Dépendance, indépendance et interdépendance en psychologie. Le secret de la communion 2/7

C) L’indépendance ou la juste relation à soi

1) L’autonomie

a) Nature de l’autonomie

Pendant trente années de recherche, Edward Deci, professeur de psychologie à l’Université de Rochester, et Richard Ryan, professeur de psychologie à l’Université catholique de Sydney, ont élaboré une théorie de l’autodétermination [1]. Ils se sont rendu compte que l’autonomie consitutait un besoin psychologique fondamental.

Or, pour les chercheurs, l’autonomie se réfracte en trois besoins :

– l’autonomie proprement dite, c’est-à-dire la capacité d’être l’origine de ses choix ;

– la compétence, c’est-à-dire la capacité d’agir sur son environnement et réaliser les tâches qui nous incombent au quotidien, sans être soumis à l’arbitraire du hasard ou du pouvoir d’autres personnes ;

– le lien social, c’est-à-dire la capacité d’être intégré à un groupe où l’on se sent accepté et apprécié.

Le deuxième point est important : un pouvoir seulement intérieur ne suffit pas ; encore faut-il éprouver en dehors de soi cette autonomie dans les situations extérieures du quotidien.

La conséquence pédagogique est d’importance. Aider l’enfant à grandir en autodétermination, c’est soutenir ce triple besoin : son autonomie, ses compétences et ses liens [2].

 

L’on doit surtout à ces deux chercheurs d’avoir montré la différence entre motivation intrinsèque et motivation extrinsèque. Est-ce différent de la distinction entre motivation autonome et motivation contrôlée ? Dans le premier cas, la personne agit à partir de sa source intérieure, dans le second à partir d’une cause extérieure, comme d’une demande, d’une honte, d’un besoin de reconnaissance, d’un désir de se faire bien voir, de maintenir une haute estime de soi, etc. [3] Nous avons consacré une étude du site à ce sujet important : « Vers le changement durable » (Billet du mercredi 22 avril 2020).

b) Effet de l’autonomie

Plus d’autonomie dispose à plus de bienfaits. C’est ce qu’a montré une étude réalisée dans un centre de soins pour personnes âgées. Les chercheurs les ont réparties en deux groupes de composition aléatoire : dans le premier, les personnes ont eu le pouvoir de choisir leurs activités et les horaires ; dans le second, les soignants s’occupaient de tout au mieux, de sorte qu’elles n’avaient à se préoccuper de rien. L’on a ensuite mesuré différents paramètres : santé, éveil, mortalité. L’on pourrait s’attendre à ce que les personnes qui étaient prises en charge se sentent mieux. Quels furent les résultats ? Au bout de trois semaines, les sujets du premier groupe étaient plus actifs et plus éveillés que les sujets du second groupe. Au bout de dix-huit mois, ceux-là étaient en meilleure santé que ceux-ci. Plus encore, 15 % des personnes âgées du premier groupe étaient décédées et 30 % du second, soit deux fois moins… Or, dans le deuxième groupe, les personnes âgées ne prenaient pas de décision. Donc, la santé et la longévité sont fonction du degré d’autonomie [4].

Cette étude a été confirmée pour un groupe de résidents : plus ils sont prévenus de l’arrivée des étudiants leur rendant visite ou plus ils peuvent choisir l’horaire, plus cette visite présente des effets bénéfiques ; or, être prévenu et choisir accroît le contrôle et donc la liberté ; donc, là encore, les bienfaits sont proportionnels à l’autonomie [5]. Et les effets bénéfiques retentissent sur le long terme : même quand les visites des étudiants ont cessé, le plaisir des résidents qui avaient eu le loisir de choisir a continué à croître [6].

De ces enquêtes, l’on peut déduire une application d’importance : les techniques de gestion des émotions, comme l’autohypnose, rendent plus autonome, accroissent l’impression de contrôle sur sa propre vie. Donc, elles disposent à une meilleure santé, physique et mentale, et à une vie plus longue [7].

2) La confiance en soi

« La confiance en soi » peut se définir comme « la perception que l’on a de ses possibilités de faire face aux situations », alors que « l’estime de soi » est l’« évaluation globale de soi, c’est-à-dire l’image plus ou moins positive que l’on a de soi [8] ». Il semble que la confiance en soi, par exemple, en sa capacité d’être autonome, suppose l’estime de soi [9].

Les interactions négatives sont moins nombreuses que les positives. Toutefois, elles ont plus d’impact et nous avons tendance à nous y arrêter davantage : la remarque acide du conjoint, du collègue, etc., nous tournera dans la tête toute la journée [10]. Cette plus grande prégnance du « négatif » est souvent interprétée de manière darwinienne comme une adaptation de notre psychisme aux situations menaçantes qui a été enregistrée afin que nous puissions automatiquement nous y affronter [11]. Plus encore, par ce que la psychologie appelle effet boomerang, qui est une auto-amplification négative, nous cherchons à nous débarrasser d’une pensée associée à une émotion désagréable ; or, cette action est souvent inefficace et cette inefficacité engendre de la tristesse et de l’angoisse ; se met alors en place un cercle vicieux [12]. C’est l’une des raisons pour lesquelles la reconnaissance n’est pas spontanée et requiert de l’entraînement, notamment lorsque nous sommes dans un environnement moins gratifiant.

