Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature I-6 Stoïciens et Epicuriens

Chapitre 6

Les philosophies de la nature après Aristote

A) La philosophie de la nature des Stoïciens

Aristote a beau être le sommet de la philosophie de la nature dans la pensée grecque, d’autres pensées d’importance ont élaboré d’autres importants systèmes de la nature : les stoïciens, les épicuriens et les néoplatoniciens. Commençons par les philosophes du Portique [1].

1) Remarques générales sur la physique stoïcienne

a) Cadre général la division tripartite

Je rappelle que la physique stoïcienne (comme plus tard la physique épicurienne) s’inscrit dans la division tripartite des disciplines philosophiques sur laquelle ils tombent tous d’accord : logique, physique et morale. Par contre, les stoïciens ne sont pas d’ac­cord sur leur ordre d’étude, mais peu importe ici, d’autant que ces parties sont étroite­ment unies les unes aux autres et ne peuvent être enseignées séparément.

Des images célèbres, rapportées par Diogène Laërce, rendent compte de cette distinc­tion : « Ils comparent la philosophie à un animal : les os et les nerfs ce sont la logique, la chair c’est la morale, l’âme c’est la physique. Ou bien ils la comparent à un œuf : la co­quille c’est la logique, le blanc c’est la morale et ce qui se trouve tout à fait au centre c’est la physique. Ils la comparent encore à un champ fertile : la clôture qui se trouve tout au­tour c’est la logique, le fruit c’est la morale, la terre ou les arbres sont la physique. Ils la comparent encore à une ville parfaitement entourée de murailles et rationnellement or­ganisée [2] ».

On souhaiterait que nos philosophes modernes retrouvent cette veine allégorique dans leurs discours souvent desséchants…

On entend bien entendu ici physique au sens de philosophie de la nature et non de science physique.

b) La cosmologie

Par ailleurs, la physique stoïcienne a trois objets : le monde, Dieu et l’homme. Je m’inté­resserai exclusivement au premier. Notre philosophie de la nature sera donc une cosmo­logie.

c) Une physique vivante

Enfin, on ne se tromperait pas en se rappelant l’étymologie grecque du terme nature : nature vient du verbe grec phuein, croître. Or, c’est le propre du vivant que de croître. Aussi la nature est principe de vie. Tel est le sens que l’on trouve chez les Stoïciens : « ils appellent nature, tantôt ce qui contient le monde, tantôt ce qui produit des choses ter­restres. La nature est une manière d’être qui se meut d’elle-même selon des raisons séminales produisant et contenant les choses qui y naissent d’elle dans des temps défi­nis et formant des choses semblables à celles dont elle a été détachée [3] ». Ce double sens de nature est intéressant : nos modernes ont conservé le premier, mais ont perdu de vue le second, de par l’influence de la vision mécanique des choses.

2) Exposé

a) Nature du monde en général

Le monde est « la divinité, qui seule de toutes les autres substances, possède la qualité propre d’être indestructible et inengendrée, elle est l’architecte de l’ordre du monde, au bout de certaines périodes de temps elle résout en elle-mêmes toutes les choses et les engendre à nouveau à partir d’elle [4] ». Le monde s’identifie à Dieu. En effet, le monde est vivant, raisonnable, divin, et plus, Dieu. D’une telle assertion qui est un postulat dé­coule toute une sagesse qui est le fond de la sagesse stoïcienne : la sagesse qui est soumission à Dieu sera donc une soumission au monde, donc un consentement à la né­cessité du destin, une recherche d’harmonie et de communion avec le monde. « Tout ce qui t’accommode, ô Monde, m’accomode moi-même. Rien n’est pour moi prématuré ni tardif, qui de saison pour toi. Tout ce que m’apportent les heures est pour moi un fruit sa­voureux, ô Nature ! Tout vient de toi ; tout est dans toi ; tout rentre dans toi [5] ».

b) Composition générique du monde
1’) Structure du monde (cosmologie)

Le monde est composé de deux principes : d’une part un principe passaif ou matière qui est une substance dénuée de qualité, d’autre part un principe actif qui est la raison (ou logos), agissant dans la matière. Mais c’est Dieu qui agit.

À côté de ces deux principes indestructibles, on trouve les quatre éléments, qui sont corruptibles : 1. le feu qui est un élément actif et chaud (dont l’éther est la forme la plus élevée d’où est né la sphère des étoiles fixes) ; 2. l’air qui est un élément actif et froid et se trouve après l’éher ; 3. l’eau qui est un élément passif et humide ; 4. la terre qui est un élément passif et sec, localisé au milieu.

