On sait le débat : Michel Foucault était-il plus un philosophe faisant de l’histoire ou un historien philosophant ? De prime abord, lui-même ne semble pas avoir voulu trancher. Par exemple, dans cette parole à un groupe d’historiens discutant son ouvrage sur la prison : « Mes livres ne sont pas des traités de philosophie ni des études historiques ; tout au plus, des fragments philosophiques dans des chantiers historiques [1] ». On notera ces deux concepts clés de « fragment » et de « chantier » qui privilégient la partie et l’inachevé sur le tout et sont typiques de son approche nietzschéenne. Il demeure tout de même que Foucault se présente plus comme philosophe qu’historien dans cet ouvrage tardif, l’introduction au second volume de l’histoire de la sexualité :
« Les études qui suivent, comme d’autres que j’avais entreprises auparavant, sont des études d’ ‘histoire’ par le domaine dont elles traitent et les références qu’elles prennent ; mais ce ne sont pas des travaux d’’historien’. Ce qui ne veut pas dire qu’elles résument ou synthétisent le travail qui aurait été fait par d’autres ; elles sont – si l’on veut bien les envisager du point de vue de leur ‘pragmatique’ – le protocole d’un exercice qui a été long, tâtonnant, et qui a eu besoin souvent de se reprendre et de se corriger. C’était un exercice philosophique : son enjeu était de savoir dans quelle mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce qu’elle pense silencieusement et lui permette de penser autrement [2] ».
1) Exposé
On peut caractériser brièvement la conception foucaldienne de l’histoire par différents points, les premiers relevant de l’objet formel, les autres de l’objet matériel.
a) Approche archéologique
Foucault a lancé une méthode d’enquête originale que lui-même qualifie d’archéologique dans différents ouvrages [3]. Qu’entendre par là ? D’abord, archéologique a même étymologie qu’archive. Or, comme le dit à juste propos Deleuze, Foucault est un archiviste [4]. Cependant un archiviste non pas au sens traditionnel du terme, mais les archives non classiques : « au lieu de parcourir, écrit Foucault à propos de son enquête sur la folie, comme on le faisait volontiers, la seule bibliothèque des livres scientifiques, il fallait visiter un ensemble d’archives comprenant des décrets, des règlements, des registres d’hôpitaux ou de prisons, des actes de jurisprudence [5] ». Pour reprendre un mot heureux de Deleuze, Foucault écoute le « murmure sans commencement ni fin [6] » des choses et des personnes, par opposition à la parole clairement énoncée, voire publiée, proclamée. Bref, cette approche travaille dans les marges, écoute les murmures. De fait, toute sa vie, Foucault a travaillé sur ce type d’archives, notamment dans les années 50 et 60, où il a produit ses grands livres sur la généalogie de la folie, de la clinique, de la prison ; plus tard, il fera de même pour la sexualité. En ce sens, Foucault s’oppose à la conception classique de l’histoire pour rejoindre la nouvelle histoire, les héritiers de « l’école des Annales [7] ».
Arlette Farge, collaboratrice de Foucault qui a publié avec lui un recueil (justement sur des Archives, celles de la Bastille), illustre cette perspective :
« Les paroles proférées, les pamphlets écrits sur les murs, les pratiques sociales ordinaires n’épuisent pas l’ensemble des opinions et des sentiments qu’une population possède pour réfléchir et agir : le refus de dire, le langage implicite, le rêve et l’illusion, la peur, l’attente, la dénégation silencieuse sont autant de pôles majeurs qui requièrent l’attention. Fantasmes et rêves créent la culture et l’histoire [8] ».
Une conséquence de cette critique de la raison souveraine est l’insistance accordée à la rareté, celle-ci étant entendue « au sens latin de ce mot ». En effet, rareté signifie alors un certain vide, une non-plénitude. Or, « les faits humains […] ne sont pas installés dans la plénitude de la raison, il y a du vide autour d’eux pour d’autres faits que notre sagesse ne devine pas [9] ». Or, tout le travail de Foucault est de nous inviter à prêter attention à ce qui passe inaperçu, ce qu’on ne voit ni n’entend. Voilà pourquoi on peut dire que Foucault est un penseur de la rareté.
b) Approche généalogique
Non seulement Foucault écoute le murmure ténu des faits archivés, des documents, mais il écoute aussi le non-dit masqué. La différence est double : entre dit et non-dit, et entre le passé et le présent ; joignant ces deux regards, cette approche cherche à déconstruire les discours justificateurs du présent. En effet, l’historien s’avance dans un contexte culturel donné ; plus encore, il est le lieu (mais aussi l’acteur) de jeux de pouvoir, d’une problématique situé ; il importe donc de démasquer ces illusions, ces partialités. Or, depuis Nietzsche (Généalogie de la morale), on qualifie ce travail déconstructif de généalogique.
