La plus grave perversion du don aimant [1] se trouve dans la justification du pire par le meilleur : éliminer vieillards, handicapés, pauvres, etc., au nom de la pitié. Hannah Arendt notait que la « pitié pour le Peuple » dont se targuait la Révolution française contient « un potentiel de cruauté supérieur à la cruauté même [2] ». De fait, la Terreur fera « passer la ‘compassion’ au rang de la suprême passion et de la suprême vertu politique »… Le professeur Jérôme Lejeune avait dû s’affronter en débat public à un partisan de la loi Veil et celui-ci, brillant rhéteur, avait terminé sa prestation et la disputatio en invoquant le commandement chrétien de la charité : c’était au nom de l’amour pour la mère et son enfant qu’il défendait cette interruption volontaire de grossesse dont le généticien disait que, en toute vérité, elle ne valait que pour la césarienne et aurait dû s’appeler interruption volontaire de la vie.
En 1987, le romancier américain Walker Percy a écrit un texte effrayant et éclairant au titre médical sur ce qu’un autre roman appelait la pitié dangereuse [3] : The Thanatos syndrome [4]. Ce roman – qui fut le dernier de l’oblat bénédictin – raconte comment, dans une petite ville de Louisiane, un groupe de médecins et de responsables de la santé ajoutent des substances chimiques dans l’eau potable pour modifier le comportement de la population. Les institutions, scientifiques et sanitaires, briment la liberté individuelle au nom de la miséricorde. Afin d’aider le narrateur, le psychiatre Thomas More (sic !), à prendre conscience de son attitude, le père John Smith procède à une reductio ad Hitlerum qui, pour une fois, est bienvenue : éradiquer toute détresse, c’est ultimement éliminer les Juifs :
« Vous savez où mène toujours la tendresse, Tom ?
– Non, où ça ?
– À la chambre à gaz.
– Je vois.
– La tendresse est le premier masque du meurtrier [5] ».
Corruptio optimi pessima (« la corruption du meilleur est le [conduit au] pire ». Même la donation, qui est l’acte même de l’amour désintéressé, peut subtilement se pervertir en domination. Une simple syllabe (« mi ») distingue les deux signifiants (mots), mais un monde sépare leurs signifiés (les sens).
Pascal Ide
[1] La psychanalyse a exploré ces perversions de l’amour. Cf., notamment, Maurice Hurni et Giovanna Stoll, La haine de l’amour. La perversion du lien, préf. de Paul-Claude Racamier, coll. « Psychanalyse et civilisations », Paris et Montréal, L’Harmattan, 1996 ; Juan Pablo Lucchelli, Le malentendu des sexes. Freud, Lacan et l’amour, coll. « Clinique psychanalytique et psychopathologie », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 22011 ; Julie Mazaleigue-Labaste, Les déséquilibres de l’amour. La genèse du concept de perversion sexuelle de la Révolution française à Freud, coll. « Philosophie, anthropologie, psychologie », Paris, Ithaque, 2014 ; James Penney, The world of perversion. Psychoanalysis and the impossible absolute of desire, coll. « SUNY series in psychoanalysis and culture », Albany, State University of New York press, 2006 ; Robert J. Stoller, La perversion. Forme érotique de la haine, trad. Hélène Couturier, coll. « Petite bibliothèque Payot : essais » n° 612, Paris, Payot & Rivages, 2006, 2016.
[2] Hannah Arendt, Essai sur la révolution, trad. Michel Chrestien, coll. « Tel » n° 93, Paris, Gallimard, 1985, p. 127-128.
[3] Stephan Zweig, La pitié dangereuse, trad. Alzir Hella, Paris, Grasset, 1963. Le titre allemand est Ungeduld des Herzens, « Impatience du cœur » (Stockholm, Bermann Fischer, 1943). Le roman fut aussi adapté en pièce de théâtre par Philippe Faure, Paris, L’avant-scène, 2005.
[4] Walker Percy, Le syndrome de Thanatos, trad. Bénédicte Chorier, « Collection de littérature étrangère », Marseille, Rivages, 1988
[5] Ibid., p. 133-134. Le père Smith disait juste avant, à propos de l’Holocauste : « Vous appartenez à la première génération de docteurs, dans l’histoire de la médecine, à avoir tourné le dos au serment d’Hippocrate et tué des millions de vieux types inutilisables, d’enfants pas encore nés, d’enfants nés anormaux, pour le bien de l’humanité ».