Hugo, un gnostique secrètement chrétien ?

Le Hugo de Guernesey propose une théodicée qui, de prime abord, semble néoplatonicienne, mais s’avère au final emprunter au dualisme de la gnose [1]. Ainsi, au verso d’épreuves de l’appel Au Peuple du 31 octobre 1852, il a rédigé en 1853-1854 trois pages de prose où l’on peut d’abord lire (les minuscules et les retours à la ligne sont de Hugo) sous une forme rigoureuse jusqu’à être syllogistique l’ébauche d’un système où l’on reconnaît sans peine les catégories du néoplatonisme.

 

« Le créateur c’est la perfection.

Maintenant qu’est-ce que la création ?

la perfection étant nécessairement identique à elle-même, si la perfection avait créé la perfection, elle se serait créée elle-même […].

Or, ce qui n’est pas la perfection, c’est l’imperfection.

donc la création, c’est l’imperfection. […]

[Or] le créateur, étant l’absolu, est l’esprit, pur esprit […].

[Donc] ce qui distingue la création du créateur, c’est qu’elle est mélangée de matière […].

Or la création c’est l’imperfection

donc la matière est le signe de l’imperfection. […]

La perfection, c’est l’absolu, c’est l’un. la perfection n’a pas de degrés, elle est […].

l’imperfection, c’est le relatif. C’est le multiple. Le relatif a des degrés. donc l’imperfection, qui est le relatif, peut être à côté de l’imperfection sans se confondre avec elle.

Il y a deux imperfections dont la première engendre la seconde :

l’imperfection être, la création.

l’imperfection action, le mal.

donc, le mal sort de la création. […]

[Or] nous venons de dire que la matière est le signe de l’imperfection.

donc ce sera plus de matière.

Ainsi que fait le mal ?

il fait de la matière […].

Le mal tend à éloigner la création de Dieu en augmentant la matière ».

 

Jusqu’ici, hors le couple créateur versus création, le poète-philosophe convoquait des concepts que l’on croise dans les Ennéades : un versus multiple, esprit versus matière, perfection versus imperfection, absolu versus relatif, bien versus mal. Certes, la mise en mouvement dramatique est étrangère au philosophe alexandrin. La fin de l’ébauche, en tout cas, est définitivement gnostique. Ce qui avait fait l’objet d’un exposé statique, métaphysique, se transforme en une histoire. Hugo abandonne le syllogisme pour le récit.

 

« les premiers êtres étaient impondérables. leur matière était feu, lumière, essence, parfum. ils flottaient dans la clarté. Ils habitaient ce que nous appelons l’azur. Ils étaient ce que nous nommes les anges.

la première faute a été le premier poids.

le pondérable, c’est le mal.

de faute en faut il a été produit des êtres de plus en plus mélangés de pondérable.

il leur a fallu des supports.

le pondérable en se condensant leur en a donné.

de là les globes semés dans l’espace.

ces globes sont la création de la faute. la création de la créature

Dieu a fait le ciel.

le mal a fait la terre.

 

les mondes sont des êtres Un monde est une âme.

il leur est donné de s’éloigner ou de se rapprocher de Dieu.

il y a des mondes anges : les paradis.

il y a les mondes démons : les enfers.

les mondes de récompense – les mondes d’expiation.

Dans les premiers presque tout est esprit et lumière. dans les autres, presque tout est matière et nuit.

 

il y a les mondes intermédiaires ; les mondes de purifica[tion] ce qu’on pourrait appeler les mondes-hommes.

la terre en est un ».

 

Désormais, le mal est présenté comme la conséquence d’une chute dans la matière et le bien comme une purification qui est identiquement un retour vers la lumière impalpable. Désormais aussi, les créatures issues du bien et du mal sont personnalisées – elles sont anges ou démons – et localisées – aux paradis (au pluriel) ou aux enfers. Ainsi, peu à peu, le Hugo néoplatonicien a laissé place à un Hugo gnostique, attestant combien ce dix-neuvième siècle scientifique jusqu’à être scientiste est aussi le siècle le plus ésotérique qui soit, allant jusqu’à croiser les deux savoirs en affirmant de la multiplicité des « globes », planètes et étoiles, est le signe du mal.

Mais rappelons-nous que, dans la dernière page des Contemplations, « le contemplateur, triste et meurtri » écrivait aussi, en ce 2 novembre 1855, jour des morts, qu’il était « serein » et surtout que, toujours inquiet, il

 

« se penche, frémissant, au puits des grandes vertiges […]

et regarde, pensif, s’étoiler de rayons,

de clartés, de lueurs, vaguement enflammées,

le gouffre monstrueux plein d’énormes fumées [2] ».

 

De même, « Ce que dit la bouche d’ombre » (poème de contenu lui aussi gnostique) s’achevait en ouvrant la souffrance sur la promesse d’un « au commencement » johannique autant que génésiaque :

 

« L’affreux gouffre inclément

cessera d’être sourd, et bégaiera : Qu’entends-je ?

Les douleurs finiront dans toute l’ombre ; un ange

Criera : Commencement [3] ! »

 

Voire, peut-on reconduire Hugo à ces catégories ? Lors d’un séjour estival en 1845 avec Juliette Drouet, dans une ville aimée, Chelles, notre poète n’a pas oublié sa foi baptismale qu’il confesse, toujours dans ce même recueil inspiré :

 

« Au Dieu des vastes armées,

Des cnonas au lourd essieu,

Des flammes et des fumées,

Je préfère le bon Dieu !

 

Le bon Dieu, qui veut qu’on aime,

Qui met au cœur de l’amant

Le premier vers du poëme,

Le dernier au firmament ! […]

 

« Il resterait peu de choses

À l’homme, qui vit un jour,

Si Dieu nous ôtait les roses,

Si Dieu nous ôtait l’amour [4] ! ».

 

Paroles d’espérance d’une cruelle actualité…

Pascal Ide

[1] Le commentaire explique que cette « religion de Hugo » fut élaboré « avec les révélations ou confirmation des Tables » (Victor Hugo, Les Contemplations, éd. Pierre Albouy, coll. « Poésie », Paris, Gallimard, 1973, p. 500. Le texte cité se trouve aux pages 500-502.

[2] Livre sixième. Au bord de l’infini [sans numérotation]. « À celle qui est restée en France », p. 421.

[3] Ibid., XXVI. « Ce que dit la bouche d’ombre », p. 409.

[4] Livre deuxième. L’âme en fleur, XVIII [sans titre], p. 106-107.

3.3.2022
 

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