Il serait possible de proposer une typologie des pensées philosophiques et théologiques [1] à partir de la place qu’elles accordent à l’analogie ou à la dialectique. Précisons d’entrée de jeu que que l’analogie est ici comprise non pas, ainsi qu’elle l’est dans la scolastique médiévale et ultérieure, comme un instrument langagier et logique, mais comme une vision ontologique et même métaphysique qui privilégie la continuité positive, mais néanmoins graduelle, voire saltatoire (hiérarchique, étagée, scalaire, etc.).
De même, la dialectique est entendue non pas au sens minimal qui est celui d’Aristote (dans les Topiques) comme méthode circonscrite au savoir du probable, c’est-à-dire au savoir infra-scientifique, mais au sens maximal qui est celui de Platon comme savoir supérieur. Elle est encore plus entendue comme vision du monde qui souligne en priorité la tension dramatique et la négativité. Elle n’adopte pas toujours la forme extrême et systématique que lui donne Hegel ; on en trouve une expression modérée dans la polarité chère à Guardini ou le paradoxe cher à Lubac.
Comment s’étonner de l’importance de ce qu’il faut appeler deux prismes, deux perspectives sur l’être ? En effet, l’une des interrogations centrales, tant en philosophie qu’en théologie (mais aussi en science) est, avec la liberté et la pluralité, la nouveauté. Or, une fois conjurés les deux extrêmes que sont les réponses fixistes (parménidienne) et panmobilistes (héraclitéenne), les tentatives de synthèse plus équilibrées sont elles aussi prises dans une nouvelle oscillation, selon qu’elles insistent davantage sur la continuité (l’analogie) ou la rupture (la dialectique).
Or, et telle est la pointe de mon propos qui n’est que programmatique, les Saintes Écritures – qui sont porteuses de toute une sagesse philosophique qui n’est pas encore assez connue et reconnue – nous offrent un éclairage saisissant. Déjà, Erich Przywara avait noté que le Nouveau Testament héberge les deux grands théologiens que sont saint Jean et saint Paul dont la pente est plus analogique pour le premier et plus dialectique pour le second. Centrons-nous seulement sur le discours inaugural et programmatique de Jésus dans le premier évangile (Mt 5-7). Il se penche sur l’articulation la plus fondamentale de la Bible chrétienne, celle de l’ancienne Alliance et de la nouvelle Alliance. Dans les adjectifs eux-mêmes, nous rencontrons la question soulevée ci-dessus : en quoi le Nouveau Testament est-il nouveau ?
Or, Jésus exprime cette relation de deux manières. La première est analogique. En effet, il affirme : « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5,17). Or, en récusant l’abolition, Jésus s’écarte d’une interprétation négativiste (dialectique), et en convoquant le terme d’accomplissement, il fait implicitement allusion à la promesse, et la relation promesse-accomplissement est affirmative, continuiste [2].
Mais la lecture de la suite nous montre que Jésus fait intervenir une autre lecture des relations entre la Loi (la Loi ancienne) et la Loi nouvelle qu’il vient instaurer. Il dit également : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : […] Eh bien ! moi, je vous dis » (v. 21 ; et la formule est reprise dans des termes identiques ou approchants cinq fois). Or, ici, il s’agit d’une opposition où le deuxième terme se substitue au premier. Jésus adopte donc une perspective dialectique.
Ainsi, en employant ce double registre, le Christ nous montre qu’il accueille de manière inclusive les deux visions ; plus encore, et là de manière intégrative, en accordant la priorité à l’interprétation continuiste, il témoigne que celle-ci est première, c’est-à-dire englobante. Autrement dit, la dialectique est intériorisée dans l’analogie comme une mise en tension de ses éléments constitutifs. En termes hégéliens, la négativité apparaît alors comme un moment, mais non comme l’unique moteur, de l’unité. Si celle-ci demeure première, elle doit être pensée dynamiquement autant que dramatiquement [3].
Pascal Ide
[1] Cf., par exemple, Hans Urs von Balthasar, « Analogie und Dialektik. Zur Klärung der theologischen Principienlehre Karl Barths », Divus Thomas, 22 (1944), p. 171-216. On pourrait dire que l’approche balthasarienne est à l’approche barthienne ce que l’analogie est à la dialectique.
[2] Pour mémoire, saint Thomas adopte cette interprétation, relisant de plus la relation promesse-accomplissement à la lumière du couple catégoriel aristotélicien puissance-acte.
[3] Même si, au jugement de Balthasar, Przywara accordait trop de place à la dialectique, le jésuite silésien s’était efforcé d’honorer cette intégration de la dialectique dans l’analogie, dans son opus magnum Analogia entis.