2’) Dynamisme du monde (cosmogonie)

Un mouvement anime ces différents éléments et les transmute les uns dans les autres. Un premier mouvement procède ainsi : feu –> air –> eau –> terre. Et il y a un autre mouvement, totalement opposé qui procède ainsi : terre –> eau –> air –> feu.

Le feu est l’auteur du travail de destruction autant que de regénération. Aussi convient-il de distinguer deux sortes de feu : « l’un sans art et consumant en lui-même ce dont il se nourrit, l’autre artisan favorisant la croissance et observateur tel qu’il se trouve dans les plante et les animaux, celui-ci est la nature et l’âme, la substance des astres est compo­sée d’un tel feu [6] ».

La conséquence de ce mouvement est la palingénésie, le retour éternel des mêmes choses et des mêmes événements. Le monde naît, meurt et renaît : « il y aura à nouveau un Socrate, un Platon » et « c’est éternellement que toutes les choses seront restaurées [7] ».

c) Composition individuelle du monde
1’) Un monde de corps

Mais il faut encore préciser la structure du monde. Nous avons vu sa structure seule­ment générale. Mais le stoïcisme est une philosophie de l’individualité. Pour les philo­sophes de la Stoa, aucun individu ne se ressemble totalement : il n y a pas deux grains de blé identiques. Autrement dit, chaque être possède une « qualité propre », un idiôs poion caractéristique. On voit donc la différence entre cette philosophie et celles de Platon, qui insiste avant tout sur les types, les essences. En ce sens, Aristote qui conjugue espèce et individuation par la matière est à mi-distance entre Platon et le stoï­cisme.

Or, chaque individu est un corps. Plus précisément, il est bipolaire. Il comporte un principe de tension qui une manière d’être (exis) chez le minéral, une nature (phusis) chez le végétal, une âme (psuchè) chez l’animal, et un esprit (nous) chez l’homme ; à côté de ce principe, on trouve le corps. Mais, en réalité, l’âme ou l’esprit eux-mêmes, toute tension intérieure sont des corps. Le matérialisme des stoïciens est intégral et sans restriction : « admettant que les corps sont les seules réalités et la seule substance, [ils] disent que la matière est une ; elle est le substrat des éléments, et elle est leur substance ; toutes les autres choses, même les éléments, ne sont que des corps et des manières d’être de la matière ; ils osent l’introduire jusque chez les Dieux, et ils disent finalement que Dieu lui-même n’est qu’un mode de cette matière. Ils attribuent un corps à la matière et la définissent un corps sans qualité ; ils lui donnent aussi la grandeur [8] ». Le réalisme matérialiste des Stoïciens est encore plus grand, puisqu’ils identifient même la nuit, la parole ou les vertus à un corps.

Mais ne nous trompons pas : le sens de ce matérialisme n’est pas d’abord ontologique (même si de fait, il l’est), mais éthique : la corporéité est une réalité tangible, immédiate, digne de confiance ; ainsi l’homme peut s’appuyer avec confiance sur le corps, sur la matière.

2’) Place des incorporels

Est-ce à dire que les incorporels n’existent pas ? Au contraire, ils sont au nombre de quatre : l’exprimable, le vide, le lieu et le temps.

En premier lieu, l’exprimable : « Les Stoïciens ont prétendu que trois choses étaient liés : ce qui est signifié, ce qui signifie et l’objet. Ce qui signifie, c’est la parole, par exemple le mot Dion ; ce qui est signifié c’est ce qu’exprime le mot, la chose que nous comprenons et que nous pensons masi qu’un étranger ne comprendrait pas, bien qu’il soit capable d’entendre le mot. Enfin nous trouvons l’objet extérieur : Dion en personne. Deux de ces choses sont des corps : la parole et l’objet, la troisième est incorporelle, c’est ce qui peut être vrai ou faux [9] ».

