1) Objet
Dans un passionnant ouvrage, le psychiatre bien connu Christophe André et la psychologue Rébecca Shankland affrontent un sujet peu traité par leur discipline, du moins sur le continent [1]. Leur thèse se dessine en plein et en creux. En plein, elle affirme que la vie plénière (heureuse) réside dans l’interdépendance ou le lien. En creux, elle critique la thèse majoritaire selon laquelle le bonheur réside dans l’indépendance (solitaire). En fait, mais cela apparaît moins clairement dans l’exposé, les auteurs cheminent entre deux fausses conceptions qui sont opposées : l’excès d’indépendance et l’excès de dépendance. Aussi, leur thèse est-elle plus fine : elle consiste à tisser ensemble indépendance et dépendance, ou plutôt interdépendance.
2) Perspective
La perspective est d’abord psychologique. Les auteurs sont particulièrement sensibles à la psychologie positive, qui est aussi expérimentale. Ils établissent ainsi leur thèse en faisant appel à de nombreuses études.
La perspective est aussi pratique. C’est l’un des mérites des ouvrages des deux auteurs : ils ne cherchent pas seulement à donner des moyens thérapeutiques, ils s’adressent à M. Toutlemonde, à la psychologie de l’homme « bien portant » et transforment ainsi des remèdes, des règles thérapeutiques en conseils humains, éthiques, voire en chemins vertueux.
La perspective est enfin pédagogique. Tel est sans doute l’apport spécifique de Rébecca Shankland : la sensibilité à l’éducation des enfants. Ainsi, l’ouvrage offre de précieuses ouvertures pédagogiques.
3) Intérêt
L’ouvrage présente de multiples intérêts pratiques : pour la connaissance de soi, l’estime de soi, la relation à autrui, l’éducation des enfants, les relations familiales, amicales et professionnelles, voire l’engagement sociétal, etc.
Il présente aussi de grands intérêts théoriques, d’ordre philosophique. D’abord, il valide des thèses de philosophie morale sur l’articulation entre autonomie et ouverture à autrui. Ensuite, il confirme scientifiquement certaines thèses de grande portée formulées par la métaphysique de l’amour-don. Voire, il les précise sur cetains points.
4) Plan
L’ouvrage dont nous dirons qu’il n’est pas très bien construit dans le détail est relativement articulé dans l’ordonnancement de ses quatre longs chapitres. En effet, à leur insu, ceux-ci parcourent les trois moments du don personnel, la réception (don 1), l’appropriation (don 2) et la donation (don 3) :
- a) De l’attachement (don 1) à l’autonomie (don 2) (chap. 1)
- b) De l’autonomie (don 2) à la relation ou l’interdépendance (don 3) :
1’) La fin : exposé de ce passage (chap. 2)
2’) Les moyens : les conditions préalables (chap. 3) ; les moyens proprement dits (chap. 4).
5) Évaluation positive
L’ouvrage est passionnant par son contenu. Ainsi que nous l’avons vu, en traitant de la relation, il parle au fond de la dynamique du don. En s’opposant à l’individualisme, il brise le mythe de la centration sur soi comme unique cause de bonheur. Mais il ne sombre pas réactivement dans une apologie unilatérale du lien. En articulant l’autonomie à l’interdépendance, il valorise autant l’unité que l’ouverture, la relation à soi que la relation à autrui.
L’ouvrage est aussi passionnant par les multiples applications à la vie du couple, à l’éducation. Ce qui existait peu dans les ouvrages antérieurs de Christophe André, sans doute marqué par sa formation de psychiatre, plus centrés sur l’individu (en relation). Les auteurs ne se contentent pas de proposer une fine étude des signes et des causes des dysfonctionnements, mais offre un certain nombre de moyens ou de remèdes pour bien vivre le lien, c’est-à-dire articuler indépendance et interdépendance.
Enfin, l’ouvrage est surtout passionnant par la synthèse qu’il propose de multiples études scientifiques dont nous avons fait notre miel. Elles constituent autant de confirmations, voire de précisions, d’une anthropologie et d’une éthique (voire d’une pédagogie) de l’amour-don.
6) Évaluation critique
a) Le style
Le style de l’ouvrage est moins fluide que les autres livres auxquels Christophe André nous a habitués. Les expériences sont rapportées de manière plus sèche et moins narrative, plus générale et moins concrète. De plus, l’expression est moins rigoureuse, les concepts sont moins précis, l’ordre est plus brouillon, l’exposé plus répétitif.
b) La thèse
La thèse (l’objet matériel) aurait grandement gagné si les auteurs avaient disposé non pas du dipôle dépendance-indépendance, mais avaient convoqué la distinction tripartite : dépendance-indépendance-interdépendance, afin de distinguer de deux formes de dépendance : négative, toxique, régressive, la dépendance proprement dite (si bien nommée) ; positive, humanisante, l’interdépendance.
En fait, idéalement, il serait bon de disposer de deux couples de notions pour désigner l’indépendance bonne (positive, saine, vertueuse, humanisante) ou mauvaise (négative, pathologique, vicieuse, aliénante), et l’interdépendance elle-même bonne (vertueuse) ou mauvaise (vicieuse). Par exemple :
|
Relation à soi |
Relation à l’autre |
Positive |
Autonomie |
Interdépendance |
Négative |
Indépendance |
Dépendance |
c) La perspective
L’objet formel lui-même souffre d’un a priori inexplicité : l’utilitarisme implicite des théories psychologiques d’aujourd’hui. En effet, l’interdépendance est mesurée au bienfait ressenti par la personne qui entre en lien. Or, du point de vue éthique, la relation est humanisante quand elle se mesure non pas au bien de la personne qui noue le lien, mais au bien de la personne qui bénéficie de ce lien, c’est-à-dire d’autrui. Autrement dit, l’acte est éthique s’il est mesuré par la norme personnaliste et non point par la norme utilitariste. Donc, tout le livre est sous l’emprise invue de la norme utilitariste : est bon ce qui me fait du bien.
Quoi qu’il en soit, ces limites ne nuisent pas aux apports multiples et très enrichissants de l’ouvrage. Nous allons en bénéficier dans la longue étude qui va paraître maintenant sur le site en différentes parties : « Dépendance, indépendance et interdépendance en psychologie. Le secret de la communion ».
Pascal Ide
[1] Cf. Rébecca Shankland et Christophe André, Ces liens qui nous font vivre. Éloge de l’interdépendance, Paris, Odile Jacob, 2020.