Éloge de l’oral. Ou pourquoi un professeur ne doit pas lire son cours

Pourquoi décroche-t-on si facilement lorsqu’un professeur lit son cours, un conférencier lit son papier lors d’un colloque, un prêtre lit son homélie à la messe dominicale ? Voici l’avertissement qui était placé au début d’une édition de cours donnés aux normaliens… en 1801 :

 

« Les professeurs aux Écoles normales ont pris avec les Représentants du Peuple et entr’eux, l’engagement de ne point lire ou débiter de mémoire des discours écrits. Ils parleront : leurs idées sont préparées, leurs discours ne le seront point. Ni une science ni un art ne peuvent être improvisés ; mais la parole, pour en rendre compte, peut l’être : ils ont pensé qu’elle devrait l’être ; en ce sens, tous improviseront. C’est donc ce qu’ils auront dit en improvisant, qui sera recueilli par des sténographes, et publié par l’impression. On comprend que la justice la plus commune demande que des discours faits ainsi ne soient point jugés comme des discours écrits avec soin dans un cabinet. Un cours sera une série de conversations, et la meilleure conversation, lorsqu’on l’imprime, ne peut pas, pour le style, valoir un bon livre. La parole va et vient, pour ainsi dire, dans un sujet : elle se coupe au milieu d’une phrase, pour faire à cette phrase un commencement qui vaudra mieux et plus droit à la fin de l’idée. Après avoir essayé une expression, elle en essaie une autre ; elle ne peut pas effacer ce qu’elle vient de dire, mais elle le corrige en disant la même chose d’une autre manière. Tout cela ne peut pas faire de bons discours, mais tout cela est peut-être nécessaire pour faire de bonnes démonstrations et de bons cours [1] ».

 

Ce texte remarquable [2], que tous les enseignants, conférenciers et prédicateurs devraient lire et relire, fait l’éloge de l’oral contre la tentation de lecture d’un texte écrit. La thèse n’est pas descriptive, mais prescriptive : « la parole, pour en rendre compte, peut l’être : ils ont pensé qu’elle devrait l’être ».

Chemin faisant, il écarte les trois objections les plus courantes. La première est qu’oralité rime avec improvisé, donc désordonné. L’auteur de ces lignes répond en distinguant l’idée de la lettre : « leurs idées sont préparées, leurs discours ne le seront point ». La deuxième est que le cours mérite d’être publié, ne serait-ce que pour aider l’étudiant ; mais les paroles volent, alors que les écrits restent. L’avertissement rétorque que la parole ne sera pas volée, mais saisie au vol « par des sténographes, et publié[e] par l’impression ». Enfin, l’oral n’est pas l’écrit : « la meilleure conversation, lorsqu’on l’imprime, ne peut pas, pour le style, valoir un bon livre ». Et d’en donner un signe parlant : il n’est pas rare que l’enseignant n’achève pas une phrase, lui en préfère une autre, tâtonne, procède par essai et erreur. La solution de la difficulté joue heureusement sur les mots : « Tout cela ne peut pas faire de bons discours, mais […] de bons cours ». Mais bon mot ne vaut pas bonne raison.

Ainsi, le lecteur (sic !) reste sur sa faim face à cette dernière réponse. Car il manque la raison qui est identiquement l’explication profonde de cette bonne parole (ce que signifie étymologiquement « éloge » ou « eulogie »). Pourquoi donc un cours se doit-il d’être un podcast et non pas la lecture d’un texte préparé pour l’impression ? Un cours, une conférence, une homélie, etc., sont un verbe pas seulement adressé (l’écrit l’est aussi), mais communiqué. Autrement dit, ces actes mettent en relation des personnes, en l’occurrence, celle d’un enseignant et celles d’un public enseigné. Or, entre personnes présentes, la médiation du savoir se fait par la parole et non pas d’abord par l’écrit : il y a une proportion intime entre l’intelligence du donateur et l’intelligence du receveur qui passe par le sens de l’audition, le rythme ralenti (vis-à-vis de la lecture) et la simplicification de toute improvisation orale (là encore vis-à-vis du texte rédigé ou récité par cœur comme il a été rédigé). Disons-le d’une autre manière : toute communication vit d’une présence la plus immédiate possible entre les personnes ; or, la parole est la médiation vicariante, transparente, de cet échange de dons ; mais le texte est la traduction écrite de cette parole orale ; donc, il interpose un intermédiaire qui opacifie le lien, se transforme en obstacle et se double, de manière hautement significative, par la table, le pupitre ou l’ambon.

Il ne s’agit bien entendu pas de faire le procès de l’écrit, mais d’en situer la mission. D’un mot, l’oralité répond à la loi de proportion qui régit toute communication, toute transmission, alors que l’écrit, lui, répond au besoin de fixité et de stabilité dans le temps.

Et c’est ici que s’éclaire ce signe par excellence de l’oralité qu’est la phrase interrompue et reprise, à l’opposé même de ces phrases fluides, caractéristiques de l’écrit – donc que peut s’éclairer la troisième difficulté. Paradoxalement, le flux vivant de la communication a besoin de ce heurt, que lisse la trop grande perfection de ce qui est rédigé. Cette hantise de celui qui s’écoute ou, pire, relit la transcription de sa prise de parole (ah ! ces balbutiements ! ces phrases sans verbe ! ces répétitions insipides !) fait au contraire la joie, la consolation et l’aide de l’étudiant : d’abord, parce que l’itération ralentit le rythme et facilite la prise de notes ; ensuite, parce qu’il sait qu’en bégayant, l’enseignant cherche à toujours mieux se proportionner à lui, son récepteur ; enfin, mais le plus souvent à l’insu des deux, parce qu’ici se dit et se vit le souffle créatif d’une parole qui s’enrichit même du silence attentif ou plus distrait de l’étudiant et qui s’incline, se simplifie et se transforme toujours plus dans son service de la vérité.

Pascal Ide

[1] Avertissement placé au début du premier volume de l’édition de 1801 des cours données aux normaliens de l’an III. Cité par Jean-Marc Lévy-Leblond, De la matière relativiste, quantique, interactive. Collège de la Cité des sciences et de l’industrie 2004, Paris, Seuil, 2006, p. 10.

[2] Écrit dans cette langue admirable dont notre littérature, même philosophique et scientifique a eu le secret jusqu’à ce que, voici un demi-siècle, la fascination pour l’Allemagne et le triomphe de la déconstruction aient entraîné (au moins en philosophie) à privilégier le jargon. Mais cela est un autre sujet…

12.1.2024
 

Comments are closed.