Mais précisons. Chez Aristote, le jugement attribut un concept à un sujet qui peut être un autre concept ou un individu : Socrate est blanc. Ici, au sujet Socrate qui est un indi­vidu est attribué un concept, une qualité : blanc. Or, pour le stoïcisme, ce qui existe, c’est l’individu et non pas un concept, la classe d’objets, ainsi que nous l’avons vu. Aussi, le jugement a-t-il une autre forme : à l’individu correspond une action, un acte ; et le juge­ment devient dès lors l’attribution d’un acte : « les attributs des êtres sont exprimés, non pas par des épithètes qui indiquent des propriétés, mais par des verbes qui indquent des actes […] l’attribut, considéré comme le verbe tout entier, apparaît non plus comme ex­primant un concept (objet ou classe d’objets), mais seulement comme un fait ou événe­ment. Dès lors la proposition n’exige plus la pénétration réciproque de deux objets, im­pénétrables par nature, elle ne fait qu’exprimer un certain aspect d’un objet, en tant qu’il accomplit ou subit une action ; cet aspect n’est pas une nature réelle, un être qui pénètre l’objet, mais l’acte qui est le résultat même de son activité ou de l’activité d’un autre objet sur lui […]. Le problème de l’attribution est donc résolu en enlevant aux prédicats toute réalité véritable. Le prédicat n’est ni un indvidu, ni un concept ; il est incorporel et n’existe que dans la simple pensée […]. Dans leur irréalité et par elle, l’attribut logique et l’attribut des choses peuvent donc coïncider [10] ».

Contrairement à ce qu’estime la théorie atomiste et ce que disent les épicuriens, le vide n’est pas présent dans le monde : il n’y a pas de place pour lui. En effet, le stoï­cisme est une philosophie du solide, du consistant ; or, ce qui tient ensemble forme un tout continu ou contingu, donc compact, plein : « il n’y a rien de vide dans le monde, car le monde forme un tout continu ; la conspiration et la syntonie des choses célestes avec les choses terrestres conduisent à une telle conclusion [11] ». En revanche, le monde lui-même est situé dans le vide infini. En effet, on se souvient que le monde est soumis à un processus de conflagration universelle ; or, seul le vide permet ce processus de dilata­tion. Les stoïciens distinguent bien to pan qui regroupe le monde et le vide et to holon qui désigne le monde sans le vide.

Proches d’Aristote, les stoïciens font du lieu un intervalle qu’occupe un corps ou un autre. Aussi le lieu ne s’identifie ni avec un corps, ni avec le vide : c’est un incorporel.

Enfin, Zénon définit le temps comme « l’intervalle du mouvement », et Chrysippe « l’inter­valle du mouvement du monde [12] ». Ainsi, les événements se déroulent dans le temps ; mais, les événements sont soumis au destin, de sorte que le temps ne peut les modifier ; mais le semblable agit sur le semblable. Aussi, le temps n’est pas de nature corporelle.

3’) Relation entre les individus

De même que tout est corps, tout, dans le stoïcisme doit faire corps. Les Stoïciens utili­sent différents termes pour désigner cette relation unissant tous les corps : « sympathie, syntonie, naturæ contagio, continuation conjuctioque naturæ, consensus naturæ », etc. Marc-Aurèle parle du « nœud sacré [13]« qui lie toutes choses.

Cette sympathie universelle se fonde immédiatement sur ce qui précède : d’une part, tout est corps, même les causes [14] et rien n’est vide. Les corps sont donc en contact les uns avec les autres. D’autre part, l’univers est un tout. Aussi tout retentit-il sur tout : le moindre fait a une répercussion sur le reste du monde. Voilà une idée chère à Pascal et à la physique du chaos. Enfin, nous savons que Dieu s’identifie au monde ; or, Dieu est un, en harmonie avec lui-même. Le panthéisme stoïcien est le fondement ultime de cette harmonie : le monde est un unique vivant qui se fractionne en différents corps limités : « la substance totale est une, un fluide s’étendant partout à travers elle par lequel elle est contenue et reste une [15] ».

3) Conclusion

Ne l’oublions jamais en étudiant les philosophies de la nature des stoïciens et dse épi­curiens : leur visée n’est pas d’abord spéculative ni contemplative, mais pratique. En ce sens-là, ils proposent une sorte de « technologie de la nature », au sens foucaldien du terme. Ils ne sont pas non plus loin de la visée pragmatique caractéristique de la science à l’âge classique.

Pour reprendre le dernier cas, celui de l’harmonie universelle clamée par les stoïciens : cette doctrine physique et métaphysique (ce qui est identique pour le stoïcisme) a aussi une importante portée éthique : la véritable vie éthique, celle du sage est une vie qui met l’homme en harmonie avec les autres hommes. C’est là que se trouve fondée la fameuse fraternité universelle chère aux Stoïciens : l’homme n’est pas que le citoyen de sa cité, mais citoyen du monde. Ce cosmopolitisme est la traduction éthique de la syntonie cos­mique.

