La plus brève parabole de Jésus (5e dimanche du Carême, 21 mars 2021)

La parabole la plus brève de Jésus mais pas la moins riche de sens « Si le grain de blé tombé [semé] en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12,24).

Je ferai résonner cette parabole : en filant la métaphore ; en explorant ce que signifie le verset ; en évoquant ses harmoniques cosmiques et mythologiques ; en tirant quelques leçons éthiques.

 

  1. François Varillon la déploie afin de nous en faire goûter la profondeur théo-logique (ce qu’elle révèle de Dieu) et l’exigence pratique (ce qu’elle attend de moi) :

 

« L’histoire du grain de blé. Le grain de blé est très heureux dans son grenier, il n’y a pas d’humidité […], les autres grains sont gentils, il n’y a pas de bagarre dans le grenier, tout est parfait. Bonheur. Petit bonheur, n’est-ce pas ? Petit bonheur qu’il ne faut pas mépriser, bien sûr. Bonheur que je vous souhaite à tous pour l’année qui commence : bonheur de la santé, bonheur de la réussite, bonheur de l’aisance dans la vie matérielle, oui, mais petits bonheurs tout de même. Et si ce grain de blé remercie Dieu, sans plus, de ce petit bonheur qu’il lui accorde, il faut oser dire que le Dieu auquel il s’adresse n’existe pas, et c’est précisément ce Dieu-là qui est vigoureusement contesté par l’athéisme contemporain. Un jour, on charge un tas de blé sur une charrette, on sort dans la campagne ; il y a le soleil, le ciel bleu, les arbres, les oiseaux, les fleurs. Le grain de blé remercie Dieu de plus belle, mais il est toujours grain de blé, il n’a pas été transformé, il s’adresse donc toujours à un Dieu qui n’existe pas. On arrive sur la terre fraîchement labourée et on enfonce le grain de blé dans le sol. Il sent l’humidité qui le pénètre jusqu’au tréfonds, il se désagrège, se décompose, il va mourir. Alors, à ce moment, il dit (ce que nous entendons dire des milliers de fois autour de nous) : ‘Si Dieu existait, de telles choses n’arriveraient pas !’ C’est dommage. Car c’est à ce moment-là qu’il s’agit du vrai Dieu. Celui qui existe, celui qui travaille à ce que nous soyons transformés, à ce que grain de blé passé soit transféré de cet état de grain à l’état d’épi pour lequel il existe [1] ».

 

Ce qui est vrai du point de vue de la personne l’est du point de vue de notre société et même de notre monde à l’heure de la crise sanitaire, mais plus encore économique, écologique, sociale, politique, morale et spirituelle. Crise que nous vivons, mais que nous ne traversons pas, crise que nous subissons, mais qui ne nous transforme pas. Écoutons le pape François qui aspire à ce que cette époque de changement devienne un changement d’époque : « Si quelqu’un croit qu’il ne s’agirait que d’assurer un meilleur fonctionnement de ce que nous faisions auparavant, ou que le seul message que nous devrions améliorer les systèmes et les règles actuelles, celui-là est dans le déni [2] » ; « La douleur, l’incertitude, la peur et la conscience des limites de chacun, que la pandémie a suscitées, appellent à repenser nos modes de vie, nos relations, l’organisation de nos sociétés et surtout le sens de notre existence [3] ».

 

  1. Retournons au texte et exposons maintenant brièvement le contenu de la parabole. Elle parle de notre fécondité. Elle en révèle la nature, l’extension et la condition.

Cette parole explicite d’abord la nature de la fécondité. Étonnante est la formule du Christ : le grain qui ne meurt pas « demeure seul ». Elle s’oppose à « beaucoup » ; or, l’analyse du passage montre qu’il correspond aux logia (paroles) parallèles, dans les Synoptiques, précisément la parabole du semeur (concernant le grain-Parole) et celle-ci dit : « Le grain qui tomba sur la bonne terre […] donna du fruit au centuple » (Mt 13,5 et //). Ainsi l’opposition se précise quantitativement : « seul » – « centuple ». On notera donc que Dieu n’exclut pas la logique du quantitatif, de l’efficacité. Surtout, ce verset expose ce qu’est la fécondité : sortir de la solitude pour rayonner sur une multitude. Autrement dit, la question à se poser est la suivante : ce que je fais sert-il mon « seul » bien ou sert-il le bien de « beaucoup » ? Est-ce que je vis pour moi ou est-ce que porte du fruit au centuple ?

Le passage précise aussi l’extension du « beaucoup » de la fécondité. La parole de Jésus sur « le grain de blé tombé en terre » se trouve dans le même Évangile, celui de Jean, que celle sur le « porter du fruit » (Jn 15,8). Trois chapitres les séparent, mais en fait le contexte est le même : il s’agit de la Passion. La parole de Jésus est prononcée cinq jours avant la Pâque (selon le décompte : Jn 12,1.12) et la seconde, la veille même de la Passion, dans le grand discours après la Cène. Ces deux paroles sont donc intimement unies. Tout en maintenant une différence et un ordre : Jn 12,24 concerne le Christ, sous le mode caché de la parabole alors que Jn 15,8 parle du disciple : « Ce qui fait la gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruit et que vous soyez pour moi des disciples ». Autrement dit, la fécondité du disciple suit celle du Maître et y participe.

