Dans le saisissant paragraphe qui conclut un chapitre intitulé « Ressembler à l’idole », l’exégète Paul Beauchamp montre combien la loi peut devenir une idole et propose le remède pour conjurer ce risque ou en guérir :
« La loi est précédée par un ‘Tu es aimé’ et suivi par un ‘Tu aimeras’ : ‘Tu es aimé’, fondation de la loi, et ‘Tu aimeras’ : son dépassement.
« Quiconque abstrait la loi de ce fondement et de ce terme, aimera le contraire de la vie, fondant la vie sur la loi au lieu de fonder la loi sur la vie reçue. La loi ainsi pervertie devient filet d’autant plus asphyxiant et mortifère que ses mailles sont fines. Sa dureté est moins à craindre que sa finesse. Elle rejoint l’idole comme son pire avatar. Ce qui la trahit cependant – puisque, pour notre salut, il est de fait qu’elle se trahit – c’est la jouissance d’accuser dans laquelle nous précipite nécessairement cette manière d’observer la loi [1] ».
Précisons d’emblée deux points. D’abord, ce qui est dit de la Loi divine vaut aussi de la loi humaine, au nom même du principe introduit grâce à la réforme du droit romain : « summa lex summa injuria : la loi suprême [devient] l’injustice suprême ». Ensuite, ce qui est visé n’est pas la loi comme telle, mais son mésusage, en l’occurrence son excès. Et, comme toute erreur et tout vice, cette absolutisation légaliste s’oppose à une erreur contraire ou un vice opposé, en l’occurrence, le laxisme, l’absence de loi, l’anarchie, ou, plus subtilement, le jeu qui dialectise la lettre et l’esprit (la transgression de la lettre au nom de la fidélité à l’esprit).
En quelques paroles incisives, le jésuite parisien passe en revue signes, cause et remède.
1. Signes
Les signes objectifs de l’absolutisation de la loi sont au moins au nombre de trois. Le premier est la finesse de ses déterminations. « Sa dureté est moins à craindre que sa finesse », ou plutôt, sa dureté vient de cette finesse. En effet, l’acte humain est singulier. Or, la loi est universelle et ses fines déterminations prétendent descendre de l’universel vers le singulier (individuel) via les particularités. Mais l’individualité demeure toujours ineffable, le concret toujours plus riche que les abstractions. Donc toutes ces déterminations prescriptives ne peuvent jamais totalement rejoindre l’acte et lui font violence. Voilà pourquoi, autre signe, la loi qui devrait être au service de la vie se transforme en son contraire qui est létal : elle « devient filet d’autant plus asphyxiant et mortifère ». Enfin, en confondant le singulier et l’universel, la personne et la loi, le législateur absolutise celle-ci. Puisque l’idole est le masque défigurant l’Absolu qu’est Dieu, l’excès de loi se transmue donc en idole : « Elle rejoint l’idole comme son pire avatar ».
Le signe subjectif est « la jouissance d’accuser ». Celui qui hypertrophie la loi est un Claude Frollo (ou un Javert) qui s’ignore (ou non !), un légaliste ou un perfectionniste qui fait de l’application la plus scrupuleuse de la loi son unique objectif. Mais il y a plus, observe finement Paul Beauchamp. Deux traits caractérisent l’idolâtre de la loi, conatif (ou volitif) et affectif. Tout d’abord, ce rigide applicateur devient un accusateur. Toute son humanité, voire sa bonhomie se trouvent comme refoulées sous le masque colérique et jugeant de l’accusation, réduisant l’autre à sa transgression. Ensuite, il trouve une secrète jouissance non pas à détruire l’autre (ce trait caractérise le pervers ou le sociopathe), mais à appliquer scrupuleusement la loi au lieu de servir la personne ; il préfère (il aime plus) l’ordre rigoureux, froid et abstrait, de la loi à (que) la chaleur concrète de la personne, qui ne va jamais sans un certain désordre (tant une personne est plus riche que toutes les formalisations que l’on en peut donner).
2. Causes
La cause est double : cette divinisation de la loi – qui est une tentation permanente de celui qui a le bonheur d’être structuré par elle – exclut l’amour et la vie.
Primo, « La loi est précédée par un ‘Tu es aimé’ et suivi par un ‘Tu aimeras’ : ‘Tu es aimé’, fondation de la loi, et ‘Tu aimeras’ : son dépassement ». Or, celui qui applique rigoureusement la loi, voire multiplie les décrets d’application, les finasseries casuistiques, au point de croire qu’elle épuise tous les aspects du réel, se focalisent tellement sur ces normes qu’ils en oublient, d’une part, qu’elles proviennent de l’amour, en l’occurrence, une personne qui les aime tant qu’elle leur a donné des règles pour conduire leur vie, d’autre part, qu’elles sont au service de l’amour, en l’occurrence, sont faites pour que la personne qui vit sous ce régime de vie, puisse mieux aimer.
Secundo, la vie est la circulation même de l’amour qui s’écoule de la réception en amont à la donation en aval, que celle-ci forme une cascade vers un autre bénéficiaire ou une boucle vers le primo-donateur. Or, nous venons de voir que le législateur psychorigide s’est coupé du principe et du terme. Donc, « quiconque abstrait la loi de ce fondement et de ce terme, aimera le contraire de la vie, fondant la vie sur la loi au lieu de fonder la loi sur la vie reçue ».
3. Remèdes
Le mal dicte le remède : que celui qui légifère ou applique la loi agisse, objectivement, en se sachant au service de l’amour, en amont comme en aval, et au service de la vie qui unit les deux termes ; et qu’il soit mû subjectivement non point par le scrupule tâtillon, voire accusateur, ni par une prétendue bonté qui n’est que mollesse laxiste, mais par l’esprit aimant et vivant, donc souple et exigeant, de cette loi.
Comment ne pas observer la dynamique ternaire du don – recevoir, s’approprier et donner – en action ? Notre auteur parle du « fondement » et du « terme ». Or, il interprète ce fondement non seulement à partir de l’amour passif (« Tu es aimé »), donc reçu, mais en convoquant le vocable de réception : « fonder la loi sur la vie reçue ». De même, il relit ce terme ou fin dans les catégories de l’amour : « Tu aimeras ». Plus encore, en parlant de la vie, il introduit implicitement l’esprit (pneuma) qui est la circulation même de la vie permettant la communication entre donateur et récepteur. Or, l’esprit est au centre de la dynamique trinitaire (et quaternaire) du don.
Ces symptômes, ces causes et ces remèdes permettent de détecter en soi le Pharisien qui sommeille… ou est frappé d’insomnie. Celui que Jésus vient révéler, celui qui l’accusera pour qu’il meure (ce ne sont pas les laxistes, mais les rigoristes qui ont crucifié le Fils de l’homme et ses disciples : rappelons-nous le zèle de Saül), celui qu’il est venu sauver avec une miséricorde toute particulière (« Là où le péché abonde, la grâce surabonde »)…
Pascal Ide
[1] Paul Beauchamp, D’une montagne à l’autre. La Loi de Dieu, Paris, Seuil, 1999, p. 109.