Donnons un autre illustration parmi beaucoup : le regard stoïcien sur le temps est un regard non pas physique mais contemplatif. En effet, on se souvient que, pour le penseur de la Stoa, c’est l’individu et son action qui compte et que le destin régit toutes choses de manière nécessaire. Aussi le présent est-il privilégié contre l’anticipation : « le schème fondamental du temps stoïcien n’est pas l’avant-après, mais le tout de suite. La saisie de ce schème n’est cependant pas donnée à un regard contemplatif, mais proposée un ef­fort moral : le temps dérive de l’acte, il n’est pas l’image de l’éternité [16] ». En cela, le temps du stoïcisme diffère et du temps platonicien (« temps, image de l’éternité ») et du temps aristotécien (« mesure de l’avant et de l’après »). Nous le reverrons en étudiant le temps

B) La philosophie de la nature des Épicuriens

Systèmes stoïcien et épicurien sont tous deux tripartites. L’épicurisme [17] se répartit en canonique (ou logique), physique et éthique. L’ordre des parties n’est pas indifférent : l’épicurisme est d’abord un mode de vie. La sagesse épicurienne n’est donc pas contemplative, mais pratique, ce qui ne l’empêche pas de présenter des ouvertures plus gratuites : « L’esprit en effet, cherche à comprendre étant donné que l’espace s’étend in­fini au-delà des limites de notre monde, ce qui se trouve dans cette immensité où l’intell­igence peut à sa volonté plonger ses regards, où la pensée s’envole d’un essor libre et spontané [18] ».

Les ressemblances s’arrêtent là. Car autant la philosophie de la nature du stoïcisme est finaliste, autant celle de l’épicurisme est mécaniste. Épicure supprime les causes fi­nales et soumet la nature à la cause efficiente et tout ordre au hasard de la rencontre de cette cause, précisément des atomes. Autant l’apparition du monde à partir du chaos que son histoire naturelle compris comme engendrement, le changement n’est pas un pro­grès mais une évolution mécanique.

À l’instar de la physique stoïcienne, on peut répartir la physique épicurienne en trois domaines : le monde, Dieu et l’homme. Nous ne nous intéresserons qu’à la première, donc, en termes modernes, à la cosmologie.

1) Remarques générales

a) Sources

Quelles sont les sources de la physique épicurienne ? « Qu’y a-t-il dans les ouvrages de physique d’Épicure qui ne vienne pas de Démocrite ? », interrogeait Cicéron. Le stoïcien latin répondait que tout était com­mun, hormis ce qui touche « la déviation des atomes » : « les atomes, le vide, les images, l’infinité des espaces et la pluralité innombrable des mondes, leur naissance et leur mort [19] ».

b) La sécularisation

Ce qui caractérise en tout premier lieu la physique d’Épicure et en fait la spécificité, même vis-à-vis du stoïcisme, c’est son refus de recourir, dans son explication, à des êtres surnaturels. Les premiers, les épicuriens ont nettement séparé spéculation philoso­phique et religion, en cela précurseurs de la laïcité moderne. Dès les premiers vers de son ouvrage, Lucrèce félicite Épicure de cet acquis qui est une victoire : « Alors qu’aux yeux de tous l’humanité traînait sur terre une vie abjecte, écrasée sous le poids d’une re­ligion dont le visage, se montrant du haut des régions célestes, menaçait les mortels de son aspect horrible, le premier, un Grec, un homme osa lever ses yeux mortels contre elle, et contre elle se dresser. Loin de l’arrêter, les fables divines, la foudre, les gronde­ments menaçants du ciel ne firent qu’exciter davantage l’ardeur de son courage, et son désir de forcer le premier les portes étroitement closes de la Nature. Aussi l’effortr vigou­reux de son esprit a fini par triompher ; il s’est avancé loin au-delà des barrières enflam­mées de notre univers ; de l’esprit et de la pensée il a parcourur le tout immense pour en revenir victorieux nous enseigner ce qui peut naître, ce qui ne le peut, enfin les lois qui délimitent le pouvoir de chaque chose suivant des bornes inébranlables. Et par là, la re­ligion est à son tour renversée et foulée aux pieds, et nous, la victoire nous élève jus­qu’aux cieux [20] ».

