La paternité du fondateur, paternité participée

La triste révélation des nombreux cas d’abus sexuels qui sont très souvent aussi des abus de pouvoir a conduit à suspecter toute autorité spirituelle, en particulier celle des pères fondateurs de communauté. Une manière de conjurer ce risque si réel d’abus sans pour autant tomber dans l’extrême opposé qui serait sa déconstruction amère, il s’agit de tenir ensemble à la fois son effectivité, c’est-à-dire sa réalité et sa participation, c’est-à-dire sa dépendance : le père fondateur exerce une paternité participée [1].

1) La paternité

D’une part, le Père porte le nom de Père, exerce véritablement une fonction d’engendrement, donnant de sa chair, de sa patience, de sa souffrance, pour faire advenir à la vie.

a) Le fondateur est appelé « Père »

Multiples en sont les attestations. Par exemple, les dominicains parlent de leur « Père Saint Dominique » et les bénédictins de leur « Père Saint Benoît » et les franciscains de leur « Père Saint François ».

Certains objecteront que, pour Benoît, l’Abbé du monastère occupe la place du Christ ; or, justement, le Christ n’est pas le Père. Par exemple : « On estime que [l’Abbé] tient la place du Christ dans le monastère, car on le désigne d’une même appellation, selon la parole de l’Apôtre : « Vous avez reçu un esprit d’enfant adoptif, qui nous pousse à crier : Abbé, c’est-à-dire Père» [2] ».

D’abord, l’Écriture n’ignore pas complètement la fonction engendrante du Christ (cf. Jn 5,19-23 ; 10,38 ; 15,9). De plus, ce choix se fonde sur cette parole du Christ : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés » (Jn 15,9). Ensuite, il faut prendre garde que le vocabulaire s’est précisé avec le temps.

b) Le Père donne la vie

Très souvent 1 Co 4,15 est utilisé pour désigner le fondateur. C’est ainsi que le Cistercien Aelred de Rievaulx (mort en 1166) affirmait :

 

« Saint Benoît est notre Père ; car c’est lui qui, par l’Évangile, nous a engendrés dans le Christ Jésus. En effet, tout ce que vous avez de pureté dans la chasteté, toute la douceur spirituelle que vous goûtez dans la charité, toute la gloire que vous rend votre conscience à cause de votre mépris du monde, de vos travaux, de vos veilles, de vos jeûnes, de votre pauvreté volontaire, tout cela vient de son enseignement. Tout le profit que vosu trouvez dans les méditations, dans les prières, dans la componction, dans la dévotion et dans les autres biens spirituels, n’est-il pas vrai que la grâce de Dieu vous l’a communiqué par son ministère et par son exemple ? Il vous est donc plus proche que les autres saints [3] ».

 

On peut aussi établir cet engendrement non plus par l’origine, la source, mais par l’effet, l’enfantement. En effet, souvent, la profession religieuse est comparée à un second baptême. Or, le baptême est un engendrement divin, nous établit fils de Dieu, alors que nous n’étions que sa créature. Par conséquent, la profession religieuse comme second baptême dit l’engendrement par le Père. C’est ainsi que S. Bernard affirme que, par la discipline monastique, « nous sommes en quelque sorte baptisés pour la seconde fois puisque, dans cet état de vie, nous mortifions nos membres qui sont sur terre et, revêtant le Christ à nouveau, nous sommes greffés sur la ressemblance de sa mort [4] ». Déjà Philoxène de Mabboug distinguait le baptême d’eau du « baptême de volonté » par lequel la personne quitte tout pour Dieu [5].

Comment s’opère l’engendrement ? Autant Dieu, par son Esprit, nous enfante de l’intérieur, autant les Pères fondateurs, eux, ne peuvent engendrer que par l’extérieur. Notamment de trois manières que résume ainsi S. Bernard : le fondateur « le [son troupeau] le nourrit par sa vie, il le nourrit par sa doctrine, il le nourrit par son intercession [6] ». Triple est donc son action.

