Si le livre, bien informé sur l’évangélisme américain, de l’exégète Régis Burnet [1] a raison de dénoncer le risque de littéralisme et de fondamentalisme dans l’application géopolitique de l’Armageddon, qui peut conduire à des justifications religieuses et une nouvelle guerre des religions, en revanche, sa lecture seulement symbolique nie l’eschatologie, la réalité historique de l’Antéchrist. En dernière analyse, un grand nombre de lectures exégétiques notamment de l’Apocalypse qui ignore trop la Tradition, oppose au littéralisme irrecevable un allégorisme anhistorique tout aussi peu convaincant.
Autrement plus équilibré est le propos du saint cardinal Newman qui, dans une lecture des Saintes Écritures à partir des Pères, sait conjuguer avec un rare équilibre une lecture anagogique (eschatologique) avec sa signification tropologique (morale) : l’urgence de la conversion. Certes, l’on peut et l’on doit convoquer la prudence, donc le discernement dans la lecture de l’espace (Armageddon désigne-t-il ou non un lieu topographiquement repérable ?) et du temps (les durées données par l’Apocalypse décrivent-elles des temps précis ou seulement un séquençage, ce que les évangélistes appellent une « dispensation » ?), et surtout conjurer toute curiosité et apaiser les craintes désespérées qui font le lit des pseudo-prophéties. Mais l’enjeu est autre et immédiat : que l’Antichrist soit déjà présent, qu’il vienne demain ou dans de nombreuses générations, l’essentiel demeure ma conversion (« Il est bon que mes domestiques aillent à la messe, cela évite qu’il soit tenté de me voler ! », disait Voltaire en substance) immédiate (« Seigneur, donne-moi la chasteté, mais pas tout de suite ! », priait lui aussi ironiquement saint Augustin). Il y a une manière d’émousser la pointe ultimement historique de l’Apocalypse et des écrits apocalyptiques sur le retour du Christ qui est aussi une subtile façon de retarder notre retour au Christ.
Pascal Ide
[1] Régis Burnet et Pierre-Édouard Detal, Armageddon. Une histoire de la fin du monde, Paris, p.u.f., 2024.