Il y a des plaintes légitimes : provenant de véritables souffrances, elles sont tournées vers le remède et, résolues, éveillent la reconnaissance. Il y a des plaintes toxiques : provenant de souffrances inexistantes, invérifiables ou dramatisées, elles ne cherchent pas la solution et, résolues, ne suscitent aucune gratitude.
C’est de ces dernières dont parle l’évangile du jour : la guérison du malade qui se trouve à la piscine de Bethzatha (Jn 5,1-16). De prime abord, il est véritablement à plaindre. Pourtant, à y regarder de plus près, il présente tous les signes du plaintif toxique :
- Alors que les autres sont clairement identifiés comme « aveugles, boiteux et impotents » (3), lui, est seulement décrit comme « malade ». Mais quelle maladie ? Surtout, il est « malade depuis trente-huit ans » (5). Qu’a-t-il fait pour en sortir ?
- Quand Jésus lui demande : « Veux-tu être guéri ? » (6), il ne répond pas à la demande. De fait, ceux qui se lamentent décrivent leur état pour susciter la compassion, mais ne formulent jamais de demandes claires qui les engageraient à changer.
- Le malade profite de la question de Jésus pour récriminer : « Seigneur, je n’ai personne pour me plonger dans la piscine… » (7). D’ailleurs, avez-vous remarqué combien, face aux brèves paroles de Jésus, sa réponse est longue, comme est lancinant et répétitif le gémissement ?
- En outre, il se compare aux autres : « et pendant que j’y vais, un autre descend avant moi » (7), au lieu de se réjouir du bien qui leur arrive. Toujours pour pouvoir récriminer.
- Une fois guéri (et avec quelle efficacité !), il ne remercie pas : ni tout de suite (9), ni plus tard (15).
- Symboliquement, le plaintif ignore le nom du donateur, Jésus (13). De fait, il est totalement centré sur sa doléance. A-t-il même conscience du don inouï qui lui a été fait ?
- Il n’assume en rien ses responsabilités : si Jésus lui a dit de se lever, c’est bien lui, le malade, qui y a consenti. Voire, il trouve le moyen de faire le jeu des accusateurs (10, 15-16). Selon un switch très fréquent chez les victimaires professionnels, il devient bourreau. Quelle différence entre son attitude et celle de l’aveuglé né, que nous avons entendu ce dimanche : une fois guéri, il témoigne de la vérité, confesse que Jésus est « prophète » et exprime toute sa reconnaissance (cf. Jn 9,13-17 ; 24-34) !
- Enfin, il y a la parole finale de Jésus : « Ne pèche plus, il pourrait t’arriver quelque chose de pire » (14). Elle est doublement étonnante : pourquoi Jésus lie-t-il la maladie et le péché, alors qu’il les déliera justement à propos de l’aveugle de naissance (cf. Jn 9,2-3) ? Pourquoi parle-t-il d’une aggravation : cet homme n’est-il pas assez accablé par cette souffrance vécue pendant 38 ans ? Répondons à la première question : parce que, justement, cette plainte toxique est un péché ! Et à la deuxième : parce que les jérémiades sont doublement délétères, et d’autant plus qu’elles sont prolongées, elles éclaboussent au dehors, elles rongent au dedans.
Maintenant, faisons un petit test. Quand vous avez lu cette analyse, à qui avez-vous pensé ? À quelqu’un de votre entourage ou à vous-même ?……
Ce matin 24 mars, pendant l’homélie, le pape François a longuement commenté cet évangile pour lequel il éprouve une particulière prédilection [1]. Il soulignait que de nombreux chrétiens tombent dans l’attitude dénoncée par Jésus. Il terminait en ajoutant (et c’est la première fois que je l’entends affirmer cela) que cette plainte est une « drogue ». En phase avec son propos, le Saint-Père a apposé sur la porte de sa chambre à la Domus santa Marta, un panneau rouge ressemblant à un sens interdit, sur lequel on peut lire : « Vietato lamentarsi : Défense de se plaindre » !
Jésus est tellement bon ! Il écoute nos plaintes, même toxiques, et accepte même de nous guérir. Mais il nous demande, instamment, de nous convertir : « Ne pèche plus » ! Cesse tes plaintes toxiques !
Pascal Ide
[1] Je me permets de renvoyer à Pascal Ide, Le triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, L’Emmanuel, 2018, p. 208-210. Cf. aussi p. 75, 169-170, 211, 247.