La doctrine augustinienne du sacrifice est-elle contraire à la logique du don ?

« Le sacrifice du Christ est cardinal dans chacune des trois plus grandes œuvres [1] ».

 

La doctrine augustinienne du sacrifice pose une difficulté majeure à la métaphysique du don. Exposons cette objection avant de proposer une réponse.

1) La difficulté

Partons d’un exposé, extrait du De Trinitate, qui offre une présentation systématique du sacrifice en général :

 

« Tellement que si dans tout sacrifice il y a quatre choses à considérer : à qui on l’offre, qui l’offre, ce qu’on offre, pour qui on l’offre, c’est à la fois l’unique et véritable médiateur lui-même qui, en nous réconciliant avec Dieu par le sacrifice de la paix, restait un avec celui à qui il offrait, se faisait un avec ceux pour qui il offrait, était un, lui qui offrait, avec ce qu’il offrait [2] ».

 

Une présentation fameuse d’un autre grand texte augustinien, La cité de Dieu, applique ce schéma au Christ :

 

« Le véritable Médiateur – ce qui, ayant pris la forme d’un esclave [forma servi accipiens], est devenu à ce titre médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Jésus-Christ – sous la forme de Dieu [in forma Dei], reçoit le sacrifice [sacrificium] comme son Père avec lequel il est lui aussi un seul Dieu ; cependant sous la forme d’esclave [in forma servi], il a mieux aimé être le sacrifice que le recevoir [sacrificium maluit esse quam sumere], pour que personne n’estimât même à cette occasion, qu’on puisse sacrifier àquelque créature. Ainsi est-il le prêtre [sacerdos] : c’est lui-même qui offre, et il est lui-même l’oblation [ipse offerens, ipse et oblatio] [3] ».

 

Systématisons le problème posé. Le docteur africain distingue non pas deux ou trois termes, mais pas moins de quatre termes constitutifs de l’acte sacrificiel en son intégralité (de fait, ces termes sont comme des partes integrales). Pour mieux visualiser la question posée, proposons-en un tableau synoptique et, pour coller à la dynamique du don, permettons-nous de changer l’ordre augustinien de présentation qui est ordre hiérarchique ou honorifique :

 

Le sacrifice

Celui qui offre

Ce qu’il offre

Celui à qui il offre

Celui pour qui l’on offre

Application au Christ

Le Christ en tant qu’homme

Le Christ en tant qu’homme

Le Christ en tant que Dieu

Les hommes

Dynamique du don

Donateur

Don

Destinataire du don

Bénéficiaire du don

 

Or, cette distinction ne peut coller à aucun des trois modèles du don sur lesquels je travaille : personnel (la dynamique ternaire : réception, appropriation, donation) ; interpersonnel (la dynamique interpersonnelle : donation, réception, donation en retour et réception en retour) ; trinitaire (la dynamique à trois pôles personnels : l’amour qui se donne et se reçoit, l’amour qui se reçoit pour se donner, l’amour qui se communique). Et le problème demeure même si l’on introduit le donum (don passif) comme médiateur entre le donateur aimant et le donataire aimé. D’ailleurs, plus simplement encore, la dynamique sacrificielle opère entre quatre termes ou pôles qui sont des personnes, même si, avec le Christ, le donum et le donateur s’identifie, ce qui reconduit le schéma à trois personnes (distribuées en quatre pôles) ; or, les dynamiques du don sont bipersonnelles et, si la dernière est ultimement, en Dieu, tripersonnelle, l’Esprit n’est pas personne comme les autres personnes, du Père et du Fils, le sont.

Par ailleurs, indépendamment des schémas généraux d’interprétation de la logique dative – dont on pourrait penser que, comme tout schéma, ils ne peuvent que bénéficier d’être bousculés ! –, la logique sacrificielle pose une difficulté rarement nommée. Au fond, vers qui est orienté l’acte sacrificiel : au destinataire du don ou à son bénéficiaire ? Concrètement, le sacrifice du Christ est-il tourné vers les hommes ou vers son Père ? Répondre que le Christ s’offre en sacrifice au Père pour les hommes ne résout pas la difficulté, car la distinction augustinienne donc latine) entre les deux cas, datif et ablatif, ou la distinction française entre les deux prépositions, « à » et « pour », n’est pas spécifiée, éclairée dans le cadre de la logique du don. L’on peut encore moins répondre que la finalité se dédouble et s’emboîte : ce serait instrumentaliser les hommes (destinataires du sacrifice) au nom du Père [4].

