’ redécouvrent, pour ainsi dire, chaque fois et de manière toute particulière, le mystère de la création ». Chaque acte conjugal fait mémoire de l’acte créateur de Dieu : c’est ce qui en fait l’indicible grandeur.
c) Troisième expression (id., 3 ; p. 170 et 171).
Enfin, cette unité présente une signification éthique. En effet, l’unité est la communion de l’homme et de la femme. Mais « si du fait de la génération, l’être humain appartient ‘par nature’ à son père et à sa mère, c’est au contraire ‘par choix’ qu’il s’unit à sa femme (ou à son mari) ». C’est pour cela que Jean-Paul II parle de « pacte conjugal » et il cite en note un passage d’une constitution du concile Vatican II, Gaudium et spes (n. 48) affirmant que le couple est établi sur le « consentement personnel irrévocable » des conjoints. Or, la décision est acte de liberté, donc acte éthique.
D’où le corollaire suivant (id., 4) : il a été dit que l’un des fondements et l’une des significations de la solitude originelle était la capacité d’autodétermination, c’est-à-dire la liberté. Ainsi donc la solitude originelle est le fondement ou la condition de possibilité du couple, de leur alliance. Pour le dire autrement – risquons ce profond paradoxe – l’homme et la femme ne sont à même de vivre en couple que s’ils ont fait pleinement l’expérience de leur solitude, « solitude métaphysique devant Dieu et le monde » (id., 1 ; p. 169) ; or, cette solitude, la première qui fut distinguée plus haut, est spécifique, originale ; aussi – même si Jean-Paul II n’en tire pas la conséquence explicite, il est possible de l’affirmer – le couple ne peut jamais l’effacer : il ne remédie qu’à la seconde solitude et tout homme doit pouvoir assumer la première.
Cette conclusion est particulièrement importante pour la conscience que l’homme et la femme acquièrent de leur corps : ils ne peuvent devenir une seule chair qu’en ayant une mûre conscience du sens du corps signifiant la solitude de l’homme.
Il demeure un dernier aspect de l’unité, l’aspect le plus précis : l’unité formée par un homme et une femme, en tant justement qu’ils sont de sexes divers. Il nous vaut une précision importante : pour Jean-Paul II, le sexe n’est « pas seulement ‘un attribut de la personne’ », mais il « est ‘constitutif de la personne’ ».
Enfin, l’unité de l’homme et de la femme comporte un dernier aspect et sens ; de surcroît, il intéresse particulièrement le corps et il en sera question en détail plus loin (surtout lors du commentaire détaillé de l’encyclique Humanæ vitae) : la dimension procréative (id., 5 ; p. 172). On ne peut séparer dans la réalité la dimension de communion que nous venons de voir et la dimension de procréation qui sera élucidée, mais Jean-Paul II suit le texte biblique qui n’en traitera que plus tard (cf. 20, 1s ; p. 203s).
E) Troisième expérience originelle. La nudité
Quelle est « la signification de la nudité originelle » ? Elle nous est révélée, comme d’habitude, dans une parole d’Écriture : « Or tous deux étaient nus, l’homme et la femme, et il n’en avaient point honte ». (Gn 2,25) Ce détail « apparemment secondaire », voire « déplacé », est en fait « proprement la clé de la pleine et complète compréhension » d’un « essai biblique d’anthropologie » (11, 2 ; p. 173).
Nudité et absence de honte sont les deux faces, objective et subjective d’une même réalité. Notons d’emblée, pour ne plus y revenir, que Jean-Paul II utilise indifféremment les termes honte ou pudeur.
1) Situation générale
a) L’expérience de la nudité originelle comme expérience subjective (11, 3 ; p. 173 et 174)
En effet, expérience subjective signifie que l’homme s’approprie quelque chose par une prise de conscience, par une expérience. Or, le texte biblique « décrit indubitablement » l’« état de conscience » de l’homme et de la femme, « mieux, leur expérience faite par l’homme de sa féminité qui se révèle par la nudité du corps et, réciproquement, une expérience analogue de la masculinité par la femme ». Voilà pourquoi Gn 2,25 concerne « la subjectivité personnelle de l’homme », celle de la prise de conscience de son corps.
b) Nature du vécu subjectif de la nudité ?
Ainsi qu’il l’a déjà souvent fait, Jean-Paul II insiste tout d’abord sur la continuité entre l’état d’innocence originelle et l’état historique de péché (id., 4 ; p. 174) : cela signifie que l’on ne peut clairement comprendre notre statut actuel que dans la lumière de notre préhistoire originelle. Cette continuité est manifestée dans le texte biblique qui à la fois distingue deux états de l’homme quant à la nudité (Gn 2, 25 et Gn 3, 7 : « ils surent qu’ils étaient nus ») et en même temps les articulent, puisque le verset de Gn 3, 7 commence par « alors », ce qui désigne la nouveauté autant que l’identité.
Or, quelle est la nouveauté apportée par Gn 3, 7 ? (id., 5 ; p. 175) Elle concerne « une nouvelle qualité de l’expérience du corps ». Cette expérience peut s’entendre en deux sens bien différents : soit la connaissance, comme visuelle, de la nudité de l’autre, soit comme signification de cette nudité, ce qui fait appel à l’intelligence et renvoie à l’être profond de la personne, au-delà du visible.