Pourquoi cette sécularisation ? Le texte le suggère, là encore, avec une étonnante mo­dernité : les dieux asservissent les hommes. Or, rappelons-nous que la finalité de l’épi­curisme est pratique, c’est de conduire les hommes au bonheur. Il faut donc libérer l’homme de la contrainte et de la crainte imposée par le fatalisme des dieux. En un mot, le bonheur est l’absence de trouble, il est ataraxie ; or, les fables des mythologies cau­sent la crainte : les hommes y considèrent que les corps célestes sont des êtres surnatu­rels susceptibles d’influence leur vie, parce qu’ils craignent les tortures éternelles dont traitent les mythoes eschatologiques. Aussi Épicure recommande-t-il l’étude constante de la Nature pour délivrer les hommes de leur funeste crédulité : « Si nous n’étions pas troublés par la crainte des phénomènes célestes et de la mort, si nous n’étions pas in­quiets à l’idée que celle-ci pourrait nous touver, si nous n’ignorions pas les limites des douleurs et des déris, nous n’aurions nul besoin d’étudier la nature [21] ».

c) L’absence de finalité spéculative

N’imaginons surtout pas que l’empirisme d’Épicure est source de rigueur scientifique. De même, son intérêt pour les atomes n’est pas le fruit d’une spéculation rigoureuse, d’une observation de la nature. En effet, le but d’Épicure est là encore pratique : le repos de l’âme ; or, la multiplication, plus encore leur erreur des hypothèses scientifiques ne trouble pas l’âme : « Si nous pensons qu’il est possible qu’un phénomène naisse de telle ou telle manière, nous ne serons pas empêchés de goûter le même repos de l’âme si nous savons qu’il peut naître de plusieurs autres manières [22] ». Ce qui se vérifie en parti­culier des phénomènes célestes : « Il faut tout d’abord savoir que la connaissance des phénomènes célestes, qu’on les considère en connexion avec d’autres phénomènes ou en eux-mêmes, n’a d’autre but que la paix de l’âme et une ferme confiance […]. Quand il s’agit de phénomènes qui se passent dasn les régions élevées de l’air […] des causes multiples président à leur naissance et leur existence est susceptible d’interprétations di­verses qui, cependant, concordent avec les perceptions sensibles [23] ».

2) Exposé

Tel étant le dessein général, le projet de la philosophie de la nature épicurienne, expo­sons-en maintenant le contenu, les principaux concepts.

a) Structure de l’univers. Les corps élémentaires ou atomes
1’) Existence

L’atome existe, même si les Épicuriens ne les ont jamais rencontrés.

2’) Qu’est-ce qu’un atome ?

Par définition et même par étymologie, l’atome est une réalité insécable, solide, com­pacte, dénuée de vide et d’intervalle et immuable.

En revanche, Épicure ne maintient pas que l’absence de parties soit une propriété des atomes, tant les objections d’Aristote à l’impossibilité de la division à l’infini

« Aristote a soumis maintes fois la théorie de Leucippe et de Démocrite à l’examen cri­tique et les objections qu’il a formulées contre eux à propos du sans parties, vinrent sans doute à la connaissance d’Épicure, qui est plus tardif ; aussi celui-ci, bien que faisant sienne la théorie de Leucippe et de Démocrite à propos des corps primordiaux, se contenta de leur conserver l’impassibilité en abandonnant l’idée qu’ils fussent sans par­ties, et cela pour tenir compte des objections d’Aristote [24] ».

3’) Les propriétés de l’atome

Elles sont au nombre de trois : la grandeur, la forme et le poids.

4’) Les mouvements de l’atome

Ils sont dus à trois causes.

b) Structure de l’univers. Les corps composés
1’) Existence

Les atomes existent de deux manières différentes : « les uns sont séparés les uns des autres par une longue distance, les autres entretiennent leur vibration (palmos) toutes les fois qu’il leur arrive d’être liés par l’entrelacement avec les autres, ou encore d’être contenus par des atomes entrelacés autour d’eux [25] ».

Si le corps atomique est immuable, seul le corps composé est doué de changements. Cette mutation concerne donc l’ordre entre ses parties.

L’atomisme épicurien est donc l’un des ancêtres du mécanisme classique.

2’) Les qualités des choses

On pourrait se poser la question suivante : la qualité est susceptible d’altération et de dissolution. Or, l’atome est, par définition, inaltérable : « toute qualité se modifie alors que les atomes sont inaltérables puisqu’il est nécessaire que, dans les dissolutions des com­posés, quelque chose de dolide et d’indissoluble demeure ». On ne peut donc pas attri­buer à l’atome des qualités comme la chaleur, la couleur, l’odeur ou le son.