Ainsi, lorsque j’écrivais cette note il y a quelques mois, elle s’était arrêtée là, avec ces mots : « Work in progress… », incapable de résoudre la difficulté posée. En ce 15 mai, fête de saint Michel Garricoïts, qui est l’un des théologiens pratiques du don (« Rendons-nous à Dieu sans retard, sans réserve et sans retour [5] »), une solution m’a été donnée d’entrevoir que je propose ici.

2) Proposition d’une solution

Il n’est pas rare que la solution d’une difficulté s’éclaire, paradoxalement, par une autre difficulté. Autrement dit, que deux objections s’annulent en se rencontrant. En l’occurrence, ici, il s’agit d’une double difficulté, centrale dans la métaphysique de l’amour-don.

La réponse que nous allons proposer s’inscrit dans le cadre de la dynamique interpersonnelle du don et sera centrée sur le troisième moment, celui du retour du don.

a) Nouvelles difficultés

La première difficulté est celle de la spécificité de l’acte de donation en réponse. En effet, le récepteur est appelé à donner en retour. Et cette redamatio doit être différente du primo-don, celui du donateur : pour ne pas offenser le donateur (que penseriez-vous d’un voisin qui, pour vous remercier de votre invitation à dîner, vous préparerait exactement le même dîner ?) ; pour honorer la créativité du récepteur (qui ne se sentirait humilié de ne pouvoir que répéter ce qui lui a été donné ?) ou tout simplement pour ne pas l’aliéner (même l’enfant qui n’a que ce que les parents ont pu lui donner, leur achèteront un cadeau inattendu ou composeront un dessin imprévisible). Or, il est au maximum impossible pour le bénéficiaire de ne pas être dans la répétition (« Qu’as-tu que tu le l’aies reçu ? ») et au minimum difficile à nommer le spécifique de ce retour (c’est ainsi que le M.A.U.S.S. souligne volontiers le délai entre l’obligation de donner et l’obligation de rendre, c’est-à-dire de donner en retour ; mais la distance temporelle n’est qu’un signe et ne constitue en rien la garantie d’un contenu inédit).

La seconde difficulté porte sur le destinatire du don en retour, et donc sur la configuration. Sans rentrer dans le détail, car une méditation est consacrée à cette difficulté qui est une aporie, disons que la réponse du don oscille entre deux destinataires : en aval ou en amont (redonner au donateur ou donner à un autre bénéficiaire ; le fils advient à sa plénitude soit en rendant pleinement grâce à son père, ce que symbolise le retour à la maison du père, soit en devenant père à son tour). Donc, oscille entre deux formes : celle de la boucle (si elle présente l’avantage d’achever le mouvement d’exitus et de reditus, elle possède l’inconvénient de la clôture dans la mêmeté et celui de la stérilité du retour, typique de la cyclicité du temps) ; celle de la cascade (symétriquement, si elle valorise la nouveauté et l’ouverture, elle le fait au détriment de l’achèvement du don dans la communion finale).

b) Réponse

Celui qui opère le sacrifice, a fortiori celui qui se donne à l’autre, donc qui est autant le donateur que le don (donum), destine le bien qu’il a ou le bien qu’il est à la personne du bénéficiaire du sacrifice. Il y va de la logique la plus essentielle de la donation qu’elle soit gratuite, c’est-à-dire pour l’autre, toute tournée vers le récepteur. Or, le sacrifice est offert pour ce bénéficiaire qui est l’autre homme, en l’occurrence la personne à rachter.

