L’après-confinement : comment vivre dans l’incertitude ? (Billet du vendredi 22 mai 2020)

Prolongeons le billet d’hier à propos du dessin aussi révélateur qu’atterrant de ce petit garçon, je me suis souvenu d’un article traitant des travaux d’un psychologue américain Arie Kruglanski. Celui-ci a d’abord inventé un concept précieux : le besoin de clôture cognitive [1]. Il a en effet constaté que le psychisme ne peut vivre indéfiniment dans l’incertitude, parce que celle-ci suscite une inquiétude invivable ; il doit donc l’arrêter, la clôturer. Dès lors, il cherchera à bâillonner cette incertitude en cherchant des affirmations qui le rassurent, jusqu’à inventer des explications complotistes.

Il a ensuite élaboré une échelle pour mesurer l’intensité de ce besoin chez une personne donnée [2]. Elle est fondée sur 42 affirmations, avec lesquelles la personne donne son accord et son désaccord de manière nuancée. Par exemple : « Je déteste changer mes plans en dernière minute » ; « Je me décris comme indécis » [3]. Il a notamment constaté que le degré de besoin (haut ou bas) est stable chez une personne donnée.

Enfin, il a cherché à identifier les moyens mis en place par les personnalités insécures pour clôturer cette incertitude cognitive. L’un de ceux-ci est la recherche de paroles d’autorité. Or, souvent, celles-ci nous procurent cette si désirable quiétude au prix fort : la simplification à outrance, le déni de la complexité du réel, le refus des conflits d’opinion, la diabolisation de l’opinion contraire, et surtout la contingence de l’avenir. Autrement dit, les personnes présentant un haut score au test précédent sont dominées, le plus souvent à leur insu, par la peur et tentées de privilégier la parole d’une figure d’autorité sur la recherche patiente et toujours incertaine de la vérité dans les situations nouvelles et complexes [4].

 

Que penser de ces études ?

En creux, elles jugent trop négativement ce besoin de sécurité et de certitude qui n’est pas seulement ni d’abord une quête régressive d’assurance infantile, mais le témoignage d’une intelligence qui est faite pour la vérité. Et, de fait, connaître la vérité procure à l’esprit repos et joie. Saint Augustin, ce grand chercheur de lumière, parlait de « la joie de la vérité [5] ». De plus, s’il est vrai que certains profils de personnes sont plus habités par la peur et le besoin de sécurité (par exemple, le type 6 de l’ennéagramme), toutefois, ils sont moins figés que ce que dit Kruglanski.

En plein, ces études nous rappellent que nous sommes tous en recherche de lumière et de vérité. En outre, elles nous alertent sur un risque bien réel : l’inconfort parfois angoissant de l’incertitude peut nous conduire à nous fier indûment à une parole d’autorité et à aliéner notre jugement. Plus encore, nous pouvons mettre en péril notre démocratie et donc ajourner notre droit impératif à la liberté au nom du besoin prétendument prioritaire de sécurité. C’est ainsi qu’un philosophe aussi reconnu que Hans Jonas estime que l’urgence liée au péril écologique autorise un gouvernement à limiter l’exercice de la liberté individuelle et de la démocratie – en clair, autorise la dictature [6] ! Ce constat n’est pas nouveau : dans l’un des plus importants morceaux de la littérature mondiale, la Légende du grand inquisiteur, Dostoïevski interprétait les tentations du Christ au désert comme autant de tactiques du démon poussant l’homme à abandonner sa liberté pour satisfaire un certain nombre de besoins fondamentaux, et le deuxième est justement la sécurité [7].

Mon intention n’est pas ici d’instruire le procès de nos gouvernements – même si je ne me fais aucune illusion sur le désir permanent de certains hommes politiques à s’autodiviniser [8] et à suspendre de manière prétendument temporaire nos libertés au nom d’une raison d’État aussi obscure qu’inquiétante. Que l’on songe au Patriot Act mis en place le lendemain du 11 septembre 2001… Mais je souhaite attirer l’attention sur l’attitude du citoyen qui favorise cette mainmise étatique et cette mise en tutelle : les gouvernements autoritaires (et cela peut aussi valoir à l’échelle moindre d’une communauté chrétienne !) ne disposent en grande partie que du pouvoir que nous leur donnons ; et en grande partie aussi, le pouvoir que nous leur accordons n’est aussi que celui que nous accordons à nos peurs…

 

Revenons à notre sujet. Aujourd’hui, en matière de prévision, il n’y a qu’une seule certitude : c’est que personne ne peut en donner ! Dès lors, nous nous retrouvons dans l’incapacité de satisfaire deux besoins ardents : la sécurité et la vérité. Concrètement que faire ?

