La parabole de l’enfant prodigue, un conte initiatique ? La relecture partielle de Jacqueline Kelen

Sous un titre intrigant – Histoire de celui qui dépensa tout et ne perdit rien –, Jacqueline Kelen, dont on sait le goût pour les histoires symboliques et spirituelles, propose un commentaire original de la plus célèbre parabole de l’évangile, celle de l’enfant prodigue (cf. Lc 15,11-32) [1]. Ce commentaire (mais ne faudrait-il pas plutôt parler d’une rhapsodie ?) est triplement inédit. En sa forme, puisqu’il se présente un peu comme une pièce de théâtre, où la parole prime l’action, et de théâtre antique ou claudélien, puisqu’il fait alterner de longs monologues. En ses personnages, puisqu’il n’hésite pas à inventer des personnages : c’est ainsi que, à côté du père, bon et aimant, l’on trouve la mère, inquiète et tendre et, à côté des deux frères, on croise un serviteur âgé et compatissant. Enfin, en sa portée ou son contenu : sans délaisser le message biblique et sa portée théologique, il explore la signification symbolique et éthique universelle.

La parabole souligne le cheminement du fils et surtout du fils cadet qui a besoin d’expérimenter sa liberté. Certes, celui-ci sait que son « père est profondément bon » : « Père est doté de cette rare bonté qui aime en l’autre sa liberté [2] ». Toutefois, le prodigue n’est pas sans exigence : « J’estimais que ce bonheur m’était dû [3] ». Surtout, il n’est pas sans amnésie, donc sans ingratitude. Et telle est la clé de l’interprétation proposée, qui est synthétisée dans le dernier chapitre : « Les chemins du céleste retour ». Elle s’oppose à « une lecture édifiante, moralisante [4] », trop souvent entendue, qui en fait une histoire de péché et de pardon. Or, « son tort [celui du cadet] (son péché ?) est de n’avoir pas pris soin de son âme, d’avoir dilapidé le précieux héritage paternel au lieu de le faire fructifier [5] », « d’avoir en ce pays lointain oublié d’où il venait [6] ». Bref, sa faute est oubli. Quant au mot « pardon », « nulle part dans le récit », il « n’est employé [7] ».

En revanche, ce dont la parabole parle, c’est, du côté du fils, de repentir – « se repentir, c’est remonter la pente » ; « le repentir est une énergie belle et joyeuse [8] » – et, du côté du père, d’amour : « ce qui éclate ici, ce qui seul suffit, c’est l’amour du père, c’est la miséricorde divine [9] ». Or, « l’amour véritable est pur don, et non pardon. Entièrement gratuit, il ne fait pas les comptes ». Donc, « pas besoin de reproche, de châtiment ni de pardon ». Ainsi, conclut notre auteur, « il s’agit bien de sortir de l’alternative étouffante culpabilité/châtiment, honte/rachat, faute/pardon, pour devenir un homme neuf, un être libre [10] ». Ce dernier adjectif ne doit pas être minimisé, surtout si on le met en résonance avec cette autre clé : « Les commentaires édifiants qui se sont accumulés sur la merveilleuse parabole ont obscurci le sens initatique du repentir [11] ».

 

L’intention de Jacqueline Kelen est assurément louable : s’affranchir d’une lecture étroitement moralisante et culpabilisante de la parabole de l’enfant prodigue, sans pour autant se libérer d’une vision proprement spirituelle, théologique. Toutefois, comment ne pas s’étonner de ces oppositions entre don et pardon, miséricorde et rédemption, contrition et repentir ? Dans une encyclique où il fait la part belle à cette parabole [12], Saint Jean-Paul II offrait une relecture autrement plus proche du texte en montrant qu’il conduisait à cette définition de la miséricorde, reprise pas moins de six fois : « un amour plus fort que la mort et que le péché [13] », donc comme pardon qui recrée ce que le péché décrée. En effet, Jacqueline Kelen limite ce qu’elle peine à nommer le péché du fils (de peur de le culpabiliser) à son ingratitude. Elle a raison en ce qu’elle affirme, mais tort en ce qu’elle nie et, au fond, ne voit pas : l’offense faite au père innocent qui, dans la pureté totalement désintéressée de son amour, a infiniment plus souffert que son fils. Or, en le centrant sur son seul bien (l’accès à une authentique liberté) au lieu de le centrer sur le Bienfaiteur, elle en fait un mercenaire. Selon la profonde distinction élaborée par saint Bernard (cf., sur le site : « Noël. Les trois types d’homme »), l’interprétation de notre auteur interdit donc au prodigue de sortir de l’attitude utilitariste pour advenir à la pleine stature du fils aimant.

