Dire « non » à l’enfant (et à quiconque) peut être un acte d’amour

L’ouvrage, justement célèbre, De l’enfant Roi à l’enfant Tyran [1], affirme une thèse à double face. La face sombre est que l’éducation positive fondée sur la seule bienveillance et le refus de la sanction est désirable, voire nécessaire, mais insuffisante, car elle est uniquement horizontale et se refuse ingénument à toute frustration (Françoise Dolto était la référence explicitement visée ; on pourrait ajouter aujourd’hui un usage mal éclairé de la CNV). La face lumineuse est que l’éducation parentale doit réinjecter de la verticalité, c’est-à-dire de l’autorité, ce qui se traduit, du côté de l’enfant, dans la nécessité de consentir à la frustration, du côté du parent, de gérer toute sa culpabilité (actuelle) d’être un parent qui ose dire « non » et du côté de la relation qu’elle passe nécessairement par des phases de conflit.

Cette présentation plus théorique dissimule la démarche de l’auteur, psychologue clinicien et thérapeute, qui, elle, est médicale, et donc adopte les trois étapes qui sont aussi celles de l’Action catholique : les signes ou voir (notamment le précieux chap. 1 qui offre un heureux tableau « clinique » des multiples manifestations, parfois subtiles, par lesquelles l’enfant prend le pouvoir) ; les causes ou juger, c’est-à-dire comprendre (l’auteur montre comment l’enfant devient un tyran en parcourant les différents stades de sa psychogenèse ; le plus passionnant qui est aussi éminemment pratique est que l’exigence tyrannique se met en place dès « Sa Majesté les couches »…) ; les remèdes ou agir (qui, de manière systémique, inclut autant l’enfant que les parents).

Si le livre, toujours d’actualité, est à conseiller vivement à tous les parents et à tous les éducateurs, je me permettrai de remettre en question seulement une affirmation, mais qui est centrale pour l’auteur : « Il ne s’agit pas d’amour, mais d’éducation [2] ».

D’abord, le contexte montre que cette assertion est réactive et donc aussi partiale et erronée que la contre-affirmation à laquelle elle s’oppose. En effet, Didier Pleux s’oppose à la parole, de fait insuffisante, d’un père : « Un père doit être aimant, pas un dictateur ».

Ensuite et surtout, seule une conception naïvement romantique de l’amour-attrait l’identifie au « oui » du toujours plus proche, toujours plus même. Mais une conception plénière de l’amour se fonde d’abord sur l’altérité, donc sur l’affirmation que « tu » n’est pas « je », sur fond d’un « il » qui est la vérité du bien. L’amour, en l’occurrence l’amour-don, introduit donc un triple « non » : « non » à l’identification fusionnelle à l’autre ; « non » à l’anormativité, toujours préparatoire de la transgression manipulatrice et toxique (accomplie ou subie) ; « non » à une histoire sans histoires, sans failles ni crises. Observons d’ailleurs, au nom (!) de la règle de double négation équivalant à une affirmation, que ces trois « non » sont des refus d’une destruction, c’est-à-dire d’une négation, donc s’égalent à un « oui » : le non à la fusion, donc à la fission est un « oui » à la communion ; le « non » à l’au-delà du bien et du mal est un « oui » à l’affirmation de l’horizon indépassable de toute relation, le juste, le vrai et le bien ; le « non » au récit faussement lisse (et réellement lissé) est un « oui » à une histoire dramatique (ce qui ne veut surtout pas dire tragique), riche de nouveauté imprévisible et surtout de fécondité.

Enfin, le chrétien se rappelle cette parole de Jésus : « Que votre parole soit “oui”, si c’est “oui”, “non”, si c’est “non”. Ce qui est en plus vient du Mauvais » (Mt 5,37). Or, le Fils bien-aimé n’étant qu’amour de son Père et des hommes, ce “non” est donc encore une expression de l’Amour. Même si l’Apôtre demande : « le Christ Jésus, que nous avons annoncé parmi vous, Silvain et Timothée, avec moi, n’a pas été “oui” et “non”, il n’a été que “oui” [Amen] » (2 Co 1,19), il parle ici de l’attachement inconditionnel au Sauveur ; mais si toute la loi se résume dans le commandement : « Évite le mal, fais ce qui est bien » (Ps 34[33],15), le “oui” au bien s’accompagne nécessairement du “non” à son contraire qu’est le péché. Cultivons aussi la dévotion au saint “non” de Jésus !

Pascal Ide

[1] Didier Pleux, De l’enfant Roi à l’enfant Tyran, Paris, Odile Jacob, 2002, 22020.

[2] Ibid., p. 225. « J’entends toujours le même discours [sous-entendu erroné] : seul l’amour construit » (Ibid., p. 279).

20.11.2023
 

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