La loi du toucher. De Boèce à Jésus, en passant par Derrida

Au terme d’un ouvrage sur la consolation, le philosophe Michael Fœssel montre que, « faute de mots », celle-ci « passe souvent par le toucher [1] ». Le lecteur admirera d’autant plus l’à-propos de ce livre qu’il fut écrit quelques années avant une pandémie, dont la gestion, plus encore que la maladie, a conduit à un éloignement et un assèchement dramatique des relations humaines.

Il rappelle que dans un livre en partie éponyme, qui a durablement marqué l’Occident, Consolation de la philosophie, la déesse essuie de son vêtement les larmes de Boèce. Il convoque ensuite un écrit contemporain de Jacques Derrida où celui-ci parle d’une « loi du tact » : il y a un « devoir de toucher sans y mettre trop d’insistance [2] ». Le toucher est médiateur de consolation, car ils poursuivent un « objectif commun » : « faire corps avec l’autre malgré la séparation [3] » et malgré la perte.

Enfin, revenant encore plus loin dans le passé, Fœssel, toujours à l’écoute de Derrida, prend l’exemple de Jésus. Le Messie ne cesse d’être à la fois touchant et touché, de sorte que les Évangiles fonctionnent comme une « haptique générale [4] ». Soit Jésus touche pour guérir (cf., par exemple, Mt 8,3), voire pour réanimer un mort (cf. Lc 7,13-15), ce qui est la suprême consolation. Soit Jésus consent à être touché : pour, en un second temps, lui-même, apporter la consolation de l’exhausseement de la prière ; ou pour recevoir lui-même, à Béthanie, la consolation en vue de son prochain ensevelissement (cf. Mt 26,12) : « Qu’est-ce qu’un Dieu qui a besoin d’être consolé [5] ? »

Oui, « la loi du tact […] est plus actuelle que jamais ». Non seulement pour rapprocher les « corps séparés [6] » par la peur, la pudeur et la perte. Mais pour exprimer la tendresse, dont la définition la plus approchante semble bien être un amour incarné, un amour plein de tact…

Pascal Ide

[1] Michael Fœssel, Le temps de la consolation, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 2015, rééd. en coll. « Points Essais », 2017, p. 319. Attention ! Cette reprise de la conclusion et cette salutation du thème ne signifient pas que j’adhère au contenu de cet ouvrage très post-moderne d’esprit. Même s’il cherche à avancer entre les deux extrêmes que sont les consolations trop rapides apportées, chez les Anciens, par la philosophie, chez les Médiévaux, par la foi, et chez les Modernes, par la raison cartésienne, et les désolations orgueilleuses (cf. les quatre Intermèdes), l’auteur, qui souvent affirme plus qu’il n’argumente, adopte une posture très minimaliste : ni le monde qui est dénué de sens, ni l’homme qui demeure étranger au cœur souffrant, ne peuvent consoler. Cette déconstruction des « petites » consolations a quelque chose de platonicien plus que de weilien. Du moins, peut-on la relire comme une attente de la seule « grande » consolation, comme une trace en creux du désir naturel de Dieu, selon le registre original de l’affect : seul Dieu essuiera toutes larmes de nos yeux (cf. Ap 21,4).

[2] Ibid., p. 321. Cite Jacques Derrida, Le toucher. Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 81.

[3] Ibid.

[4] Jacques Derrida, Le toucher, p. 117 s.

[5] Michael Fœssel, Le temps de la consolation, p. 323.

[6] Ibid., p. 324.

4.3.2022
 

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