Allons plus loin. Une opposition de fond structure le commentaire : le don et la dette. C’est elle qui explique le titre de l’ouvrage et lui suggère ses derniers mots : « le noble fils qu’on dit prodigue a échoué avec grâce, il a tout dépensé, mais l’essentiel lui reste : l’amour du père ». Ainsi, « il a tout dépensé mais il n’a rien perdu [14] ». Comment ne serions-nous pas sensibles à cette insistance sur la surabondance de l’amour paternel qui, sans reproche ni blâme, « déborde » et « dissout » les offenses des hommes [15] ? Pourtant, en limitant la gratuité du pardon pour n’honorer que celle de l’amour, Jacqueline Kelen limite gravement la gratuité divine. En effet, le sommet de l’amour ne réside pas dans le don (par exemple la création), mais dans le pardon (étymologiquement : don parfait), ainsi que saint Paul l’a si bien formulé dans l’un des versets les plus centraux de tout le Nouveau Testament : « La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs » (Rm 5,8). En effet, le don de la création nous fait passer du néant à l’être et celui de la divinisation de la nature à la grâce. Mais le don du pardon nous fait passer de ce qui est antidivin, le péché, au divin ; il ne part pas de cette simple privation de l’être qu’est le néant ou de la grâce qu’est la nature. Ainsi, en nous réconciliant, Dieu opère un changement incomparablement plus grand. Voilà pourquoi la rédemption, c’est-à-dire le pardon transformant, est véritablement « la preuve que Dieu nous aime » !

Enfin, une clé est fournie par la perspective de notre auteur. Spécialiste des contes et des symboles, elle voit dans la parabole un récit initiatique où le jeune homme accède, par une épreuve (salutaire !), à la vraie liberté qui est ici enracinement reconnaissant dans le don du père. Une critique de Jacqueline Kelen est à cet égard, révélatrice. Achevons une citation commencée ci-dessus : « on a proposé le plus souvent une lecture édifiante, moralisante, qui oppose le cadet, insouciant et pécheur, au frère aîné, figure de l’homme juste et fidèle [16] ». Est-ce vraiment le cas ? Aujourd’hui, les prêtres qui commentent le texte ont reçu des cours d’exégèse qui leur ont expliqué en détail que le fils aîné est au fils cadet ce que le peuple élu (aîné dans la foi) est aux païens ; or, Juifs et païens sont tous pécheurs, quoique différemment (cf. Rm 1-3). Mais cette interprétation requiert que l’on s’adonne à une lecture typologique qui, elle-même, suppose l’histoire. Or, justement, les lectures symboliques et allégoriques qui, répétons-le, sont la spécialité de notre auteur, sont anhistoriques : ce qu’elles gagnent en universalité et en impact inconscient, elles le perdent en inscription dans l’épaisseur du temps et de la volonté responsable et éventuellement coupable. Voilà pourquoi la survalorisation du genre littéraire qu’est le conte et surtout du récit initiatique va de pair avec la maximisation de la libération et la minimisation du péché, du nécessaire rachat, et de l’indicible souffrance du père.

 

Bien souvent, mes lectures de Jacqueline Kelen furent roboratives (je pense par exemple à son ouvrage courageux sur le masculin [17]), même si elles furent parfois gênées par certains angles morts [18]. Pour une fois, son interprétation, bien que parfois suggestive, m’a d’emblée paru partielle et partiale. La parabole de l’enfant prodigue ne raconte pas l’histoire de celui qui dépensa tout et ne perdit rien, mais celle d’un fils qui perdit tout (« il était perdu ») et du père qui, pour lui, dépensa tout.

Pascal Ide

[1] Jacqueline Kelen, Histoire de celui qui dépensa tout et ne perdit rien, Paris, Le Cerf, 2019.

[2] Ibid., p. 11.

[3] Ibid., p. 9.

[4] Ibid., p. 142.

[5] Ibid., p. 146.

[6] Ibid., p. 148.

[7] Ibid., p. 151.

[8] Ibid., p. 150.

[9] Ibid., p. 151.

[10] Ibid., p. 152.

[11] Ibid., p. 149. Souligné par nous.

[12] Cf. Jean Paul II, Lettre encyclique Dives in misericordia sur la miséricorde divine, 30 novembre 1980, n. 5 et 6.

[13] Cf. Pascal Ide, « ‘L’amour plus puissant que le mal’. La miséricorde selon saint Jean-Paul II », Communio, 41 (2016) n° 1. La miséricorde, p. 61-74.

[14] Jacqueline Kelen, Histoire de celui qui dépensa tout et ne perdit rien, p. 160.

[15] Ibid., p. 152.

[16] Ibid., p. 142.

[17] Cf. Jacqueline Kelen, L’éternel masculin. Traité de chevalerie à l’usage des hommes d’aujourd’hui, Paris, Robert Laffont, 1994.

[18] Cf., sur le site, le compte-rendu de Jacqueline Kelen, Le jardin des vertus, Paris, Salvator, 2019.

2.4.2020
 

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