Toujours recommencer

La profondeur d’une disciple ou d’une pratique se mesure non pas à la quantité d’informations, voire de nouveautés qu’elle enregistre, ainsi qu’on le pense souvent. Elle relève au contraire de la radicalité de son recommencement.

En cela, elle imite Dieu qui, chaque jour en tous points, renouvelle son œuvre. Nous sommes au plus près de la création continuée – sans pour autant lui concéder la thèse de fond : le jaillissement permanent de l’être à partir du néant, qui exténue trop la consistance des créatures. Cette loi capitale est bien illustrée par une prière hébraïque : « Toi qui renouvelles chaque jour, toujours, l’œuvre du commencement [1] ».

Ce critère permet une hiérarchisation des savoirs en perfection.

De tous les savoirs, le plus cumulatif est la technique : car celle-ci s’incarne dans des objets ; or, ceux-ci sédimentent ; chaque invention s’ajoute à la précédente.

Le savoir scientifique lui succède : aucun savant ne répète les expériences validées de ses collègues. La conséquence paradoxale est que, de tous les savoirs, c’est dans la science que l’on rencontre la part de confiance la plus grande.

Voire, c’est peut-être en mathématique que la part de confiance est la plus grande. Si les chercheurs repartent parfois du commencement, jamais aucun mathématicien n’aurait l’idée de redémontrer les premières vérités comme « 1 + 1 = 2 ».

Vient ensuite la philosophie spéculative ou théorique. Ce qui la caractérise en propre, dans sa différence d’avec les sciences et les techniques est qu’elle ne recommence pas, mais exige que chaque philosophe (je ne parle pas des professeurs de philosophie !) reparte du commencement. Les ouvrages de philosophie devraient être dénués de notes ! Donc, inversement, la reconduire à l’histoire de la philosophie (je ne dis pas que tout chercheur l’ignore), c’est rabattre la philosophie sur les sciences. Telle est la part de vérité dans la pop’ philosophie (la philosophie « de café du commerce ») que les « philosophes professionnels » méprisent trop vite.

Ce perpétuel recommencement se vérifie encore davantage pour la philosophie pratique et, au fond, la vie (la volonté voulante). Chacun repart de zéro. Le milieu qui est le mien aura beau être le plus vertueux des milieux, ma vertu native se limite à des orientations très générales qui ne sont même pas des ébauches d’habitus, juste des directions.

Enfin, la théologie repart aussi de l’origine : comme savoir spéculatif et comme savoir pratique. Une conséquence en est la réponse à cette critique si souvent entendue : si le christianisme était vrai, le monde aurait dû changer (sous entendu : le monde est toujours aussi violent, voire plus ; donc, le christianisme, n’ayant pas réussi à changer le monde, n’est ni bon ni vrai).

Pascal Ide

[1] « Mehadesch be-kôl iôm tamid maaseh bereshit » : Claude Tresmontant, La pensée de l’Église de Rome, p. 8. Cité par Yves Tourenne, Les conditions fondamentales de la prière. Métaphysique et prière chez Claude Tresmontant. Textes choisis, Paris – Perpignan, Artège – Lethielleux, 2017, p. 100.

2.7.2022
 

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