Son exemple. Le bienheureux Jourdain de Saxe dit de saint Dominique qu’il « nous engendre de nouveau à la lumière de sa sainte vie [7] ». De même, Thomas de Celano à propos de saint François : « Je considère le bienheurex François comme un miroir très saint de la sainteté du Seigneur et comme une image de perfection [8] ».

Sa parole. Ælred de Rievaulx disait : « Saint Benoît a institué pour nous une loi. Si nous l’observons, nous entrerons dans le ciel […] et nous le posséderons éternellement. Cette loi, frères, c’est la Règle [9] ». Le bénédictin Pierre de Celles disait : « Dieu nous a engendrés librement par le Verbe de vérité, et Benoît par l’Évangile nous a engendré dans le Christ [10] ».

c) Le Père souffre en donnant la vie

Voici ce qu’écrit le père Voillaume au Père de Foucauld, dans une méditation pour l’anniversaire de sa mort :

 

« Dieu seul sait ce que vous a coûté chacune de nos âmes, chacune de nos vocations, à vous qui êtes notre Père ! […] Nous ne nous doutons pas à quel point nous sommes vraiment vos fils. Car, sans vous, nous ne serions pas ici, et vous êtes sans doute à l’origine de l’amitié que Jésus nous témoigne [11] ».

2) La participation

a) Exposé

D’autre part, si le Père, la Règle cherchent à traduire l’Évangile, elles ont aussi pour destination d’y conduire. Autrement dit, le Christ est à la fois la source et le terme. On trouve cette règle dans toute la tradition religieuses. Elle est par exemple clairement formulé au début de la Règle franciscaine : « Voici la règle et la vie des frères mineurs : observer le saint Évangile de Notre Seigneur Jésus-Christ, en vivant dans l’obéissance, sans biens et dans la chasteté [12] ».

Mais c’est peut-être saint Etienne de Muret (mort en 1124) qui l’expose le plus explicitement cette vérité dans ses propos à ses ermites de Grandmont. Il fait appel aux métaphores de l’arbre (et des branches) et de la source, mais derrière pointe une pensée plus conceptuelle : les « voies diverses » que sont « la Règle de S. Basile, la Règle de S. Augustin, la Règle de S. Benoît » sont autant de moyens d’atteindre la « demeure du Père suprême ». Pour autant, « celles-ci ne sont pas la source de la vie religieuse, elles en sont des dérivées ; elles n’en sont pas la racine, elles en sont des branches. Car il n’y a pas pour la foi et le salut qu’une seule Règle des Règles, première et principale, dont toutes les autres découlent comme des ruisseaux de leur source, et c’est le saint Évangile ». Et de préciser, de manière conceptuelle, que la relation est aussi d’universel à particulier : « Là nous avons, tous sans exception, les prescriptions générales qui nous sont détaillées dans les commandements particuliers [13] ». Voilà pourquoi

 

« si l’on vous demande de quelle profession vous êtes, ou de quelle Règle, ou de quel Ordre, dites que vous êtes de la Règle première et principale de la religion chrétienne, c’est-à-dire de l’Évangile, source et principe de toutes les Règles [14] ».

 

  1. Ignace, lui, fait directement appel à une explication qui, pour emprunter à la description spatiale verticale qui lui est familière, est rigoureuse : « La divine Providence conduisant à ses fins les choses les plus basses par celles du milieu et celles du milieu par les plus élevées [15]« . Précisément, le Christ occupe le siège « d’en haut », les supérieurs celui du « milieu » et les inférieurs, celui d’ « en bas ». Par conséquent, le supérieur humain n’est jamais qu’un intermédiaire.

b) Conséquence pratique

Cette compréhension du ministère du Père comme du permet d’éviter les gouroutisations, les séductions-fascinations exercées par les intermédiaires, si importants soient-ils. Inversement, elle évite les tentations immédiatistes, protestantes, etc.