La comparaison de Gn 2, 25 et Gn 3, 7 donne la solution. En effet, en Gn 3, 7 apparaît un élément nouveau : la honte ou la pudeur. Or la honte relève du vécu intérieur : le corps ne change pas selon que j’ai honte ou non ; c’est une crainte à l’égard de soi-même et de l’autre. Le changement qui s’opère en l’homme n’affecte donc pas l’« usage du sens de la vue » : bien évidemment, l’homme et la femme savaient qu’ils étaient nus. Mais « le changement concerne directement l’expérience de la signification du propre corps », il ne touche pas l’expérience du corps comme tel en sa nudité physique.
c) Transition
En quoi consiste cette expérience de la nudité ? Que signifie cette nudité ? Jean-Paul II analysera longuement ce qu’est la pudeur dans le deuxième cycle des catéchèses (cf. n. 4-8) ; il n’en donnera ici qu’une première approche, qui servira à dessiner en creux ce qu’est la nudité en plein. De plus, il détaillera davantage la signification de la nudité dans l’état d’innocence originelle.
2) La nudité dans sa relation avec la pudeur (12, 1 et 2 ; p. 175 à 177)
« Qu’est-ce que la honte et comment expliquer son absence dans l’état d’innocence originelle » ?
Tout d’abord, la pudeur est profondément enracinée dans la personne. C’est ce que révèlent les « analyses contemporaines de la honte – et de la pudeur sexuelle en particulier ». En effet, si « dans l’expérience de la pudeur », la crainte s’éveille à l’égard de l’autre, c’est « substantiellement une crainte » à l’égard de sa propre personne qui a « besoin d’affirmer et d’accepter » sa propre valeur. Autrement dit, la honte s’éveille, « presque instinctivement », quand je crains de ne pas être considéré à ma juste valeur de personne. Ce sentiment est donc une expérience (« complexe », répète Jean-Paul II) de la personne (id., introduction ; p. 176).
Ensuite, elle exprime tant son être individuel que ses relations mutuelles (« les règles essentielles de la ‘communion des personnes’ ») : la pudeur concerne l’homme en la double solitude qui a été décrite avant. C’est donc que la nudité présente aussi cette profondeur et affecte à la fois la personne en sa solitude face à elle-même et à Dieu, et en sa solitude d’être appelé à la communion interpersonnelle (id., 1 ; p. 175 et 176).
Enfin, la nudité a un sens pleinement positif, elle ne se réduit pas à la carence de pudeur. Il « s’agit d’une ‘non-présence’ de la honte et non pas d’une carence ou d’un sous-développement de la honte ». En effet, « la suite du récit yahviste » montre que « l’apparition de la honte et, en particulier, de la pudeur sexuelle est mise en liaison avec la perte de cette plénitude originelle ». Or, on ne perd que ce que l’on a. Que la formule négative (« ils n’avaient pas de honte ») ne trompe donc pas : elle renvoie à une plénitude positive de conscience et d’expérience (id., 2 ; p. 176 et 177).
En conséquence, comme les pudeurs « du bas-âge ou celle de la vie des peuples dits primitifs » sont, elles, plutôt des carences de pudeur que des excès de conscience, il serait erroné d’expliquer la pudeur « par analogie avec » ces « autres expériences humaines positives ».
D’où la question : en quoi consiste cette positivité ? Pour le dire en termes subjectifs : « à quelle plénitude de conscience et d’expérience » renvoie la nudité ou l’absence de honte ?
3) La triple signification de la nudité
Là encore, la nudité originelle dont parle Gn 2,25 déploie une triple signification, de plus en plus profonde.
a) La signification anthropologique (id., 3 ; p. 177)
La nudité permet tout d’abord, de manière évidente, à l’homme de connaître son originalité vis-à-vis du reste de la création. Elle permet aussi de comprendre que « l’aide » que Dieu lui donne communie dans la même humanité. Ainsi, « la nudité » signifie « cette plénitude de conscience de la signification du corps » et la « vérité de l’être ou de la réalité ». En ce sens, et c’est une conséquence implicite, la nudité confirme et approfondit le sens de la solitude originelle : voilà pourquoi elle est « la clé » dont on parlait avant (11, 2 ; p. 173).
Détaillons ce que le langage abstrait de Jean-Paul II présuppose : l’homme n’accède à une connaissance intelligible qu’à travers une connaissance sensible. C’est donc à travers la connaissance sensible de son corps, non voilé, en sa nudité, que l’homme fait l’expérience à la fois de sa différence spécifique d’avec les animaux – son corps nu n’est pas constitué comme celui des animaux – et de son identité de nature (ou d’espèce) avec l’autre sexe.
b) La signification éthique (id., 4 et 5 ; p. 174 et 175)
Le premier sens se fonde sur une connaissance sensorielle, extérieure du monde, il relève d’un fait d’expérience « direct et immédiat » : le repérage de la différence perceptible de l’homme par rapport au monde où il vit. Les deuxième et troisième significations sont d’ordre intérieur, non visible et non immédiat. Tout d’abord, la nudité originelle signifie la communion des personnes (id., 4 ; p. 174).
