Le bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus offre une interprétation brève et incisive, à la fois lucide et bienveillante de l’histoire de la spiritualité française du xixe siècle. Elle est d’autant plus pertinente qu’elle nous marque encore.
1) Le fait
L’on sait combien cette spiritualité fut marquée non seulement par le rigorisme (le jansénisme) et le primat de l’ascèse versus la vie mystique [1], mais aussi par le victimisme (l’offrande à la justice divine). Voici comment le Père Marie-Eugène l’évalue et le corrige.
2) Évaluation
Marie-Eugène explique d’abord à partir de la synthèse des éléments contrastés composant la spiritualité chrétienne :
« Il y a deux pôles dans le christianisme : la mort et la vie. Il y a divers aspects : l’aspect ascétique (mort) et l’aspect spirituel (vie). Suivant les époques on considère plutôt la vie que la mort ou bien la mort que la vie. Depuis le Jansénisme, on a mis en relief la question de la mortification. Cela a été favorisé par les événements [2] ».
Il s’ajoute des circonstances, et celles-ci jouent surtout si elles sont douloureuse, entraînant des réactions et donc un unilatéralisme : « Au xixe siècle, on avait toutes sortes de raison pour dire que les choses allaient mal. La société était corrompue. Après la Révolution française, on a relevé les ruines chrétiennes dans une atmosphère de gens vaincus, de réparation. Les congrégations, les Institufs fondés après la Révolution française, toutes ces congrégations respectables ont une ascèse de défense très marquée, toutes sortes de défense de contact avec le monde. On a vu surgir des spiritualités de réparation, de victimes. C’est cette spiritualité qui domine le xixe siècle [3] ». Dans la dévotion au Sacré Cœur, notamment, l’aspect réparateur va prédominer. Sur la basilique Montmartre, on inscrira le texte suivant : « Cor Jesu pœnitens ». On effacera plus tard, heureusement, pour mettre : « Gallia pœnitens » [4]. Le tout est habité par un sentiment de culpabilité et la nécessité de réparer les nombreuses fautes commises contre l’Eglise catholique.
La réaction est une attitude de défense. Celle-ci va se retrouver sur différents plans :
– Dogmatique : l’apologétique se réduit à une défense de la foi, sans proposition de son centre.
– Moral : l’attitude est surtout défensive vis-à-vis du monde.
– Spirituel : primat de l’ascétique versus le mystique ; la réparation avant l’amour
3) Remède
Le fondateur de Notre-Dame de Vie parle surtout du Carmel, mais il est aisé d’élargir. D’un mot, il faut passer de la justice à l’amour. Il rappelle que « cette note générale dans la spiritualité » qu’est la tendance ascétique mortificatrice et le primat de la justice divine, a fait oublier que « notre spiritualité [celle du Carmel], c’est une spiritualité d’amour, c’est une vocation d’amour ». Ainsi, « nous nous étions laissés égarer [5] ».
Les deux pôles, identifiés ci-dessus, à savoir la vie et la mort, ne sont donc pas purement et simplement symétriques : l’amour prime la réparation, c’est-à-dire l’éclaire et lui donne sa juste place.
4) Application actuelle
Il serait intéressant d’élargir à aujourd’hui. Ne se trouve-t-on pas dans le cas de figure opposé, notamment en France ? La tentation janséniste, défensive, de repli hors du monde est telle que l’on a beaucoup prôné l’ouverture au monde, le « be cool » (dans les séminaires, lorsqu’on a dit aux jeunes : « L’important, c’est que tu sois un homme bien dans ta peau », au détriment de l’exigence de radicalité), le primat de l’action sur la dévotion, l’oubli de la réparation, de la pénitence et de l’ascèse, etc.
Pascal Ide
[1] Sur cette prédominance de la voie ascétique, cf. aussi Henri Brémond, « L’angoisse de Bourdaloue et la genèse de l’ascétisme », Histoire du sentiment religieux en France, Grenoble, Jérôme Million, tome V, III, p. 427 s.
[2] 20 février 1951. Cité par Raphaël Outré, Discours de la méthode du Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus (1894-1967). But et moyens de la théologie spirituelle selon ses enseignements inédits, Rome, PUST, Faculté de théologie, 2009, notamment p. 78. Désormais cité DM.
[3] 20 février 1951. Cité dans DM, p. 78-79.
[4] Cf. 7 septembre 1965. Cité dans DM, p. 79.
[5] 8 août 1962. Cité dans DM, p. 81.