La vie éternelle (4e dimanche de Pâques, 8 mai 2022)

« La vie éternelle » dont parlent les trois lectures de ce jour (Ac 13,46 ; Ap 7,17 ; Jn 10,28) pose de nombreuses questions, à commencer par celle de son identité. La Révélation nous donne-t-elle des réponses ?

 

  1. Quand on parle de « vie éternelle », avouons-le, nous ne sommes pas seulement ignorants, sous-informés, mais craintifs. Ne nous représentons pas cette vie éternelle, cette vie au Paradis comme une messe, mais une messe qui serait sans fin ? Et que dire d’une homélie qui serait encore plus interminable et ennuyeuse que celle que vous infligent vos prêtres ? L’on songe à la parole de Woody Allen : « L’éternité, c’est long, surtout vers la fin… ».

Un jour que je prenais l’avion, le ciel était bas et lourd. J’étais assis du côté du hublot. L’avion décolle. Et, soudain, traversant non sans turbulences l’épais plafond de nuages, un splendide soleil se met à rayonner. Pris d’une bouffée théologique ou mystique, j’ai soudain compris la différence existant entre la vie terrestre et la vie céleste, entre la grâce et la gloire, entre la foi et la vision. Ici bas, nous cheminons dans la foi, sans voir. Nous ne sommes toutefois pas dénués de lumière. La vie sur la terre n’est pas la vie souterraine ou nocturne, privée de la lumière de la foi. Mais nous ne voyons pas la source de la lumière. Et nous savons quelle joie nous saisit quand les nuages s’écartent et que le soleil peut pleinement briller. C’est une jubilation infiniment plus jubilatoire qui nous étreindra quand, dans la gloire, nous verrons le Soleil de justice, face à face. « La vie éternelle, c’est de te connaître, toi le seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ », nous dit Jésus dans le seul passage où il révèle son nom, la prière sacerdotale (Jn 17,3).

Quand nous parlons de « vie éternelle », le problème est que notre attention se porte sur l’adjectif « éternel » et pas sur le substantif « vie ». Voilà pourquoi, lorsque Jésus nous dit : « Je leur donne la vie éternelle », il précise d’abord : « jamais elles [mes brebis] ne périront » (Jn 10,28) – et voilà pour l’éternité. Mais, surtout, il parle de lui et de son Père, de la vie qui circule entre eux, et il ajoute que nous leur seront intimement unis. Voire, implicitement, il nous parle de l’Esprit-Saint à travers la confession trinitaire la plus ramassée de toute l’Écriture : « Le Père et moi, nous sommes un » ou plutôt « unité » (v. 30), car le terme employé, èn, est neutre. Neutre comme le mot désignant l’Esprit (Pneuma). Et, de fait, c’est l’Esprit-Saint qui fait l’unité entre le Père et le Fils. Or, ce qui circule en nous et entre nous, c’est la vie. Donc, Jésus nous parle beaucoup plus de la vie que de l’éternité. Et il nous dit que cette vie qui nous attend, cette « vie éternelle », c’est la vie divine elle-même, celle qui circule entre les Personnes divines : un incessant échange de lumière et d’amour, infiniment paisible et infiniment joyeux, un dialogue constamment renouvelé, fait de dons et de réceptions, d’émerveillement et de gratitude.

Posez-vous la question : à quoi aspirez-vous au plus profond de vous-même, dès ici-bas ? Que désirez-vous pour vous, pour vos proches, mais aussi, en ce jour d’armistice, pour vos plus lointains, notre pays, la communauté internationale, notre planète ? Le bien le plus désirable, n’est-ce pas cette vie de communion qui est un pâle reflet de cette bouleversante vie trinitaire qui nous attend, où toute la création est conviée ? Alors, pensez-vous encore que l’éternité soit une éternullité ?

