Si le commentaire de saint Thomas d’Aquin sur le livre de Job montre l’importance de la voie apophatique (« L’interrogation de Dieu n’est pas en vue d’enseigner [l’homme], mais de convaincre l’homme de son ignorance [1] »), il ne nie pas qu’elle s’achève dans une connaissance plus grande de Dieu. En effet, le saint dominicain distingue le moment où Job reconnaît et confesse sa faute, parce qu’il a parlé de manière déraisonnable et le moment où, Dieu ayant parlé, il a appris de Dieu (cf. les deux réponses de Job à Dieu : Jb 39,33-35 et 42,1-6). Et ce progrès est signifié par le passage de l’ouïe à la vue :
« Il fut ainsi transformé en disant ‘Je t’ai entendu en prêtant l’oreille’, c’est-à-dire autrefois quand je parlais de manière déraisonnable, ‘or maintenant mon œil te voit’, c’est-à-dire que je te connais plus pleinement qu’auparavant [‘Nunc autem oculus meus videt te’, idest plenius te cognosco quam prius], comme ce qui est vu par les yeux est connu de façon plus certaine que ce qui est entendu par l’oreille : il avait en effet progressé tant sous les coups que par la révélation divine [2] ».
Concrètement, selon saint Thomas, qu’est-ce que Job a appris de son épreuve et de sa douleur [3] ? Une connaissance renouvelée du mystère de la Providence. Notamment sur deux points. Le premier est que la cause ultime de son adversité réside dans Satan : « Il s’agit de la malice de Satan qui fut le principe de l’adversité de Job et est le principe de la damnation humaine [4] » ; d’ailleurs, l’homme ne peut, par ses propres forces, le vaincre. Mais le deuxième enseignement est beaucoup plus passionnant, car il concerne le motif de la permission de l’épreuve de Job. Rappelons que, pour le théologien médiéval, Dieu ne veut ni même n’autorise le mal de la faute, mais il le permet, c’est-à-dire n’empêche pas l’être libre de le commettre, à cause du bien qu’il veut en tirer. Ici, quel est-il ? Non seulement la croissance de Job (et plus généralement des justes) dans la vertu, grâce à l’épreuve ; mais la manifestation de la vertu de Job à tous. Or, cette manifestation est dictée par le principe d’autocommunication maximale : « Une telle ordination [à la fin qu’est la manifestation de la vertu à tous] est traversée par la bonté divine portée souverainement à se communiquer : c’est sur ce fondement qu’il faut envisager, d’après l’enseignement de l’Expositio […], la permission divine de l’épreuve du juste [5] ». Donc, pour l’Aquinate, la conduite de la Providence divine, en particulier dans le cas le plus difficile qui est l’affliction du juste, s’éclaire à la lumière du principe d’autodonation, donc d’amour.
Ajoutons aussi un point essentiel : si toutes les actions divines sont finalisées, donc présentent un sens, certaines n’apparaissent à la créature que post factum, c’est-à-dire de manière rétrospective – au nom de la transcendance même du mystère divin. Mais, tant que nous pérégrinons dans la Voie, la parole humaine qui ne bénéficie que de la lumière de la foi, ne peut totalement éclairer le mystère de la Providence qui ne se dévoilera pleinement que dans la Patrie, grâce à la lumière de la gloire : « La vie présente de l’homme n’a pas en soi sa fin ultime [Praesens vita hominis non habet in se ultimum finem] [6] ».
Pascal Ide
[1] S. Thomas d’Aquin, Expositio super Job ad litteram, 38,3, dans Opera omnia, éd. Léonine, Roma, tome 26, 1965, p. 199-200, l. 76-77.
[2] S. Thomas d’Aquin, Super Job 42,4-5, p. 228, l. 35-41.
[3] Sur une attention peut-être excessive à la souffrance purificatrice de Job selon saint Thomas, cf. Lorenzo Perotto, « La mistica del dolore nel Commento di S Tommaso al Libro di Giobe », Studi tomistici, 60 (1995), p. 191-203.
[4] S. Thomas d’Aquin, Super Job 40,10, p. 216, l. 275-279.
[5] Denis Chardonnens, L’homme sous le regard de la Providence. Providence de Dieu et condition humaine selon l’Exposition littérale sur le Livre de Job de Thomas d’Aquin, coll. « Bibliothèque thomiste » n° 50, Paris, Vrin, 1997, p. 295.
[6] S. Thomas d’Aquin, Super Job 7,1, p. 46, l. 21-22.