Le philosophe Emil Cioran (1911-1995) a toujours nourri une grande affinité avec la musique, notamment avec le répertoire de Mozart ou de Bach. Or, la musique bouscule son athéisme inquiet : « Il y a dans Mozart le souvenir d’un autre monde, de quelque chose dont notre mémoire, à nous autres, ne garde plus aucune marque [1] » ; « ll n’y a au fond de musique que religieuse. Dans son sens ultime, la musique ne peut pas être l’organe d’expression de ce monde [2] ». Voici ce qu’il dit après une audition du Requiem :
« Comment croire, après une pareille audition, que l’univers n’ait aucun sens ? Il faut qu’il en ait un. Que tant de sublime se résolve dans le néant, le cœur, aussi bien que l’entendement, refuse de l’admettre. Quelque chose doit exister quelque part, un brin de réalité doit être contenu dans ce monde [3] ».
En quoi la musique ouvre-t-elle Cioran à cet autre monde ? Tout d’abord, la musique console en profondeur ? Le nom de Bach est un « autre mot pour le sublime et le mot juste pour la consolation [4] ». Or, « une religion est un art de consoler [5] ».
Ensuite, l’émotion à la suite d’une audition d’une belle œuvre musicale est si forte qu’elle suscite les larmes. Or, ces larmes sont le signe de Dieu. « Pourquoi vient-elle [cette envie de pleurer] ? C’est de la même façon que Dieu vient [6] ». En voici un témoignage parmi d’autres : « À Saint-Séverin, en écoutant, à l’orgue, L’art de la Fugue, je me disais et redisais : ‘Voilà la réfutation de tous mes anathèmes’ [7] ». Plus encore, il y a comme une pédagogie des larmes : la musique de Bach est comme une « échelle de larmes sur laquelle gravissent nos désirs de Dieu [8] ».
Enfin, toujours à l’école de ce « pays si mystérieux des larmes », Cioran ébauche une explication anthropologique d’une grande profondeur : « Magnificat de Bach. Remué jusqu’aux larmes. Il est impossible que ce qui s’y exprime n’ait qu’une réalité subjective. L’‘âme’ doit être de la même essence que l’absolu [9] ». De fait, créé à l’image de Dieu (Gn 1,26-28), l’homme est divin, non par nature, mais par destination et par grâce.
On ne s’étonnera donc pas de lire cet aveu sous la plume de Cioran : « L’art de la Fugue. Quand j’entends Bach, je crois [10] ».
Pascal Ide
[1] Emil Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 634.
[2] Le Livre des Leurres (1936, in Œuvres, coll. « Quarto », Paris, Gallimard, 1995, p. 246.
[3] Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 71.
[4] Le Livre des Leurres (1936, in Œuvres, coll. « Quarto », Paris, Gallimard, 1995, p. 226.
[5] Le Livre des Leurres (1936, in Œuvres, coll. « Quarto », Paris, Gallimard, 1995, p. 137.
[6] Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 889.
[7] Œuvres, coll. « Quarto », Paris, Gallimard, 1995, p. 1658. Fait allusion à son livre : Aveux et anathèmes, 1987.
[8] Œuvres, coll. « Quarto », Paris, Gallimard, 1995, p. 713.
[9] Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 923.
[10] Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 817.