3) L’estime de soi

a) Observation sur son essence. La hiérarchie entre l’amour de soi à l’amour de l’autre

L’estime de soi doit-elle être subordonnée à l’amour du prochain ou le contraire ?

D’un côté, Shankland et André affirment en le soulignant : « Une bonne estime de soi représente un facteur protecteur contre les troubles anxieux et dépressifs, les addictions et la dépendance affective, car on est moins affecté par le regard des autres ou la peur du jugement [13] ».

Pourtant, des études troublantes contredisent cette affirmation. Un professeur de psychologie sociale spécialiste de l’estime de soi, Roy Baumeister, a réalisé une synthèse des études sur le sujet [14]. Et il a découvert que les programmes de développement de l’estime de soi n’avaient pas d’effet positif sur différents paramètres subjectifs comme le bien-être et objectifs comme la santé ou la qualité des relations. Or, ces paramètres expriment le bien de la personne. Donc, l’estime de soi ne semble pas contribuer au bien personnel. D’ailleurs, l’on observe l’inverse : les performances dopent l’estime de soi et non pas l’opposé. Voire, les interventions visant à accroître l’estime de soi pourraient conduire à augmenter le narcissisme.

Comment lever cette apparente contradiction ? Les études ne l’expliquent pas. Et si la réponse venait de l’articulation très particulière entre amour de soi et amour de l’autre : le premier n’est que la condition du second. Disons-le autrement : vivre pour soi et seulement pour soi, c’est-à-dire se donner à soi-même, ne rend pas heureux, mais dispose au seul bonheur qui consiste à vivre pour l’autre, c’est-à-dire se donner à l’autre.

Ainsi, nous disposons d’une preuve scientifique de la subordination de l’amour de soi à l’amour de l’autre…

b) Les moyens d’acquisition

Voici trois moyens parmi d’autres pour accroître l’amitié avec soi-même. Le premier ne fait appel qu’au sujet, les deuxième et troisième à autrui.

1’) La compassion envers soi-même

Le docteur Kristin Neff, de l’Université du Texas, a fait de la compassion envers soi-même son domaine privilégié de recherche [15].

Spontanément, nous sommes portés à penser que la bienveillance (ou la compassion) envers soi conduit à de l’auto-complaisance et de l’auto-indulgence. Tout au contraire, les études de la chercheuse américaine ont montré que cette attitude augmente le souci de l’autre. Par exemple, elle a demandé à 104 couples d’évaluer à la fois la compassion pour soi et la qualité de leurs relations intraconjugales. Or, les deux étaient corrélés positivement : plus les personnes étaient compréhensives à l’égard d’elles-mêmes, plus elles entretenaient une relation chaleureuse, affectueuse et respectueuse à l’égard de leur conjoint [16].

Et ce soin de l’autre est équilibré. 506 étudiants ont rempli un questionnaire évaluant leur compassion pour eux-mêmes. Puis ils ont dû donner un exemple de situation où leurs propres besoins rentraient en conflit avec ceux d’un proche (parent, conjoint ou ami). Enfin, ils devaient préciser leur mode de résolution du conflit : privilégier ses propres besoins, privilégier ceux d’autrui, chercher un compromis. Résultat : ceux qui pratiquaient davantage l’auto-compassion étaient ceux qui avaient le plus adopté la troisième attitude, c’est-à-dire le comportement le plus équilibré, joignant estime de soi et don de soi [17].

Les mécanismes en jeu sont multiples. La compassion envers soi diminue les affects toxiques, comme la tristesse dépressive ou l’anxiété. De plus, elle augmente la conviction de compétence, donc les comportements [18]. En outre, la compassion à l’égard de soi consiste à se centrer sur l’instant présent qui écarte la fixation sur les regrets des échecs passés. Enfin, dit le docteur Neff, la compassion pour soi fait entrer dans le sentiment d’« humanité partagée ». En effet, est partagée une expérience que tout le monde vit. Or, tout être humain traverse, un moment ou l’autre de sa vie, de grandes souffrances, à commencer par celles du deuil, de la séparation, et connaît l’épreuve de la vulnérabilité, ne serait-ce qu’à travers le vieillissement, la maladie ou l’accident.

2’) Interroger autrui sur ses compétences

Le simple fait de poser des questions à une personne sur ses compétences et ses ressources améliore son estime de lui [19]. En effet, souvent, spontanément, pour encourager quelqu’un, nous sommes tentés de faire l’énumération de ses qualités. Mais la personne reste passive, voire suspicieuse. Surtout, la source de la conviction demeure exogène. Inversement, quand nous demandons à quelqu’un : « La dernière fois que tu as rencontré une difficulté de ce type, quelles ressources as-tu mobilisées ? », la personne doit nommer ces ressources et faire l’expérience qu’elle les possède. Or, l’expérience est toujours plus profonde que le savoir mental.