Dans une interview, Foucault l’exprime autrement, à partir de la manière dont Kant a répondu à la question : « Qu’est-ce que les Lumières ? » En effet, le philosophe allemand réfléchit au présent, à l’apport de l’Aufklärung à sa situation actuelle ; or, de même, Foucault s’interroge sur la manière dont notre être historique se rapporte à son passé. Différentes réponses sont possibles qui, toutes valorisent l’une des trois extases du temps : le présent est original, « distinct des autres [âges du monde] par quelques caractères propres » ; le présent est en attente dans le passé qui porte les « signes annonciateurs d’un événement prochain » ; le présent est la promesse d’un futur, de « l’aurore d’un nouveau monde ». Foucault opte pour une autre réponse : « quelle différence aujourd’hui introduit-il par rapport à hier [10]? » Or, cette prise de recul différenciatrice, cette vigilance critique qui se distancie à l’égard du présent pour pouvoir constituer le soi. Ainsi la philosophie généalogique se présente pour lui comme « un éthos philosophique qu’on pourrait caractériser comme critique permanente de notre être historique [11] ».
Précisément, le discours classique, officiel est un discours unifié ; or, pour Foucault, la pensée de l’unité est une pensée du pouvoir, de la maîtrise. En regard, la vérité est dans le fragment, le non-institutionnel, le non-élitiste. Foucault veut donc « faire jouer des savoirs locaux, discontinus, disqualifiés, non légitimés, contre l’instance théorique unitaire qui prétendrait les filtrer, les hiérarchiser, les ordonner au nom d’une connaissance vraie, au nom d’une science qui serait détenue par quelques-uns [12] ». Foucault a cherché à le montrer inductivement à partir de différents « objets » comme la folie ou la sexualité. Par exemple, contre le savoir institutionnel, officiel et officialisé de l’expert médical, psychiatrique ou du juge et du criminologue, Foucault fait valoir le savoir de l’infirmier, du souffrant, ou du détenu, du délinquant. Or, le premier est au second ce que l’abstrait est au concret, le simple est au multiple, etc.
c) Comparaison des approches généalogique et archéologique
Foucault s’interroge un moment sur la différence précise entre ces deux premières optiques ? Sa critique philosophique, écrit-il, « est généalogique dans sa finalité et archéologique dans sa méthode. Archéologique – et non pas transcendantale – en ce sens qu’elle ne cherchera pas à dégager les structures universelles de toute connaissance ou de toute action morale possible ; mais à traiter les discours qui articulent ce que nous pensons, disons et faisons comme autant d’événements historiques. Et cette critique sera généalogique en ce sens qu’elle ne déduira pas de la forme de ce que nosu sommes ce qu’il nous est impossible de faire ou de connaître ; mais elle dégagera de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons [13] ».
On le voit, Foucault adopte explicitement une attitude de refus de l’approche universelle, en faveur du partiel. Comme du marginal.
d) Approche pratique
La conception classique s’intéresse à ce qui est fait, à l’action accomplie, à des objets, bref s’imagine qu’il existe un donné préétabli, fixé, comme la maladie, la transgression, etc. Or, Foucault estime que c’est le contraire qui est vrai : « ce qui est fait, l’objet, s’explique par ce qui a été le faire à chaque moment de l’histoire ; c’est à tort que nous nous imaginons que le faire, la pratique, s’explique à partir de ce qui est fait [14] ». Comprenons bien que ce faire ne se réduit pas au seul poïétique, au sens aristotélicien du terme, mais englobe aussi bien l’agir que le penser et le faire. Cette optique, originale, est là encore une rançon de ce nietzschéisme qui répugne à un pré-donné aliénant l’homme et qui serait en fait un jeu secret du pouvoir (cf. plus bas).
Or, l’action humaine, la pratique est l’origine de ce faire : les objets ne cessent d’être construits par l’homme. Voilà pourquoi on peut parler d’un primat de la pratique : les objets « ne sont que les corrélats des pratiques [15] ». Foucault s’inscrit donc en faux contre une conception grecque hiérarchisant action et contemplation : de nouveau le disciple de Nietzsche inscrit le comprendre dans le vivre.
e) L’approche « structurale », transformative
On sait combien Foucault, ses amis et disciples se sont défendus de réduire cette vision de l’histoire au structuralisme.
Il n’empêche que certains concepts explicatifs clés du structuralisme sont de véritables clés de lecture de son œuvre. D’ailleurs, voici comment lui-même reconnaît sa dette envers Georges Dumézil : « c’est lui qui m’a appris à repérer d’un discours à l’autre, par le jeu des comparaisons, le système des corrélations fonctionnelles ; c’est lui qui m’a appris comment décrire les transformations d’un discours et les rapports à l’institution [16] ». Et voici ce qu’il dit dans le même passage d’un autre Georges, Canguilhem :
« C’est à lui que je dois d’avoir compris que l’histoire de la science n’est pas prise forcément dans l’alternative : chronique des découvertes, ou descriptions des idées et opinions qui bordent la science du côté de sa genèse indécise ou du côté de ses retombées extérieures ; mais qu’on pouvait, qu’on devait, faire l’histoire de la science comme d’un ensemble à la fois cohérent et transformable de modèles théoriques et d’instruments conceptuels [17] ».