De fait, si la fécondité du Christ est universelle : « Une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi », dit Jésus quelques instants plus tard (Jn 12,32), celle du disciple est toujours particularisée, comme toute participation. Seule exception, la vocation de Marie, tout aussi universelle que Jésus, mais avec une différence qui est de dérivation. Son universalité se trouve non pas du côté de l’émissivité, du jaillissement, mais du côté de la réceptivité, de la disponibilité. La « Servante du Seigneur » (Lc 1,37) est totalement ouverte au « Serviteur du Seigneur » : « faites tout ce qu’il vous dira » (Jn 2,5) est d’abord la Parole qui mesure sa vie.

Enfin, cette parabole exprime la condition de cette fécondité : tomber en terre et mourir. Qui ne craint pas la mort ? Donc qui ne recule devant cette mort, moyen de fécondité, au point de renoncer au but au nom du chemin ? Bien sûr, on se rassure en se disant que c’est symbolique ou en minimisant la mort intérieure dont il est question.

Mais le sens est ailleurs, en tout cas plus profond. Tout le passage et, de manière plus globale, tout l’Évangile de Jean souligne la continuité entre la mort et la résurrection, plus précisément entre la vie terrestre et la gloire. Notre représentation habituelle et celle que présentent les Synoptiques font se succéder chronologiquement le status exinanitionis (avant Pâques) et le status exaltationis (après la résurrection). Au contraire, la profondeur du regard contemplatif de l’Aigle de Patmos discerne la gloire présente au sein même de toute la vie du Christ, depuis son entrée dans le monde : « Nous avons vu sa gloire », la parole du prologue vaut pour « toute la vie de Jésus dans « la chair » et dans « le monde », et pas seulement pour la Pâques ou « la Transfiguration [4] ». Un fait l’atteste de manière frappante : Jean est le seul évangéliste à ne pas raconter l’épisode de la Transfiguration ; or, bien des éléments de la scène où se situe la parole de Jn 12,24, rappellent la Transfiguration notamment : la voix du Père venant des cieux et son contenu : « Je l’ai glorifié et de nouveau je le glorifierai » (Jn 12,28). De plus, nous avons rappelé le mot de Jésus qui parle de la Croix : « Une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi » (Jn 12,32) ; or, le même verbe « élever » dit aussi l’ascension glorieuse ; c’est donc que l’Ascension ne fait que poursuivre et consommer la montée glorieuse du Christ.

Ainsi donc, dans la vision johannique, la mort ne se conçoit pas d’abord comme une négation souffrante, même si elle l’est, mais comme l’espace où la gloire est déjà consommée. Dans la mort consentie, une œuvre de vie s’ébauche. Comment peut-il tenir cette identité sans tomber dans le simple jeu de mots (les deux sens du terme « élever ») stérile ? Car qui dit gloire dit rayonnement ; or, la plus puissante capacité d’irradiation, de communication est l’amour ; mais c’est l’obéissance d’amour qui commande d’un bout à l’autre la marche de Jésus vers son Heure.

 

  1. Nous avons exposé le sens christique et humain de cette parabole. Mais elle présente d’abord un sens cosmique. Et, puisque les mythes s’enracinent dans les rythmes de la nature, elle n’est pas sans résonance avec le fond mythologique de nos cultures, ainsi que l’anthropologue Sir James Frazer l’avait exploré dans Le rameau d’or. Benoît XVI y fait allusion lors d’une riche méditation à la fête de Corpus Domini en 2006 :

 

« Mais nous n’avons pas encore expliqué entièrement le message de ce signe du pain. Son mystère le plus profond, le Seigneur l’a évoqué au cours du Dimanche des Rameaux, lorsqu’on lui présenta la requête de certains Grecs de pouvoir le rencontrer. Dans sa réponse à cette question, se trouve la phrase : “En vérité, en vérité je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit” (Jn 12,24). Dans le pain fait de grains moulus, se cache le mystère de la Passion. La farine, le blé moulu, suppose que le grain soit mort et ressuscité. En étant moulu et cuit, il porte ensuite en lui une fois de plus le mystère même de la Passion. Ce n’est qu’à travers la mort qu’arrive la résurrection, qu’arrivent le fruit et la vie nouvelle. Les cultures de la Méditerranée, au cours des siècles précédant le Christ, ont profondément perçu ce mystère. Sur la base de l’expérience de cette mort et de cette résurrection, elles ont conçu des mythes de divinité qui, en mourant et en ressuscitant, donnaient la vie nouvelle. Le cycle de la nature leur semblait comme une promesse divine au milieu des ténèbres de la souffrance et de la mort qui nous sont imposées. Dans ces mythes, l’âme des hommes, d’une certaine façon, se projetait vers le Dieu qui s’est fait homme, qui s’est humilié jusqu’à la mort sur une croix et qui a ouvert ainsi pour nous tous la porte de la vie. Dans le pain et dans son devenir, les hommes ont découvert comme une attente de la nature, comme une promesse de la nature que cela devait exister : le Dieu qui meurt et qui, de cette façon, nous conduit à la vie. Ce qui était attendu dans les mythes et qui, dans le grain de blé lui-même, est caché comme signe de l’espérance de la création – cela a réellement eu lieu dans le Christ. A travers sa souffrance et sa mort libres, Il est devenu pain pour nous tous, et, à travers cela, une espérance vivante et digne de foi : Il nous accompagne dans toutes nos souffrances jusqu’à la mort. Les voies qu’il parcourt avec nous et à travers lesquelles il nous conduit à la vie sont des chemins d’espérance [5] ».