3’) L’aide de l’autre parent

L’estime de soi est gravement touchée chez un parent lorsqu’il a posé un acte contre-éducatif, par exemple, lorsqu’il a crié contre son enfant : il sait combien son emportement non seulement est inefficace, mais produit le contraire même de ce qu’il veut. Mais il a parfois aussi été poussé à bout et n’avait plus de ressources pour répondre de manière ajustée. Or, celui qui se sent coupable ne peut en même temps être indulgent. C’est ici que le deuxième parent joue un rôle particulier : rassurer celui qui se dévalorise.

c) La vertu de l’estime de soi

L’estime de soi peut être renforcée par entraînement. Par exemple : la personne à faible estime de soi peut apprendre à percevoir l’intention positive derrière le compliment. Alors, elle voit plus positivement le conjoint. Or, l’action suit l’affect qui suit la connaissance. Donc, ce changement de regard entraîne une amélioration de la relation [20].

Pascal Ide

[1] Cf. Edward L. Deci & Richard M. Ryan, Intrinsic Motivation and Self-Determination in Human Behavior, New York, Plenum Press, 1985.

[2] Cf. tableau récapitulatif dans Rébecca Shankland et Christophe André, Ces liens qui nous font vivre, p. 54.

[3] Cf. Jonathon D. Brown & S. April Smart, « The self and social conduct : Linking self representations to prosocial behavior », Journal of Personality and Social Psychology, 60 (1991) n° 3, p. 368-375.

[4] Cf. Ellen J. Langer & Judith Rodin, « The effects of choice and enhanced personal reponsibility for the aged : A field experiment in an institutional setting ».

[5] Cf. Richard Schulz, « Effects of control and predictability on the physical and psychological well-being of the institutionalized aged ».

[6] Cf. Richard Schulz & Barbara H. Hanusa, « Long-term effects of control and predictability-enhancing interventions : Findings and ethical issues ».

[7] Cf. Charles N. Alexander et al. , « Transcendental Meditation, mindfulness, and longevity : An experimental study With the elderly ».

[8] Cf. Rébecca Shankland et Christophe André, Ces liens qui nous font vivre, p. 200.

[9] Cf. Robert F. Bornstein & Mary A. Languirand, Healthy Dependency, New York, Newmarket Press, 2003.

[10] Cf. Roy F. Baumeister, Ellen Bratslavsky, Catrin Finkenauer & Kathleen D. Vohs, « Bad is stronger than good », Review of General Psychology, 5 (2001) n° 4, p. 323-370.

[11] Cf. John Tooby & Leda Cosmides, « The past explains the present : Emotional adaptations and the structure of ancestral environments », Ethology and Sociobiology, 11 (1990) n° 4, p. 375-424.

[12] Voir par exemple Matthew T. Feldner, Michael J. Zvolensky, Georg H. Eifert & Adam P. Spira, « Emotional avoidance : An experimental test of individual diffe rences and response suppression using biological challenge », Behaviour Research and Therapy, 41 (2003) n° 4, p. 403-411.

[13] Cf. Rébecca Shankland et Christophe André, Ces liens qui nous font vivre, p. 203.

[14] Cf. Roy F. Baumeister, Jennifer D. Campbell, Joachim I. Krueger & Kathleen D. Vohs, « Does high self-esteem cause better performance, interpersonal success, or healthier lifestyles ? », Psychological Science in the Public Interest, 4 (2003) n° 1, p. 1-44.

[15] Cf. Kristin D. Neff, S’aimer. Comment se réconcilier avec soi-même ?, trad. Patricia Lavigne, Paris, Belfond, 2013.

[16] Cf. Kristin D. Neff & S. Natasha Beretvas, « The role of self-compassion in romantic Relationships », Self and Identity, 12 (2013) n° 1, 78-98.

[17] Cf. Lisa M. Yarnell & Kristin D. Neff, « Self-compassion, interpersonal conflict resolutions, and well-being », Self and Identity, 12 (2013) n° 2, p. 146-159.

[18] Cf. Kristin D. Neff, « Self-compassion : An alternative conceptualization of a healthy attitude toward oneself », Self and Identity, 2 (2003) n° 2, p. 85-101.

[19] Cf. Cynthia Franklin, Anao Zhang, Adam Froerer & Shannon Johnson, « Solution focused brief therapy : A systemic review and meta-summary of process research », Journal of Marital and Famil Therapy, 43 (2017) n° 1, p. 16-30.

[20] Cf. Denise C. Marigold, John G. Holmes & Michael Ross, « Fostering relationship resilience : An intervention for low self-esteem individuals », Journal of Experimental Social Psychology, 46 (2010) n° 4, p. 624-630.

22.12.2020
 

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