Dans sa célèbre préface sur la lecture, Proust parle de celle-ci comme d’une amitié : « la lecture est une amitié [1] ». En effet, dans la lecture (au sens actif : l’acte de lecture), le lecteur reçoit le don qu’est cette lecture (au sens passif de livre). Or, il écrit que « notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu’en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d’atteindre [2] ». Proust ne dit-il pas trop peu en réduisant le don que le livre fait au lecteur-récepteur au seul désir ? La suspicion est d’autant plus légitime que toute l’intention de la préface est de renverser (en fait, de procéder à une véritable révolution copernicienne) la conception objectiviste que John Ruskin (et le sens commun avec lui) se fait de la lecture [3], en une une conception en quelque sorte subjectiviste, selon laquelle la lecture éveille le lecteur au monde intérieur de celui-ci : « la lecture est pour nous l’incitatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-même la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer [4] ».
Toutefois, ce serait nier l’apport de la phrase suivante qui ajoute que « ces désirs » sont suscités par « la beauté » du livre ; or, celle-ci émane et de l’œuvre et de l’intention explicite de l’artiste-romancier. D’ailleurs, Proust confirme cette donation en précisant en quoi consiste : il réside dans la contemplation (« en nous faisant contempler ») ; or, la contemplation est à l’action (de l’écrivain dont il est dit qu’il fait « le dernier effort ») ce que la réception est à la donation. La création stimulée dans l’esprit du lecteur doit donc être relativisée (faut-il parler de subcréation ?) ou plutôt « relationnalisée », car elle est une réponse à la créativité première qui a engendré (dans) la beauté du livre.
Ainsi, tout en honorant trop peu le contenu de sens présent dans le livre [5], Proust tient un juste milieu entre l’objectivisme naïf, un réalisme chosifiant, paresseux et au fond violent [6], qui s’imagine la lecture comme cette « conversation » où l’esprit de celui qui est lu se verse dans l’esprit de celui qui lit, et le subjectivisme idéaliste qui imperméabilise la nécessaire altérité du connaissant et du connu.
Pascal Ide
[1] Marcel Proust, « Sur la lecture », Préface à John Ruskin, Sésame et les Lys, Paris, Mercure de France, 1906 : La lecture est une amitié. L’intégrale de ses préfaces, éd. Olivier Philipponnat, coll. « Les Inattendus » n° 60, Bègles, Le Castor Astral, 2017, p. 27-73, ici p. 62.
[2] Ibid., p. 49. Souligné par moi.
[3] Proust la résume « assez exactement par ces mots de Descartes, que ‘la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs’ » (Ibid., p. 45).
[4] Ibid., p. 55.
[5] Ce n’est pas le lieu de critiquer en détail la conception proustienne de la lecture. Observons seulement qu’elle déroge à l’essence de l’amitié que Proust prétend toutefois lui prédiquer. En effet, l’amitié vit de la présence de l’ami et souffre de son absence. Or, justement, pour notre auteur, la lecture ne commence véritablement à porter son fruit que lorsque le lecteur se retrouve seul : « ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n’est pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation, consistant pour chacun de nous à recevoir communication d’une autre pensée, mais tout en restant seul, c’est-à-dire en continuant à jouir de la puissance intellectuelle qu’on a dans la solitude et que la conversation dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être inspiré, à rester en plein travail fécond de l’esprit sur lui-même » (Ibid., p. 46. Souligné par moi). Autrement dit, l’amitié authentique est dialogue et la lecture féconde, monologue. Dit encore autrement, l’amitié est finalisée par le don à l’autre et la communion, alors que la lecture au sens proustien est (re-tourné vers le sujet lecteur et ce que Proust appelle sa « vie spirituelle » : « La lecture est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas » (Ibid., p. 51).
On objectera que Proust affirme que « c’est dans ce contact avec les autres esprits qu’est la lecture » (Ibid., p. 66) ; or, qui dit contact dit coesse, communion. C’est ici que la dynamique ternaire de l’amour peut nous éclairer, qui distingue réception et appropriation. Certes, il n’y a pas de lecture sans « contact », donc sans réception. Mais l’essentiel de la lecture réside dans le moment ultérieur qui est tout intérieur et solitaire dont parle la phrase précédente : « nous ne pouvons la développer [cette puissance de sensibilité et de intelligence suscitée par la lecture] qu’en nous-mêmes, dans les profondeurs de notre vie spirituelle » (Ibid.). L’objection pourrait insister en affirmant que ces deux moments sont intérieurs. Il faudrait donc distinguer deux intériorités : dialogale où l’on reçoit de l’autre ; monologale où on s’approprie. Or, la première prépare la lecture qui réside essentiellement dans cette « activité personnelle » (Ibid.).
[6] Ces trois critiques apparaissent dans la phrase suivante : le « rôle » de la lecture « devient dangereux [voilà pour la violence] quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle [voilà pour la paresse], quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle [et voilà pour le chosisme], déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres » (Ibid., p. 55. Souligné par moi).