Pour un Démocrite, les qualités sont seulement subjectives, elles relèvent de l’expé­rience sensible, de la sensation de chacun, du fait de la forme et de la grandeur des atomes. En revanche, pour Épicure, les qualités sont une propriété des choses mêmes et nos sensations révèlent une réalité objective.

En fait, à l’instar des corps composés, les couleurs naissent de la structure des atomes mais leurs modifications de l’ordre et de la position des atomes qui les composent.

c) Réalités jointes à la structure de l’univers
1’) L’espace

Qu’est-ce que l’espace pour Épicure ? C’est une réalité qui existe, mais qui est intan­gible et n’offre nulle résistance aux déplacements des corps. Au total, l’espace épicurien n’est pas sans ressemblance avec l’éther pré-einsteinien.

Précisons. Différents noms permettent de désigner l’espace : lieu (topos), étendue (chôra), vide (kenon), intervalle (diastèma). On imagine la complexité de l’interprétation pour les spécialistes. Chaque dénomination me dit quelque chose de ce qu’est l’espace

Tout d’abord, l’espace peut ou non être occupé par un corps : en ce sens, on peut le dire lieu ou étendue. Ensuite, l’espace est un vide. En effet, sans espace, dans le plein l’atome ne pourrait se mouvoir ; or, nous avons vu que le mouvement des atomes était incessant. Enfin, l’espace est intervalle entre les atomes à l’intérieur des corps : en ce sens, cet espace interne aux choses permet le mouvement des atomes composant le corps.

Enfin, l’une des propriétés de l’espace est d’être infini, car « si le vide était délimité, il ne pourrait pas contenir les corps en nombre infini [26] ».

2’) Le temps

Qu’est-ce que le temps ? Il est « l’accident des accidents » (sumptoma sumptomatôn). En effet, parmi les qualités (cf. avant), il y a les attributs (sumbobèkota) qui sont permanents, comme les formes, les couleurs ou les poids, et les accidents (sumptomata) qui sont des qualités transitoires et provisoires, comme la guerre et la paix, l’esclavage et la liberté, etc. Or, le temps « accompagne les jours et les nuits, les saisons, les états affectifs et im­passibles, les mouvements et les états de repos ». Voilà pourquoi Sextus Empiricus conclut que le temps qui « accompagne » les accidents des attributs « doit être appelé l’ac­cident des accidents [27] ». Par exemple, être libre ou esclave est un accident au premier degré. Or, cet état libre ou servile peut durer un certain temps. C’est donc que le temps affecte l’accident pris au premier degré ; aussi le temps est-il un accident d’accident. Voilà pourquoi le temps n’a pas d’existence en soi : « Le temps n’existe pas en lui-même, mais c’est des événements eux-mêmes que découle le sentiment de ce qui s’est ac­compli dans le passé, de ce qui est présent, de ce qui viendra par la suite ; et personne il faut le reconnaître n’a le sentiment du temps en soi, considéré en dehors du mouvement des choses et de leur repos [28] ».

Cette minimisation, voire cette annulation du temps est l’un des points de divergence entre stoïcisme et épicurisme, ainsi que je le redirai dans la conclusion.

En ce sens, l’épicurisme est un mécanisme conséquent : de même qu’il accorde son primat à l’atome élémentaire, à l’espace et au mouvement local, il nie la réalité ontolo­gique du temps, le devenir susbtantiel et minimise la qualité.

d) Devenir de l’univers ou cosmogonie
1’) L’espace infini des mondes

Qu’est-ce que le monde ? « Un monde est une portion déterminée du ciel comprenant des corps célestes, une terre et tous les phénomènes célestes dont la dissolution amè­nera la ruine de tout ce qu’il contient ; c’est un morceau séparé de l’infini et délimité par une venoppe dense ou non, il tourne ou reste immobile ; il peut avoir la forme d’une sphère, d’un triangle ou toute autre sorte de forme [29] ». Le monde est donc similaire au système d’atomes enlacés les uns aus autres.

La conséquence en est qu’ »il y a un nombre infini de mondes semblables ou non à notre monde à nous. En effet, les atomes étant en nombre infini, comme je viens de le montrer, sont emportés loin dans l’espace. Car les atomes qui sont d’une nature telle qu’un monde peut se créer à partir d’eux ou être fait par eux, n’ont pas été épuisés par la création d’un monde, ni d’un nombre limité de mondes, ni par ceux qui se ressmblent, ni par ceux qui en différent. Si bien que rien n’empêche l’existence d’un nombre infini de mondes [30] ».

