Apocalypto, le thriller ultra-violent, mais inspiré, de Mel Gibson, raconte le déclin et la perversion de la civilisation maya au moment de l’arrivée des conquistadors [1]. Le début nous montre la vie quotidienne, presque édénique, d’une petite tribu forestière. À la tombée du jour, enfants et adultes rassemblés autour du feu, écoutent, hypnotisés, l’Ancien raconter un de leurs mythes :
« Un homme était assis, seul. Plongé dans la tristesse. Alors, tous les animaux s’approchèrent et dirent : ‘Nous n’aimons pas te voir si triste. Demande-nous ce que tu veux et tu seras exaucé ». L’homme dit : ‘Je veux avoir une bonne vue’. Le vautour répondit : ‘Tu auras la mienne’. L’homme dit : ‘Je veux être fort’. Le jaguar répondit : ‘Tu seras aussi fort que moi’. Alors, l’homme poursuivit : ‘Je rêve de connaître les secrets de la terre’. Le serpent répondit : ‘Je te les montrerai’. Il en fut ainsi de tous les animaux. Et quand il eut tous les dons qu’ils avaient à offrir, l’homme partit. Alors, le hibou dit aux autres : ‘Maintenant que l’homme est très instruit et très adroit, la peur me vient’. ‘L’homme a tout ce qu’il lui faut’, dit le cerf. ‘Sa tristesse va disparaître’. ‘Non’, rétorqua le hibou. ‘J’ai vu une faille en l’homme, aussi profonde qu’une faim insatiable. Voilà ce qui le rend triste, voilà ce qui le rend envieux ». Alors, pour la première fois, la caméra montre toute la tribu en plongée, plus en vision verticale, centrée sur le feu. « ‘Il prendra encore et toujours plus jusqu’au jour où le Monde lui dira : j’ai cessé d’exister et je n’ai plus rien à donner’ [2] ».
Alors que le tambour retentit et que l’on se met à danser doucement, Patte de Jaguar, le jeune chef du village, reste assis, à méditer les paroles du sage. Ce mythe d’origine peut bénéficier d’une double lecture. Selon la première, pessimiste, l’homme est un prédateur qui puisera dans la nature jusqu’à l’épuiser. Et quand il en aura fini avec elle, il se retournera vers l’autre homme, et le dominera jusqu’à l’exterminer. C’est ce que le reste du film montrera, en narrant l’asservissement des Indiens forestiers par les citadins. Et il en tirera la conséquence (qui finit par se retourner en cause) religieuse en toute rigueur : en vivant et se pensant dans la violence, l’homme ne peut que projeter celle-ci sur l’Absolu, et s’imaginer une divinité assoiffée de sang. La relation à l’autre révèle et façonne la relation au Tout-Autre.
Mais une autre lecture, optimiste, est possible, que suggère non plus le contenu, mais la manière de filmer. En effet, pendant le récit de l’Ancien, la caméra multiplie les courts travellings latéraux sur les auditeurs attentifs. Mais, au moment où il affirme que l’être humain est « envieux », pour la première fois, la photographie montre toute la tribu en plongée, plus, en vision verticale, centrée sur le feu. Si l’homme est envieux, c’est qu’aucune créature ne peut combler son désir infini. Si l’homme est triste, c’est parce que nul bien de la Terre ne peut le réjouir pleinement tant que son Créateur n’ouvre les Cieux et descend.
Le mythe de l’Ancien raconte donc en creux que tout homme désire Dieu. Saint Augustin l’a dit dans la phrase sans doute la plus célèbre du livre peut-être lui aussi le plus célèbre de la foi chrétienne après la Bible : « Tu nous as fait pour toi et notre cœur est sans repos [inquietum, littéralement « in-quiet »] tant qu’il ne repose en toi [3] ». Cette prière qui ouvre Les Confessions ne doit pas être séparé de la prière qui les clôt : « Seigneur Dieu, donne-nous la paix – puisque tu nous as tout donné […] parce que ton repos, c’est toi-même [4] ».
Pascal Ide
[1] Apocalypto, drame américain de Mel Gibson, 2006. Avec Rudy Youngblood, Raoul Trujillo.
[2] La scène se déroule au début du chap. 4, de 18 min. 18 sec. à 20 mn. 30 sec.
[3] Saint Augustin, Les Confessions, L. I, i, 1.
[4] Ibid., L. XIII, xxxv, 50 et xxxviii, 53.