Parfois, le disciple dépasse le maître, au moins quant à la notoriété. Tel est le cas de Paul Ricœur (1913-2005) vis-à-vis de Jean Nabert (1881-1960). Mais, philosophe de la mémoire [1] et de la reconnaissance [2], Ricœur est intervenu pas moins de six fois, produisant six longs commentaires sur l’œuvre de Nabert et, à travers eux, y exprimant sa dette. Dans un article publié en hommage à la mort de Ricœur, le père Philippe Capelle souligne l’importance celui-ci pour celui-là [3].
1) Quelques intuitions de Nabert
a) La relation à l’originaire immanent
Il semble qu’une première intuition de Nabert soit de maintenir ouvert le hiatus entre l’acte et les signes dans lesquels celui-ci s’exprimer, autrement dit entre la source (interne au don 2) et son expression, voire son extériorisation. Témoignant ainsi de la structure épiphanique de l’être humain : la conscience constituante n’est pas l’intériorité spirituelle.
Plus précisément, ce hiatus originaire se signifie sous la forme d’une distance entre un « éprouver », une expérience première qui est un ressenti, et sa mise en mot, sa reprise réflexive. En effet, à l’origine se trouve une certitude, celle de la conscience et de son désir, une conscience spontanée qui précède toute réflexion. Plus précisément encore, pour Nabert, cette conscience s’éprouve dans des désirs comme celui de gestes de grandeur, tel le sacrifice. En même temps, la conscience ne peut pas renoncer au moment de l’objectivation, sans oublier l’inégalité originaire. Ainsi donc, elle vit d’une sorte d’« alternance » entre deux mouvements, d’une part une concentration du moi à sa source et, d’autre part, son expansion dans le monde que Nabert compare à un « texte à déchiffrer [4] ».
Cette distance est en fait caractéristique de ce que Paul Ricœur appelle « la philosophie de la réflexion », dont il voit en Nabert un très illustre représentant : « la philosophie de la réflexion ne cherche pas le point de départ radical – dit Ricœur dans sa Préface aux Eléments pour une éthique – ; il a déjà commencé, mais sur le mode du sentiment : tout est déjà éprouvé mais tout reste à comprendre [5] ». Et, de fait, l’ouvrage susmentionné de Nabert illustre bien cette pratique : il ne s’embarrasse d’aucune introduction et immerge d’emblée son lecteur dans les choses mêmes de l’éthique… Paul Ricœur, qui se dit lui-même l’héritier de la philosophie réflexive (avec les trois autres héritages : phénoménologie, herméneutique et philosophie analytique), dit s’être inspiré de l’alternance décrite ci-dessus : « J’ai fait mon miel de ce texte, sous l’aiguillon de la philosophie analytique, que j’ai tenté d’intégrer à l’herméneutique, née elle-même du déchiffrage des textes, du grand texte de la vie, des œuvres, des institutions [6] »). A noter que la philosophie réflexive s’oppose notamment à une philosophie seulement critique : elle veut passer par le grand détour du dehors.
b) Le tragique de la conscience
La conséquence en est que la conscience ne peut jamais totalement se comprendre ; d’où une inquiétude, voire un tragique : « Une des formes du tragique est dans la conscience de l’impossibilité d’une adéquation de l’acte pur et des actions où se précise et se détermine le devoir [7] ». Voilà pourquoi Ricœur dit plus loin que la méthode réflexive est « une réappropriation de l’affirmation originaire par une conscience qui s’en trouve dépossédée [8] ».
Une autre conséquence est la tension entre le caché et le manifesté. En effet, l’acte se donne à voir, mais ne peut s’épuiser dans ce qui le révèle. Et cela est par exemple vrai dans les valeur.
c) La place du mal
Jean Nabert opère un dépassement de l’égo, de la conscience. Double est ce débordement ou excès : par en bas, avec l’injustifiable, autrement dit le mal ; et par en haut, avec la justification, autrement dit le pardon. Ainsi par l’éthique, l’« équilibre de la méthode réflexive […] devait être rompu : non plus cette fois par une équivoque tenant au maniement de la méthode réflexive, mais par une expérience, un sentiment – le sentiment de l’« injustifiable » – qui ne peut plus être traité comme une donnée de la réflexion [9] ».
2) Observations critiques
Par bien des côtés résonent ici les thèmes blondéliens notamment de la différence entre les deux types de pensée, pneumatique et noétique, mais aussi entre volonté voulant et volonté voulue.
Toutefois, le dehors n’est-il pas trop conçu comme une déchéance, une chute, une perte, une scission avec l’originaire clarté de la conscience. Platonisme, voire gnose, que l’on retrouve dans le grand idéalisme… Or, la révélation biblique nous garantit qu’il n’y a rien de tel, que l’expression, le fond se la donne, voire qu’elle est adéquate, sans toutefois épuiser. La création n’est pas une chute. Allons plus loin. La vision trinitaire nous garantit que l’image est expressio, donc n’est pas vouée à la trahison. Allons encore plus loin. Seul le catholicisme nous assure, par les dogmes, les institutions ecclésiales, les sacrements, que le fini peut donner l’infini.
De plus, il est frappant que l’irruption d’une transcendance, d’un excès ne s’opère que par le mal. Comme dans La phénoménologie de la volonté de Ricœur. N’est-ce pas là la trace d’une influence protestante ? La crise de la théodicée reflue sur toute théologie naturelle ; on ne peut voir que le hiatus, l’inégalité intérieure entre l’origine et la réflexivité renvoie à un hiatus plus profond et, pour une part, extérieur. Ce que Michel Henry avait noté.
Pascal Ide
[1] Cf. notamment Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 2000.
[2] Cf. Id., Parcours de la reconnaissance. Trois parcours, coll. « Les essais », Paris, Stock, 2004.
[3] Philippe Capelle, « Ethique et religion. Nabert et Ricœur. En mémoire de Paul Ricœur », Transversalités, 96 (octobre-décembre 2005), p. 139-150. Nous empruntons à cet article un certain nombre de références.
[4] Jean Nabert, Éléments pour une éthique, Paris, Aubier, 1962, p. 98.
[5] Paul Ricœur, « Préface », Éléments pour une éthique, p. 5.
[6] Id., « Postface », Jean Nabert et la question du divin, éd. Philippe Capelle, coll. « Philosophie et théologie », Paris, Le Cerf, 2003, p. 141-153, ici p. 143.
[7] Id., Manuscrit de 1934, « La conscience peut-elle se comprendre ? », publié en 1996, éd. Emmanuel Doucy, Désir de Dieu, p. 405-444, ici p. 424.
[8] Id., « Préface », Éléments pour une éthique, p. 12.
[9] Ibid., p. 15.