2’) Les intermondes

Entre ces différents mondes répartis dans l’espace infini, on rencontre les intermondes (métacosmia). Leur fin est de servir de demeures aux dieux et de lieu de création aux nouveaux mondes. Ces intermondes ne sont ni des mondes, ni du vide. En effet, ils ont pour but de donner naissance à d’autres mondes : « Un monde naît lorsque les semences convenables s’agglomèrent venant d’un simple monde, d’un intermonde ou de plusieurs mondes ; petit à petit elles forment des conglomérats, des articulations et provoquent des déplacements et reçoivent des flux de matière convenbale jusqu’à une période d’achè­vement et de stabilité, ce monde dure jusqu’à ce que ses fondements demeurent ca­pables de recevoir des apports [31] ».

3) Conclusion

a) Une philosophie de la nature vouée à la postérité

« Je me souviens qu’étant adolescent, un jour, à Romorantin, dans une masure que nous avions, sous une treille verte pénétrée d’air et de lumière, j’avisai sur une planche un livre, le seul livre qu’il y eût dans la maison, Lucrèce, De natura rerum […] J’ouvris le livre. Il pouvait être environ midi dans ce moment-là. Quelques instants après, je ne voyais plus rien, j’étais submergé par le poète ; […] et le soir, quand le soleil se coucha et uand les troupeaux rentrèrent à l’étable, j’étais encore à la même place, lisant le livre immense [32] ». Qui parle ainsi ? Un homme du siècle dernier : Victor Hugo. Certes, il n’est pas philosophe, mais combien il a pensé notre monde. Or, pour le grand homme de lettres français, Lucrèce est sans rival, trônant au-dessus de tous : « Montaigne, Herder, Kant en détresse / Hegel sombre, et là-bas cette cime, Lucrèce [33] ». L’épicurisme n’est donc pas sans jouir encore de quelque prestige et présenter quelque actualité philoso­phique. [34]

Épicure comme les Stoïciens ont élaboré une philosophie de la nature à visée essen­tiellement pratique. Mais diversement. Prenons l’exemple du temps. Pour le stoïcisme, nous l’avons vu, le temps, incorporel, tisse l’essence des êtres, des choses, car « c’est dans le temps que toutes choses se meuvent et existent [35]« et plus encore, car il est l’expression du Logos, de la Providence divine gouvernant toutes choses ; aussi aimer le Temps qui nous fait, c’est consentir à notre être.

En revanche, pour l’épicurisme, le temps est parfaitement extrinsèque à l’être : le propre du sage n’est pas de se soumettre au temps, mais de s’y soustraire, et cela en faisant appel au souvenir d’un autre temps. Si le sage épicurien est heureux, même dans le tau­reau de Phalaris, c’est qu’il se souvient d’une félicité passée et il lui suffit d’avoir été un jour heureux dans sa vie ; si le sage stoïcien est heureux dans le même instrument de torture, c’est qu’il vit non pas dans le passé, mais dans le présent, en s’intégrant à l’har­monie universelle, en sympathisant avec elle. Le sage épicurien vit seul au monde, dans un temps qui ne le touche pas ; le sage stoïcien vit attaché au monde dont il est le ci­toyen, dans un temps qui le traverse de part en part comme l’expression de Dieu. Au fond, le disciple d’Épicure trouve l’ataraxie en se détachant de la Nature, alors que le Stoïcien trouve la même ataraxie en « vivant en accord avec la Nature [36]« qui est Dieu.

b) Une science vouée à la postérité ?

Catherine Larrère note que l’épicurisme est « le seul des systèmes de l’Antiquité qui sera utile à la science moderne [37] ». Michel Serres fait remonter l’apparition de la science à Lucrèce [38]. Il part de l’opinion dominante selon laquelle la physique atomique grecque est philosophie voire poésie. Notamment parce qu’elle est fondée sur l’hypo­thèse absurde du clinamen que rien ne peut justifier en mécanique. L’hypothèse de Serres est contraire : cette physique atomique est déjà une science.

En effet, la critique du clinamen n’a de sens que dans le cadre global d’une physique des solides qui est la référence spontanée, puisque le moment inaugural galiléen s’ins­crit dans ce cadre. Or, le clinamen est compris par Lucrèce au sein d’une dynamique des fluides et dans le cadre d’une mathématique différentielle.

Alors, le clinamen devient l’équivalent d’une différentielle, d’une fluxion, comme un écart angulaire infiniment petit. Or, qui niera la présence de ce phénomène dans un écoulement liquidien ?

