Dieu se transforme en l’homme (saint Jean de la Croix)

Le chrétien est appelé à rien moins qu’à la divinisation (2 P 1,4). Mais il ne devient Dieu seulement parce que Dieu, lui, le premier, a consenti à devenir homme (cf. Jn 1,14). Nous ne devenons théomorphe que parce que, en Jésus, Dieu est anthropomorphe.

Saint Jean de la Croix a composé neuf romances dans le cachot de Tolède, le plus vraisemblablement au début de son incarcération, dans le temps de l’Avent et de Noël 1577. Et ces textes « révèlent des options théologiques structurantes de toute la pensée de l’auteur [1] ». Or, tout en décrivant de manière libre, tant la vie immanente de Dieu que son économie, ces poèmes proposent une théologie de la transformation d’amour. Cela apparaît de manière particulièrement limpide dans la Romance 7 où le Docteur mystique imagine le dialogue du Père et du Fils précédant et préparant l’Incarnation. En effet, le Père demande au Fils de sauver l’humanité, qui est son épouse depuis la création et pour cela, de prendre une chair qui le rende semblable à son épouse. Or, la raison avancée est la loi de transformation :

 

« Dans les amours parfaites

Cette loi était nécessaire [esta ley se requeria],

Que devienne semblable

L’amant à celle qu’il aimait [el amante a quien queria],

Car la ressemblance plus grande

Plus de joie contenait [2] ».

 

La raison réside donc bien dans l’assimilation de l’aimant par l’aimé. Et, loin d’être contingente, cette raison est une « loi » et une loi « nécessaire ». Mais peut-on parler de nécessité en amour ? Voire, toute action divine ad extra (c’est-à-dire économique) n’est-elle pas gratuite, donc contingente ? En effet, Saint Jean de la Croix prend bien soin de noter qu’il parle des « amours parfaites », car l’on ne peut appliquer analogiquement à Dieu une notion que parce qu’elle est parfaite. Or, est parfait ce qui est achevé selon sa nature, donc ce qui est adéquat à ce qu’il est appelé à être. Si l’acte d’amour (en l’occurrence l’Incarnation rédemptrice) est contingent, en revanche, une fois posé, il est « nécessaire » conditionnellement (c’est-à-dire sous condition qu’il soit posé) d’être conforme à sa perfection, et celle-ci demande la transformation de l’aimant dans l’aimé. D’ailleurs, le castillan permet un heureux jeu de mots entre la nécessité – se requeria, « était requis » – et l’amour – queria, « aimait » ou « voulait ».

Le carme espagnol ajoute d’ailleurs, sans la développer, une raison à cette loi nécessaire : une plus grande joie (« Plus de joie contenait »). Or, si la joie signe la présence d’un bien, le « plus » exprime un excessus. Ainsi, la loi de transformation s’enracine dans la méta-loi du surcroît (divin).

Cette assimilation de l’aimant à l’aimé s’enracine dans une anthropologie d’origine sans doute platonicienne, mais aussi et surtout expérimentale où, pour Jean, l’« objet » aimé joue à l’égard de la puissance, et aussi de l’âme, voire de la personne, le même rôle que celui que joue l’âme à l’égard du corps, c’est-à-dire un rôle informant, déterminant au sens le plus radical. Paul Claudel a retrouvé quelque chose de cette intuition en développant, à partir de la pseudo-étymologie de connaissance, une épistémologie centrée sur la (co-)naissance du connu dans le connaissant, c’est-à-dire d’une assimilation du connaissant par ce qu’il connaît [3].

Pascal Ide

[1] Dominique Poirot, dans saint Jean de la Croix, Œuvres complètes, trad. Mère Marie du Saint-Sacrement, Paris, Le Cerf, 1990, p. 155, note 1.

[2] Ibid., p. 171-173. Comporte l’original espagnol en vis-à-vis, p. 170 et 172.

[3] Paul Claudel, « Traité de la co-naissance au monde et de soi-même », Art poétique, dans Œuvre poétique, Jacques Petit éd., coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1967, p. 149-204.

15.11.2024
 

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