 

  1. De ces différents développons, tirons quelques conséquences pratiques à l’école de théologiens qui étaient des spirituels et d’une sainte qui, sans le savoir, était une théologienne. Tous trois ont commenté la parabole du Christ. Tous trois témoignent que la mort à soi-même est la condition de notre plus grande fécondité.

Le théologien suisse Hans Urs von Balthasar affirmait : « Il faut situer la fine pointe du christianisme dans le fait que la fécondité chrétienne atteint son sommet dans l’échec aux yeux du monde, dans la faillite de la croix ». En effet, « abandonner tout projet personnel, s’abandonner soi-même à la volonté incompréhensible du Père, obéir dans la nuit de l’esprit, se laisser conduire « là où l’on ne veut pas aller », se laisser enfouir dans la terre comme un grain de blé : c’est là le principe d’une fécondité nouvelle, que le monde ne peut comprendre ». Dit autrement : « renoncer aux buts que l’on se fixe soi-même, aux possibilités qu’offre sa personnalité, pour que Dieu en dispose », « c’est là qu’il faut chercher la fécondité chrétienne, liée à la fécondité du Christ crucifié [6] ».

Dans son introduction au christianisme, Joseph Ratzinger synthétise le cœur de la réalité chrétienne. C’est un principe d’anthropologie commune que d’énoncer que l’homme est un « être-avec » (Mit-Sein). Le christianisme le renouvelle de l’intérieur et le dépasse en passant de la préposition « avec » à la préposition « pour ». C’est l’« être-pour » (Für-Sein) qui « exprime la véritable loi fondamentale de l’existence chrétienne ». En effet, le Christ est celui qui a vécu « pour la multitude ». Et l’image cosmique du grain de blé (cf. Jn 12,24) confirme cette pro-existence : « la vie ne prend naissance qu’à travers la mort, à travers la perte de soi-même ». De même, le chrétien est celui qui est élu afin de « passer de l’être pour soi à l’être pour les autres [7] ».

Terminons avec sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Dans l’unique citation qu’elle fait de ce verset, elle ne souligne la mort à soi-même que pour valoriser bien davantage la fécondité :

 

« Je vois que la souffrance seule peut enfanter les âmes et plus que jamais ces sublimes paroles de Jésus me dévoilent leur profondeur : ‘En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé étant tombé à terre ne vient à mourir il demeure seul, mais s’il meurt il rapporte beaucoup de fruits’ (Jn 12,24-25) Quelle abondante moisson n’avez-vous pas récoltée [8] !… ».

Pascal Ide

[1] François Varillon, La Parole est mon royaume, Paris, Le Centurion, 1986, p. 35.

[2] Pape François, Lettre encyclique Fratelli tutti sur la fraternité et l’amitié sociale, 3 octobre 2020, n. 7.

[3] Ibid., n. 33.

[4] Xavier Léon-Dufour, Études d’Évangiles, Paris, Seuil, 1965, p. 116-119.

[5] Benoît XVI, Homélie de la messe du Corpus Domini, parvis de la Basilique Saint-Jean-de-Latran, jeudi 15 juin 2006.

[6] Hans Urs von Balthasar, Points de repères. Pour le discernement des esprits, trad. Bernard Kapp, coll. « Le Signe », Paris, Fayard, 1973, p. 17. C’est moi qui souligne.

[7] Joseph Ratzinger, La foi chrétienne hier et aujourd’hui, trad. Eugène Ginder et Pierre Schouver, coll. « Traditions chrétiennes », Paris, Le Cerf, Mame, 1969, 21985, « Note annexe. Structures de la réalité chrétienne », ici p. 172-175.

[8] Sainte Thérèse de L’enfant-Jésus et de la Sainte-Face, Ms A, 81 r°, Œuvres complètes (Textes et dernières paroles), éd. Jacques Longchampt, Paris, Le Cerf/DDB, 1992, p. 206.

1.10.2021
 

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