Pascal Ide

[1] Cf. Joseph Moreau, L’âme du monde de Platon aux stoïciens, Paris, Les Belles Lettres, 1939. Samuel Sambursky, Physics of the Stoics, New York, MacMillan Company, 1959. La source clé demeure toujours Hans von Arnim, Stoïcorum veterum fragmenta, Leibzig, Teubner, 1903-1905, 3 volumes. Diogène Laërce, Dix livres sur les vies et les sentences des philosophes illustres, L. VII (consacré au stoïcisme).

[2] Dix livres sur les vies et les sentences des philosophes illustres, L. VII, 40.

[3] Diogène Laërce, Dix livres sur les vies et les sentences des philosophes illustres, L. VII, 148.

[4] Ibid., L. VII, 137.

[5] Marc-Aurèle, Pensées, IV, 23.

[6] Stobée, Éclogarum physicarum et ethicarum libri duo, I, 25, 3.

[7] Nemesius, cité par Hans von Arnim, Stoïcorum veterum fragmenta, II, n° 695.

[8] Plotin, Ennéades, II, 4, 1.

[9] Sextus Empiricus, Adv. Math., VIII, 10.

[10] Emile Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Paris, Vrin, 1928, p. 19-22.

[11] Diogène Laërce, Dix livres sur les vies et les sentences des philosophes illustres, L. VII, 140.

[12] Stobée, I, 106, dans Hans von Arnim, Stoïcorum veterum fragmenta, n° 509.

[13] Dix livres sur les vies et les sentences des philosophes illustres, L. VII, 9.

[14] « l’agent et le patient sont tous deux des corps » (Aristoclès, Apud Euseb. præp. Evang., XV, dans Hans von Arnim, Stoïcorum veterum fragmenta, I, n° 98).

[15] Alexandre d’Aphrodise, Du mélange, p. 16-14, dans Hans von Arnim, Ibid., II, n° 473.

[16] Victor Goldshmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 21969, p. 217.

[17] Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques, Paris, Boivin & Cie. Editeurs, 1933. André-Jean Festugières, Epicure et ses dieux, Paris, p.u.f., 21969. Diogène Laërce, L. X (consacré à l’épicurisme). Cf. surtout Lucrèce, De la nature (De natura rerum), L. IV, Éd. et trad. Alfred Ernout, coll. « Les Belles-Lettres », Paris, Association Guillaume Budé, 1924, 2 tomes, repris en 1947.

[18] Lucrèce, De la nature, II, v. 1044-1047.

[19] De la nature des dieux, I, xxvi, 73.

[20] Ibid., I, v. 62-79.

[21] Diogène Laërce, Dix livres sur les vies et les sentences des philosophes illustres, L. X, 142.

[22] Ibid., L. X, 80.

[23] Ibid., L. X, 85-86.

[24] Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 925, 10, dans Jean-Paul Dumont (éd.), Les présocratiques, p. 736.

[25] Ibid., L. X, 43.

[26] Ibid., L. X, 42.

[27] Sextus Empiricus, Adv. math., X, 219, trad. Solovine (Us., 294).

[28] Lucrèce, De la nature, I, v. 459-463.

[29] Diogène Laërce, Dix livres sur les vies et les sentences des philosophes illustres, L. X, 88.

[30] Ibid., L. X, 45.

[31] Ibid., L. X, 89. Epicure s’intéresse aussi aux phénomènes célestes (les météora), mais sans originalité.

[32] Victor Hugo, William Shakespeare, in Œuvres complètes, Éd. Massin, tome XII, p. 202.

[33] Id., Religions et religion, in Œuvres complètes, tome XIV, p. 773.

[34] Pour le détail, cf. Jean-François Marquet, « Victor Hugo et l’infiniment petit », Miroirs de l’identité. La littérature hantée par la philosophie, coll. « Savoir Lettres », Paris, Hermann, 1996, chap. 4, p. 73-102.

[35] Hans von Arnim, Stoïcorum veterum fragmenta, Teubner, 1903-1905, 3 volumes, II, n° 509.

[36] Stobée, Éclogarum physicarum et ethicarum libri duo, II, 132.

[37] Catherine Larrère, art. « Nature », in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dir. Monique Canto-Sperber, Paris, puf, 1996, p. 1024 à 1031, ci p. 1026.

[38] La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences, coll. « Critique », Paris, Minuit, 1977.

23.3.2021
 

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