Entre attrait et don. L’amour dans le Banquet de Platon

Platon, on le sait, a consacré un discours entier à l’amour [1]. Presque innombrables sont les commentaires de cette œuvre [2], et notamment du discours de Socrate (incluant le mythe de Diotime). Nous ne retiendrons que quelques éléments intéressant notre perspective, à savoir l’amour-don [3]. Nous défendrons que Platon-Socrate a pressenti génialement quelque chose de la distinction décisive entre les deux figures de l’amour, l’amour-attrait et l’amour-don (1). Toutefois, il la résorbe dans la première (2), malgré les difficultés que l’on peut opposer à cette affirmation (3), ce que confirme la dernière partie du discours (4).

 

  1. Par certains côtés, toute la signification philosophique du Banquet, mais, plus encore, de l’amour, se concentre dans la question qui ouvre la magistrale déconstruction que Socrate va opérer du brillant discours d’Agathon le bien-nommé : « L’amour est-il amour de rien ? ou bien de quelque chose [4]? » En effet, l’amour-attrait est essentiellement finalisé par le bien, donc vers « quelque chose », alors que l’amour-don est essentiellement extatique, sortie de soi pour « rien ». Dès l’aurore de la pensée, dès le premier discours sur l’amour, la question est posée : l’amour précède-t-il ou non son objet ? Quelle acuité sapientielle dénote une telle interrogation ! Il n’y va pas de la seule différence entre métaphysique et phénoménologie, mais de l’être même de l’amour. Certes, Socrate ne perçoit pas toute la portée de sa question et ne peut anticiper ce que le christianisme révèlera sur l’agapè. Assurément aussi, sa maïeutique invite Agathon à reconnaître que son discours est d’autant plus riche en mots que sa pensée est indigente en concepts. Briller n’est pas illuminer. Mais Socrate ne désapprend que pour apprendre.

D’ailleurs, pour une fois, le philosophe ne se contente pas de conduire ses interlocuteurs à l’ignorance, porte du savoir, mais, par le biais de la prêtresse de Mantinée, nous instruit sur l’amour. En effet, Socrate ne sait rien « si ce n’est pas choses d’amour [5] ». Mais même ces « choses », il ne les sait que par dotation. Et telle est la deuxième leçon du Banquet, toujours selon notre perspective : sur l’amour, on ne peut que transmettre, c’est-à-dire vivre de la logique même du don qui consiste à recevoir, s’approprier et (re)donner. Ainsi, l’in actu signato de la pensée trouve sa crédibilité dans l’in actu exercito de la vie : non seulement on ne saurait séparer ce qui est éprouvé de ce qui est intelligé, mais le premier précède sa thématisation.

Selon le mythe de Diotime que transmet Socrate, Éros est fils de Poros et Penia. Léon Robin a voulu traduire ces deux noms, proposant « Ressource » pour Poros et « Pauvreté » pour Penia. Ce qu’il gagne en clarté, il le perd en richesse et concrétude de sens. Mais peut-on rendre en français ces deux vocables ? Poros signifie en son premier sens « voie d’eau », « passage », « canal ». Or, ceux-ci servent au transport des marchandises. Aussi les termes de la même famille appartiennent-ils au vocabulaire marchand et à la transition. C’est ainsi que poreia désigne le « passage ». En une signification encore plus large, Poros a donc pour mission de « tisser des médiations [6] ». Elle est donc « ressource », comme l’affirme le grand helléniste Robin, à condition qu’on y entendre résonner toute la polysémie concrète que l’on vient d’esquisser. Inversement, l’a-poria, qui a donné le français (c’est un décalque) « aporie » désigne la difficulté, c’est-à-dire l’absence de passage (vers la solution). Le sens de Penia est plus aisé à cerner. Penia signifie l’« indigence », la pauvreté privée de ressources et, pour cela, toujours en chemin. Voilà pourquoi elle cherche à « se faire faire un enfant [7] ».

Or, là encore, cette double ascendance de l’amour – fils de Poros et Penia – ne dit-elle pas quelque chose de l’ambivalence essentielle de l’amour ? Voire, Platon aurait-il surmonté – ou du moins ébauché un dépassement de – la difficulté considérable qu’elle pose ? En effet, en tant que sa mère est Penia, l’amour est toujours pauvre et pauvreté en chemin, mais en tant que son père est Poros, générosité débordante, l’amour engendre. Plus encore, inconnu des mythes traditionnels, Poros est lui-même enfant de Métis ; or, Métis est la pensée première [8] ; voilà pourquoi, ayant hérité de sa grand-mère, Métis est philosophe : « Éros passe sa vie à philosopher [philosophôn dia pantos tou biou] [9] ». Plus encore, toute en habileté, Métis est une source inépuisable d’inventions, de moyens (méchanè) pour se tirer d’affaire, inspirant le « rusé Ulysse ». Voilà pourquoi Éros est « sans cesse en train de tramer quelque ruse ». Or, qui dit source constamment créatrice dit don jaillissant ; qui dit ruse ou jeu dit activité désintéressé. À l’instar de métis, Éros ne participerait-il pas à la gratuite auto-donation ?