En effet, qu’est-ce que la communication ? « Dans notre langage conventionnel le concept de ‘communication’ a été à peu près aliéné de son originelle et plus profonde matrice sémantique », autrement dit, rendu étranger à son premier sens : aujourd’hui, la communication intéresse le « domaine des moyens […] qui servent à l’entente, à l’échange » (c’est moi qui souligne) et ces moyens sont matériels, extérieurs ; or, « dans sa signification originaire la plus profonde, la ‘communication’« mettait en relation les personnes, car elle concernait la fin qui est la « commune union », ou communion des personnes ; aussi, la communication désigne d’abord ce qui exprime « la sphère des ‘sujets-personnes’ ». Et on sait que la personne se caractérise par son intériorité, tandis que les choses demeurent extérieures. Voilà pourquoi le concept de communication a connu une double dérive sémantique : de la fin (qui est la communion) aux moyens, du spirituel au matériel, de l’intérieur à l’extérieur.
Or, l’expérience de la nudité est une expérience aussi intérieure, puisqu’il est adjointe à la honte qui est un sentiment intérieur. Donc la nudité « acquiert une signification entièrement nouvelle », d’ordre intérieur, en l’occurrence l’intériorité de la personne qui est appelée à la communication et donc à la communion.
En conséquence (id., 5 ; p. 175), une vision seulement naturaliste de la nudité est insuffisante : elle s’arrête au premier sens, tout extérieur ; il faut une vision personnaliste, qui prenne en compte l’intériorité de l’homme : la personne est un être doué d’intériorité. Aussi, dit Jean-Paul II, « n’importe quel critère ‘naturaliste’ est promis à la faillite, tandis que le critère ‘personnaliste’ peut être de grand secours ».
c) La signification théologique (id., 5 à 13, 1 ; p. 175 à 180)
En effet, nous venons de voir que la nudité exprime « la profondeur originale […] de la personne », ce qui est son être ; or, c’est ce que Dieu voit aussi, lui dont l’Écriture dit que « tout est nu et découvert aux yeux de Celui à qui nous devons rendre compte » (He 4,13 cité dans la note 22, p. 179). Ainsi la pudeur me fait participer à « la vision de l’homme en Dieu ». Autrement dit, la nudité physique exprime l’image de Dieu qui est constitutive de la personne.
De plus, la nudité signifie « la ‘pure’ valeur de l’être humain » et « la ‘pure’ valeur » du corps et du sexe : se reconnaître nu sans honte exprime la bonté de la personne et du corps. On le verra, la honte est perte de l’unité ; ainsi, en contrepoint, la nudité ou l’absence de honte signifie que la personne « ne connaît » pas de « rupture intérieure » ni « entre ce qui est spirituel et ce qui est sensible », ni entre ce qui « constitue la personne et ce qui […] est déterminé par le sexe » ; et l’unité est signe de bonté.
Or, « Dieu vit tout ce qu’il avait fait et voici que c’était très bon ». (Gn 1,31) En conséquence, la vision de la nudité est « participation à la vision du Créateur » ; Jean-Paul II va même jusqu’à dire que « la ‘nudité’ signifie le bien originel de la vision divine ». Comment, après la lecture d’expressions aussi fortes, affirmer que le Magistère de l’Église est encore empreint de jansénisme, qu’elle adopte une vision pessimiste ou terne à l’égard du corps, de sa nudité, de la sexualité ?
En corollaire, la nudité signifie la paix dans laquelle l’homme fut créé dans l’état d’innocence originelle. Car le regard porté sur sa nudité et sur celle de l’autre est porteur du « mystère même de la création qui est un mystère d’unité et de tranquillité ; or, la paix est unité et, selon une définition célèbre de saint Augustin, présupposée mais non explicitée, elle est « tranquillité de l’ordre [2] » ; donc la connaissance de la nudité « crée précisément la paix de l’intimité des personnes ».
d) Ouverture à une quatrième signification (13, 1 ; p. 179 et 180)
Enfin, la nudité révèle le sens le plus profond du corps humain, il en signifie la dimension « sponsale » : « La signification originelle de la nudité correspond à cette simplicité et plénitude de vision dans laquelle la compréhension de la signification du corps naît pour ainsi dire du cœur même de leur communauté-communion. Nous l’appelerons ‘sponsale’ ». Or, continue Jean-Paul II, « ceci mérite une analyse approfondie ». C’est ce qui va être maintenant fait pendant 7 catéchèses.
Les derniers § de cet entretien vont être consacrés à préparer le terrain en introduisant le concept clef des développements à venir.
Pascal Ide
[1] Vatican II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et Spes, n° 19, § 1.
[2] S. Augustin, Cité de Dieu, L. XIX, ch. 13 ; PL 41, 640, trad. Gustave Combès et Goulven Madec, coll. « Bibl. Augustinienne » n° 37, Paris, DDB, 1960, p. 111.