Concrètement, Aelred de Rievaulx comparait S. Benoît à Moïse [16], voyait en lui comme un second Moïse : certes, parce qu’il guide le peuple élu de Dieu vers la terre promise : « A nous qui habitions dans les ténèbres et à l’ombre de la mort, Dieu nous a envoyé notre Moïse, c’est-à-dire notre Père Benoît, pour que, par sa doctrine, sa Règle et aussi ses prières, il conduise les libérés d’Egypte, de la vie dispersée du siècle, par le labeur de la vie présente, à la contemplation céleste [17] » ; mais aussi, filant la métaphore jusqu’au bout, parce qu’il est déchargé de sa mission à la limite du désert [18]. Quelle superbe image de ce que devrait être la fonction de tout père fondateur : s’arrêter au seuil de son œuvre pour ne pas en prendre possession et ainsi indiquer que seul Dieu est propriétaire et source. Telle est l’explication qui me semble la plus juste du départ de Moïse avant l’entrée en Canaan.

3) Relecture à la lumière du don et du signe

Que le Christ ne cesse d’être la source et le terme, source première et fin dernière de la Règle comme du Père qui l’applique, évite les perversions qui confondent trop cause première et cause seconde. D’où l’importance de stratifier le don 1, notamment. Le véritable don originaire est celui qui à la fois cause le plus le don 2 et celui qui s’efface le plus en lui, l’aliène le moins.

De même, la fonction du signe de prendre sa source dans le signifié et d’y conduire, tout à la fois. Un Père, comme une Règle ne devrait être que des signes ; or, les deux pathologies du signe sont : ou sa substitution au signifié ; ou son absorption par lui, c’est-à-dire l’hyberbolisation ou le refus de la médiation du signifiant.

Pascal Ide

[1] Cf. Jean-François Gilmont, « Paternité et médiation du Fondateur d’Ordre », Revue d’ascétique et mystique, n° 160, XL/4 (1964), p. 393-426.

[2] Règle de S. Benoît, ch. 2, Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, 75, Vienne, éd. R. Hanskil, 1960, p. 19-23 ; cf. Adalbert de Voguë, La communauté et l’abbé dans la Règle de saint Benoît, Paris, DDB, 1961, p. 138-141.

[3] PL 195, col. 239 a-b.

[4] PL 182, col. 889 b.

[5] Cf. Philoxène de Mabboug, Homélies, trad. Eugène Lemoine, coll. « Sources chrétiennes » n° 44, Paris, Le Cerf, 1956, p. 245-311, nouvelle édition revue par René Lavenant et Marie-Gabrielle Guérard., 44bis, 2007.

[6] PL 183, col. 380 a.

[7] Monum. Hist. S. Dominici, f. II, p. 76, dans Marie-Humbert Vicaire, S. Dominique de Caleruega d’après les documents du XIIIe siècle, Paris, Cerf, 1955, p. 99.

[8] Thomas de Celano, Vita Secunda, dans Les vies de Saint François d’Assise, coll. « Sources franciscaines », Paris, Cerf, 2009.

[9] PL 195, col. 240 b.

[10] PL 202, col. 705 c.

[11] René Voillaume, Au coeur des masses, Paris, Cerf, 1ère éd., 1950, p. 497. Cette méditation ne fut pas reproduite dans les éditions postérieures.

[12] Expositio quattuor magistrorum super Regul. F. Min., Rome, éd. Livarius Oliger, 1950, p. 173.

[13] PL 204, col. 1135-1137.

[14] Ibid., col. 1138a.

[15] Ignace de Loyola, Epist., tome II, p. 55-56 ; cf. tome IV, p. 680 ; tome I, p. 688-689, etc.

[16] Cf. Aelred de Rievaulx, Sermones inediti B. Aelredi abbatis Rievallensis, PL 195, col. 239-245, éd. S. H. Talbot, Rome, 1952, p. 62-70. Cf. aussi Saint Odon de Cluny, PL 133, col. 723-729 ; Bienheureux Guerric d’Igny, PL 185, col. 111-116. Cf. déjà S. Grégoire de Nysse dans son sermon à la mémoire de son frère Basile, PG 46, col. 788-817, surtout 808 d-809 c.

[17] Ibid., p. 63.

[18] Ibid., p. 68-69.

18.3.2021
 

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