 

  1. Toutefois, dans le discours c’est la pauvreté qui domine. Cette créativité sans limites est enrôlée dans la recherche du Beau qui pourra enfin combler toute aspiration. De même la virilité, la véhémence, voire la violence du désir qu’Éros tient de son père Poros – Platon la qualifie de deinos, « terrible », « redoutable » – est entièrement mise au service de la captation de sa proie [10]. Cet amour va-nu-pied (« couchant par terre et à la dure, dormant à la belle étoile [11]»), enfant de bohëme, n’est jamais en repos, parce qu’il n’est pas communication de soi.

Voilà pourquoi, avec conséquence, Platon se refuse de diviniser l’Amour. « Comme toi, Agathon, quand j’étais jeune, […], comme tout le monde, je pensais que l’Amour était un dieu [12] ». Éros, pour les Grecs, est un dieu et même l’un des plus anciens, puisque, selon Hésiode, il est proche du Chaos [13]. De fait, c’est ce qu’affirment clairement tous les participants au Banquet [14] – sauf Diotime, qui est elle-même la porte-parole de Platon. L’une des finalités du discours est de montrer que, tout au contraire, l’amour n’est pas dieu, mais daimon, et un « grand démon ». Or, le daimon est un demi-dieu, intermédiaire entre le divin et le non-divin, l’immortel et le mortel – et intermédiaire actif, autrement dit, médiateur, permettant le passage, la montée de l’homme vers le divin. Mais la raison de fond est ailleurs et tient à l’essence de l’amour. Pour un Grec, l’amour est l’acte de celui qui tend vers son accomplissement, non de celui qui est accompli. Tout au contraire, « Dieu, s’il est vraiment Dieu, n’a besoin de rien [15] ». Au sommet de sa Métaphysique, Aristote lui-même fera de Dieu celui qui est aimé, mais non celui qui aime, celui qui meut le monde non pas en l’aimant, mais en étant aimé de lui comme cause finale ultime [16]. Tant que l’amour est conçu comme une tension ou un attrait, il ne peut s’attribuer en propre à Dieu. Pour ne déroger ni à la nature de Dieu parfait, donc auto-suffisant, ni à la nature de l’amour qui est perfection, celui-ci devra radicalement changer de chiffre, donc se révéler tout autrement. Assurément, Platon a voulu montrer, par le mythe de Diotime, que l’amour n’est pas celui que l’on célèbre, mais c’est au prix fort : en dédivinisant l’amour. C’est en changeant de nom et surtout de nature que l’Éros pourra à nouveau prétendre à la divinité.

Pascal Ide

[1] Sur l’amour chez Platon en général, l’étude ancienne de Léon Robin demeure pertinente (La théorie platonicienne de l’amour, Paris, Félix Alcan, 1933, Paris, p.u.f., 1964).

[2] Cf., notamment, Jean-François Mattéi, « Le symbole de l’Amour dans le Banquet de Platon », Rémi Brague et Jean-François Courtine (éds.), Herméneutique et ontologie. Hommage à Pierre Aubenque, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1990, p. 55-77 ; « Eros : le mythe de l’amour », dans Platon et le miroir du mythe. De l’âge d’or à l’Atlantide, coll. « Thémis Philosophie », Paris, p.u.f., 1996, chap. x, p. 283-306.

[3] Entre autres études, je me suis aidé de celle d’une lectrice aussi compétente qu’assidue de ce dialogue : Marie-Claire Galpérine, Lecture du Banquet de Platon, Lagrasse, Verdier, 1996.

[4] Le Banquet, 199 d.

[5] Le Banquet, 177 d.

[6] Marie-Claire Galpérine, Lecture du Banquet de Platon, p. 8-9.

[7] Le Banquet, 203 b.

[8] Cf. Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence ou la Métis des Grecs, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1974.

[9] Le Banquet, 203 d.

[10] Le Banquet, 203 d.

[11] Le Banquet, 203 d.

[12] Le Banquet, 201 e.

[13] Hésiode, Théogonie, v. 120.

[14] Cf. Le Banquet, 202 b. cf. 179 c-d. L’amant est « chose plus divine que l’aimé » (Le Banquet, 180 b). Etc.

[15] Euripide, Héraclès, v. 1345.

[16] Cf. Métaphysique, Lambda, 7, 1072 b 3.

8.7.2022
 

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