 

  1. Maintenant, osons poser quelques questions plus concrètes et risquer quelques réponses.

Qu’en sera-t-il de nos corps dans la vie éternelle ? À quoi ressembleront-ils ? Le Christ ressuscité, ainsi que le Christ transfiguré ou les apparitions de Notre-Dame qui est la seule créature à être déjà avec son corps dans la gloire, nous l’attestent : ce sera bien un corps, un corps matériel, avec une figure humaine. Le corps humain, en sa forme et son harmonie est d’ailleurs le chef d’œuvre de la création sensible.

Est-ce que je souffrirai encore de mon arthrose ? L’Apocalypse le promet dans une phrase admirable qui est d’ailleurs tellement importante qu’elle est répétée à deux reprises : « Dieu essuiera toutes larmes de nos yeux » (Ap 7,17 ; 21,4. Cf. Is 25,8). Si, assurément, nos corps ne souffriront plus, ils ne seront pas sans les stigmates, les signes de ce que nous avons offert par amour. Saint Thomas d’Aquin dit que le Christ transfiguré est plus beau avec les marques de sa Passion que sans elles.

Quel âge aurons-nous ? Les Pères de l’Église et les docteurs médiévaux répondent souvent : celui de l’homme parfait, de l’homme vrai (verus homo), qu’était le Christ à sa mort, idéalement fixée à 33 ans. Mais l’on peut défendre une autre position : chaque âge de la vie a sa beauté et son charisme ; ne serait-il pas dommage qu’au Ciel, nous ne puissions plus chanter et nous enchanter des diffférentes générations, comme nous nous réjouirons de la différence homme-femme aujourd’hui si malmenée ?

Et la création non-humaine ? Y aura-t-il encore des moustiques, demandaient avec terreur les vieilles dames anglaises ? Je ne sais pas. Mais des punaises, sûrement pas, pour des raisons que je ne peux vous expliquer ici ! Olivier Messiaen, lui qui a tant composé sur la cité céleste, n’était pas qu’un ornithologue averti, il admirait profondément l’univers et rêvait qu’un jour, avec son corps glorieux, il visiterait Bételgeuse et Aldébaran. Que je le comprends ! J’ajouterai : et les pouponnières d’étoiles ! Un frère dominicain a consacré à cette question un ouvrage dont le titre lui-même est une réponse : Pourquoi les vaches ressuscitent (probablement) [1]. Il se fonde notamment sur les écrits d’un Père oriental dont il est spécialiste, saint Grégoire de Nysse. D’un mot, l’intuition de ce dernier est que notre corps est composé d’éléments qui viennent du cosmos. Puisque notre corps est promis à l’éternité, comment le cosmos ne le serait-il pas ?

Un principe peut nous guider. Saint Paul dit que « seule la charité ne passera pas » (1 Co 13,8-13). Eh bien, ces animaux, ces végétaux, ces minéraux, qui, à leur manière, nous ont aimés et que nous avons aimés, comment pourraient-ils ne pas être recréés dans l’au-delà ? Comment imaginer que nous ne puissions, au Ciel, croiser le loup de Gubbio, l’ours de saint Séraphin de Sarov, le chien de saint Roch ? Et ce chat qui, ronronnant sur nos genoux pendant de longs moments, nous a consolés de l’absence douloureuse de nos proches ?

Ainsi, comme le disait le romancier converti Didier Decoin, quand je contemple la splendeur de l’univers, le monde à venir ressemblera à tout sauf à une chambre d’enfant sage (ou, redisons-le, à une homélie interminablement ennuyeuse…). Et si l’Écriture en parle si peu, c’est tout simplement que nous n’avons pas les mots pour dire la vie éternelle que Dieu nous a préparée…

 

  1. De cette vie éternelle, quelles leçons tirer pour notre vie quotidienne ?

Peut-être un plus grand soin de notre corps, de la création ? Une plus grande espérance en la vie éternelle ? Un plus grand souci de la communion ?

