La créativité d’Alfred Hichtcock ou la fécondité de la blessure

Les films d’Alfred Hitchcock racontent souvent des histoires de faux coupable. Or, le cinéaste anglo-américain a expliqué à de multiples reprises que sa passion pour ce genre d’intrigue remonte à une expérience traumatisante qu’il a vécue tout jeune : « J’avais peut-être quatre ou cinq ans. Mon père m’a envoyé au commissariat de police avec une lettre. Le commissaire l’a lue et m’a enfermé dans une cellule pour cinq ou dix minutes en me disant : ‘Voilà ce qu’on fait aux petits garçons méchants.’ » Or, à Truffaut qui lui demande ce qu’il a fait pour mériter un tel traitement, Hitchcock répond : « Je ne peux l’imaginer – mon père m’appelait toujours sa ‘petite brebis sans tache’ [1] ». Les mots (enregistrés et non pas transcrits par dactylo) sont précis : Hitchcock ne sait pas, plus encore il est incapable, impuissant à se le représenter la réponse, tant l’image contraire d’un petit enfant juste s’impose à lui. Autrement dit, il y a en lui un conflit extrêmement violent entre d’un côté la conviction de sa pureté, de son innocence, conviction d’autant plus assurée qu’elle vient d’une parole de son père (père par ailleurs autoritaire, sévère, donc fortement générateur de surmoi) et de l’autre l’injustice et la démesure de la punition. Le très jeune âge et l’hypersensibilité d’Alfred n’ont pu qu’acutiser le conflit intérieur. Pour un esprit aussi épris d’absolu que le sien, cette injustice ne pouvait qu’être ressentie comme absolue.

Un tel événement ne peut être sans retentissement ni conséquence. D’abord, Alfred Hitchcock avoue s’être isolé non pas pour se replier sur lui, mais pour observer le monde. Ensuite, il a constamment représenté avec une intense émotion les attitudes des innocents injustement accusés. Comment le surinvestissement émotionnel, le besoin de faire ressentir à autrui l’injustice de la situation et la satisfaction d’y arriver ne seraient-ils pas une réactivation de la blessure première et l’une des raisons de son énergie, de sa rage de réussir ? D’ailleurs, il suffit de recueillir l’aveu-même du réalisateur : depuis, « je m’imagine toujours à la place de la victime », dit-il à Truffaut. « Nous revenons ici à ma peur de la police. J’ai toujours ressenti, comme si j’en étais la proie, les émotions d’une personne qui est arrêtée et qu’on emmène au commissariat [2] ».

Ainsi, loin d’être stérile et compulsivement tournée vers son ego, la blessure d’Hitchcock fut créative. D’abord, elle est en partie – je dis bien en partie, car le génie vient du génie, il n’est stimulé par le trauma que par accident – à la source d’une œuvre immense (pas moins de 53 films !), même si celle-ci s’est surtout exercée dans un domaine. Ensuite, dans ses films prenant pour thème l’innocent injustement accusé, elle se traduit par le besoin de faire ressentir de la manière la plus aiguë et la plus vivante possible les sentiments de ses héros. Or, tout l’art du suspense qu’il a tellement contribué à développer tient justement à son désir de vérité émotionnelle. Enfin, son trauma l’a conduit à s’intéresser à une nouvelle discipline, la psychanalyse freudienne, réalisant, avec La maison du Docteur Edwards (), le premier thriller fondé sur cette méthode et contribuant largement à la faire connaître aux États-Unis et bientôt au monde entier.

En retour, le cinéma fut pour Hitchcock comme une thérapie. Rétroactivement, il a permis au petit Alfred devenu grand de sortir de ce qui aurait pu dégénerer en paranoïa. Par exemple, loin d’autoproclamer son innocence comme Rousseau, il n’hésite pas dans son interview avec Truffaut à exposer ses insatisfactions, donc ses frustrations, et à faire preuve d’autocritique. Bienheureuse blessure qui nous valut un tel cinéaste…

Pascal Ide

[1] Hitchcock/Truffaut, éd. définitive, avec la collaboration de Helen Scott, Paris, Gallimard, 1993, p. 17.

[2] Ibid.

10.8.2020
 

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