D’abord, trois grandes règles d’hygiène intellectuelle en régime d’incertitude :

  1. Repartir des faits, rien que des faits. Pas des théories ou des paroles d’autorité. Les faits, sans interprétation, et avec les références documentées qui les établissent.
  2. Analyser avec rigueur. Ce qui signifie notamment prendre en compte ce que la psychologie appelle les biais cognitifs. Par exemple, nos biais de confirmation : nous retenons seulement les faits qui confirment nos convictions et nos stéréotypes. J’y reviendrai. En attendant, vous pouvez consulter sur le site, les études sur les blessures de l’intelligence : « 
  3. Convier à sa table des avis divergents, en consentant à ce qu’ils le demeurent. Par exemple, les théories encore contradictoires sur la physiopathologie du virus.

 

Mais comment renoncer paisiblement à la certitude, donc à la sécurité intellectuelle ? Je ne vois qu’une seule voie : renoncer à nos petites espérances, pour nous attacher à ce que Benoît XVI appelle la « grande espérance [9] ». Si nous ne savons pas, Dieu, lui, sait tout (cf. Hé 4,13 ; Jn 21,17) ; si nous pouvons si peu de choses, Dieu, lui, est tout-puissant ; si nous craignons la malice des hommes, rappelons-nous que Dieu limite très exactement leur pouvoir. Dans l’Apocalypse, il est dit que Dieu enchaîne ou libère le Dragon la durée très précise qu’il a décidée (cf. Ap 20,1-3).

Et, pour conjurer tout quiétisme et tout spiritualisme, conjuguons cette attitude spirituelle d’espérance inconditionnelle avec les trois attitudes humaines énoncées ci-dessus. Dans quelques jours (le lundi 25 mai), nous entendrons la liturgie proclamer par Jésus : « Courage ! Je suis vainqueur du monde » (Jn 16,33).

Pascal Ide

[1] Donna M. Webster & Arie W. Kruglanski, « Individual differences in need for cognitive closure », Journal of Personality and Social Psychology, 67 (1994) n° 6, p. 1049-1062.

[2] Arie W. Kruglanski, M. Nadir Atash, Eraldo DeGrada, Lucia Mannetti, Antonio Pierro & Donna M. Webster, « Psychological theory testing versus psychometric nay saying: Need for closure scale and the Neuberg et al. Critique », Journal of Personality and Social Psychology, 73 (1997) n° , 1005-1016 ; Donna M. Webster & Arie W. Kruglanski, « Cognitive and social consequences of the need for cognitive closure », European Review of Social Psychology, 8 (1998), p. 133-173.

[3] Cf., par exemple, le site consulté le 20 mai 2020 : https://www.midss.org/sites/default/files/need_for_closure_scale.pdf

[4] Kruglanski a convoque ici les travaux d’un de ses collègues et compatriotes sur ce qu’il appelle personnalité autoritariste (non sans ambiguïté : car elle recherche l’autorité encore plus qu’elle n’est autoritaire) : Robert Altemeyer, The Authoritarian Specter, Cambridge (Massachusetts), Harvard Press, 1996.

[5] « gaudium de veritate » (saint Augustin, Confessions, L. X, xxiii, 33).

[6] « On peut esquisser dans l’abstrait un projet de dictature en vue de sauver l’humanité ». En effet, « j’ai le sentiment que la démocratie, telle qu’elle fonctionne actuellement – et orientée comme elle l’est à court terme – n’est effectivement pas la forme de gouvernement qui convient à long terme » (Hans Jonas, Une éthique pour la nature, trad. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, DDB, 2000, p. 28).

[7] Fedor Dostoïevski, « Le Grand Inquisiteur », Les frères Karamazov, trad. Henri Mongault, suivi de Les carnets des frères Karamazov, Niétochka Niézanov, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1952, p. 267-287.

[8] Par exemple, en 2017, le président de la République française Emmanuel Macron a parlé de la « double dimension du corps du roi » qu’il s’est appliquée (Christian Salmon, « Sa majesté Macron ou le paradoxe de l’immaturité », Médiapart, 4 septembre 2017).

[9] Cf. Benoît XVI, Lettre encyclique Spe salvi sur l’espérance chrétienne, 30 novembre 2007, n. 3, passim.

22.5.2020
 

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