Mais, dans un second temps (ontologique et non pas chronologique), celui qui a donné à l’autre homme reconduit son acte de donation pour le tourner vers le donateur. Ainsi, le don en cascade est intégré dans le don en boucle, de sorte que autant la distinction que l’union des deux dons soient honorées. Les deux dons, linéaire (en cascade) et circulaire (en boucle), ne sont donc ni opposés, ni juxtaposés, mais composés. Ainsi, en mobilisant quatre termes, le sacrifice permet de penser l’unité du double mouvement d’ouverture à un tiers et de retour vers l’origine. [6]

Le sacrifice ainsi interprété permet de répondre aux différentes difficultés en honorant la part de vérité qu’elles contiennent. En effet, le sacrifice permet de nommer avec précision la nature et le contenu du retour d’amour, en dépassant le seul signe ontochronique qu’est le délai. Autrement dit, il honore pleinement l’enrichissement propre apporté par le donataire devenu donateur, il achève la transformation opérée au dedans de celui-ci et lui permet de diffuser au dehors. Voire, doit-on affirmer que seule l’insertion de la cascade dans la boucle permet au receveur de donner pleinement sa mesure qui est démesure ? De plus, le sacrifice permet de ne rien sacrifier (sic !) à la logique unifiante, mais non pas uniformisante de l’amour-don qui s’accomplit dans l’amour-communion. Ainsi se trouve conjurée la menace sans cesse renaissante que la créativité consubstantielle à la libéralité ne fomente contre l’unité.

c) Conséquence

Cette interprétation nouvelle du sacrifice permet de donner une place de choix à tout un courant de la philosophie spiritualiste notamment française pour qui le retour de don est nécessairement sacrificiel. Celui qui a développé ce thème avec le plus d’insistance et le plus d’endurance est assurément Maurice Blondel : depuis ses Carnets intimes jusqu’à l’essai sur les deux dons qui achève Exigences philosophiques du christianisme, le philosophe de l’action a toujours fait du don de la nature reçue l’objet du don de la personne offerte en retour pour la vie éternelle.

Ce n’est pas le lieu de discuter les attendus de cette affirmation (qui sera évaluée dans un prochain essai) : l’articulation nature-grâce, la négativité incluse dans ce sacrifice. Relevons seulement qu’elle peut être pleinement accueillie.

3) Conclusion

Nous pouvons donc désormais répondre à l’aporie initiale. La nouveauté introduite par la notion de sacrifice n’oblige pas à bouleverser le cadre global à travers lequel penser la dynamique du don, puisque nous l’avons interprétée à partir de la dynamique interpersonnelle, qui est quaternaire, du don, et, plus précisément encore, à travers l’acte spécifique de la redamatio. Pour autant, elle n’est pas annulée, c’est-à-dire réduite à du déjà connu, puisqu’elle enrichit de manière conséquente l’interprétation du troisième temps (systémique ou interpersonnel) du don, notamment en doublant l’acte (et la vertu) de gratitude d’un acte (et vertu) de sacrifice.

Pascal Ide

[1] Philippe Curbelié, La justice dans La Cité de Dieu, coll. « Études augustiniennes – Série Antiquité » n° 171, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2004, p. 198. Ces trois œuvres sont bien sûr : les Confessions, le De Trinitate et le De civitate Dei.

[2] S. Augustin, De Trinitate, L. IV, xiv, 19, trad. Marcellin Charles Mellet et Pierre-Thomas Camelot, coll. « Bibliothèque augustinienne » n° 15, Paris, DDB, 1955, p. 389.

[3] Id., De civitate Dei, L. X, 20.

[4] La finalité de la création pose une difficulté similaire : Dieu a-t-il créé le monde pour les hommes ou pour sa propre gloire ? Toutefois, la solution n’est pas identique. Cf. Pascal Ide, « La finalité de la création. ‘Propter Seipsum’ ou ‘propter seipsam’ ? », Nouvelle revue théologique, 143 (2021), à paraître.

[5] Pierre Duvignau, La doctrine spirituelle de saint Michel Garricoïts, Paris, Beauchesne, 1949, p. 66.

[6] Pour le détail, redisons-le, nous renvoyons à l’exposé sur les deux dons, qui constitue l’une des méditations de la métaphysique de l’amour.

21.5.2021
 

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