J’ai récemment découvert la vie exceptionnelle de Maria-Teresa Carloni [2]. Cette Italienne, née en 1919, orpheline à trois ans, fut éduquée dans la foi catholique par une grand-mère bonne, quoique très sévère. Mais, à la suite notamment de rencontres fâcheuses avec des prêtres, elle perdit la foi. Très généreuse et compatissante, elle choisit la profession d’infirmière, afin de mieux secourir les personnes qui ont besoin d’aide. Elle retrouve la foi, à 32 ans, à la suite d’une confession générale. Et, là, sa vie bascule, plus encore qu’elle ne peut l’imaginer.

Maria-Teresa comprend qu’elle doit se donner tout entière à Dieu dans une vie consacrée, humble et cachée. En même temps qu’elle continue à servir les plus pauvres, à donner son sang pour les maldes, elle revit, chaque vendredi, la Passion du Christ, ce qu’elle appelle « les trois heures », et est stigmatisée.

Là n’est pas le plus étonnant. Maria-Teresa est bouleversée par les souffrances vécues par les chrétiens persécutés, l’isolement des pasteurs dans ces pays et notre ignorance, en Occident, de ce qu’ils vivent. Assez vite, elle connaît un charisme très rare, la bilocation. Tout en restant physiquement dans la ville d’Urbania, elle rencontre des cardinaux qui résistent au communisme, visite des chrétiens dans les goulags. Rentrant en contact, par son père spirituel, avec les papes successifs, Pie XII, Jean XXIII, Paul VI et Jean-Paul II (elle est morte en 1983), elle porte aux évêques des pays de l’Est leur message et leur soutien, en même temps que, en retour, elle informe les pontifes romains de la situation de ces Églises persécutées.

Bien sûr, ce don de bilocation dit quelque chose des propriétés des corps glorieux. Mais, si je vous parle de cet exemple qui, s’il n’avait pas été ratifié par de nombreux papes, semblerait relever d’une légende dorée d’un autre âge, c’est pour une autre raison. Qui m’a retourné le cœur. En 1953, Dieu a demandé à Maria-Teresa Carloni de prier pour l’un des pires tyrans de l’histoire de l’humanité : Staline. « Afin qu’il montre quelque signe de repentir avant sa mort prochaine. Elle le fait, et connaît des souffrances plus fortes que jamais [3] ». Je vous avouerai que ce petit père des peuples, dont les crimes sont innombrables et l’orgueil incommensurable, je le rangeai parmi ceux dont le pape Benoît XVI dit : « Il peut y avoir des personnes qui ont détruit totalement en elles le désir de la vérité et la disponibilité à l’amour. Des personnes en qui tout est devenu mensonge ; des personnes qui ont vécu pour la haine et qui en elles-mêmes ont piétiné l’amour. C’est une perspective terrible, mais certains personnages de notre histoire laissent distinguer de façon effroyable des profils de ce genre. Dans de semblables individus, il n’y aurait plus rien de remédiable et la destruction du bien serait irrévocable : c’est cela qu’on indique par le mot ‘enfer’ [4] ». En intercédant et en offrant pour Staline, Maria-Teresa, ou plutôt le bon Dieu (le Dieu bon), par sa servante, m’a élargi le cœur !

Si la vie éternelle qui nous est promise est cette communion trinitaire à laquelle nous sommes tous conviés, qui suis-je pour exclure qui que ce soit ? Et si cette communion sans exclusion était la leçon à tirer ? Et si nous-mêmes, nous prenions quelqu’un qui semble éloigné de la foi et de l’amour, dans notre prière et notre offrande ? La dernière prière de Jésus est : « Qu’ils soient un comme nous sommes un [de nouveau : unité] ! » (Jn 17,22).

Pascal Ide

[1] Pour le détail, je renvoie à l’article sur le site : « Des animaux au Ciel ? »

[2] Cf. Didier Rance, Maria Teresa Carloni. Mystique au service des chrétiens persécutés, Paris, Salvator, 2020.

[3] Ibid., p. 59.

[4] Benoît XVI, Lettre encyclique Spe salvi sur l’espérance chrétienne, 30 novembre 2007, n. 45.

8.5.2022
 

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