f) L’importance décisive de la notion de pouvoir
Nous passons ici à l’objet matériel. De fait, le concept clé de l’archéologie de Foucault est le pouvoir. Celui-ci est une autorité contraignant notre agir. Ce concept est négatif, mais non pas dans le sens marxiste d’un pouvoir central opposé à une instance aliénée ; pour Foucault, les pouvoirs sont multiples, ubiquitaires ; plus encore, sans ces relais, sans ces complicités inconscientes, le pouvoir central serait impuissant. Or, ce qui est universel n’est pas dénué d’une certaine bonté ; voilà pourquoi le pouvoir n’est pas que négatif chez Foucault. Voici ce qu’en dit Paul Veyne : « Il ne s’en faisait pas une idée diabolique. Le pouvoir est la capacité de conduire non physiquement des conduites, de faire marcher les gens sans leur mettre de sa main les pieds et les jambes dans la position adéquate. C’est la chose la plus quotidienne et la mieux partagée ; il y a du pouvoir dans la famille, entre deux amants, au bureau, à l’atelier et dans les rues à sens unique ; des millions de petits pouvoirs forment ainsi la trame de la société dont les individus forment la lisse. Par pouvoir, la philosophie politique a coutume d’entendre seulement le Pouvoir central, l’Etat, le Léviathan, bête de l’Apocalypse. Mais le Léviathan, qui certes existe, serait impuissant sans la foule de petits pouvoirs lilliputiens ; le mécanicien de chemin de fer d’Auschwitz obéissait au Monstre parce que sa femme et ses enfants avaient le pouvoir d’exister du père de famille qu’il rapportât un salaire à la maison. Ce qui fait bouger ou ce qui bloque une société, ce sont les innombrables petits pouvoirs autant que l’action d’un Pouvoir central [18] ».
On pourrait s’interroger sur l’originalité de ce concept, d’autant que Foucault reconnaît explicitement qu’il est ici redevable de ses maîtres. Il demeure que la systématicité de son usage et la largeur du champ d’application sont spécifiques de l’approche élaborée par notre auteur.
2) Reprise sous l’angle du don
Cette conception foucaldienne de l’histoire me semble riche à plus d’un point de vue. Tout d’abord, les différentes caractéristiques de l’approche foucaldienne – l’optique déconstructionniste, archéologique, le privilège accordé au faire sur le fait, au donner sur le donné, au rare sur le fréquent, etc. – participent à cette humiliation du cogito, donc du don à soi (deuxième moment de la dynamique ternaire) s’affaissant après s’être exalté (au lieu d’attendre sa gloire de son origine), caractéristique de la postmodernité : le structuralisme et la pensée de Foucault, écrit Paul Veyne, « affirmaient qu’entre les choses et la conscience il y avait un certain tertium quid qui échappait à la souveraineté du sujet [19] ». Précisément, Foucault, plus que beaucoup, a vu, compris que le savoir était une instance de pouvoir, donc la blessure que la posture de pouvoir infligeait à la vérité. Non sans réagir de manière extrême.
Par ailleurs, ne peut-on trouver un autre lieu, un autre sens à l’optique foucaldienne ? En faisant attention au savoir non-thématisé de l’exclus, du hors-institution, du plus petit, Foucault ne rejoint-il pas la compassion évangélique pour le frère le plus démuni ? De même, ce sens du rare, du peu visible ne rejoint-il pas l’attention biblique pour le petit reste ? Or, le plus exclu et le petit (le principe bonaventurien et franciscain de minorité) reste présentent une signification d’importance dans une théologie du don.
Pascal Ide
[1] Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. IV, p. 21.
[2] Michel Foucault, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 16-17.
[3] Cf. les sous-titres et le titre de trois livres : Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963 ; Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, Gallimard, 1966 ; L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. Et même si son premier ouvrage (Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961, réédité en coll. « Tel », Paris, Gallimard, ) ne mentionne pas l’archéologie dans son titre, l’interview ci-dessus montre bien que déjà Foucault conçoit sa méthode historique comme archéologique.
[4] « Un nouvel archiviste », Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 11-30.
[5] Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. I, p. 842.
[6] Foucault, p. 17.
[7] On peut nommer les plus fameux d’entre eux et les ouvrages qu’ils ont écrit sur leur discipline : Fernand Braudel, Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969 ; Philippe Ariès, Le temps de l’histoire, Paris, Seuil, 1986 ; Georges Duby, L’histoire continue, Paris Odile Jacob, 1991 ; François Furet, L’atelier de l’histoire, Paris, Flammarion, 1986 ; Jacques Le Goff et Pierre Nora (éd.), Faire de l’histoire, 3 volumes, Paris, Gallimard, 1986 ; Jacques Le Goff, J. Chartier, R. Revel (éd.), La nouvelle histoire, Paris, Retz, 1978 ; Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988 ; Emmanuel Le Roy Ladurie, Le territoire de l’historien, Paris, Gallimard, 1973 ; Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1978.
[8] Des lieux pour l’histoire, Paris, Seuil, 1997, p. 102.
[9] Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1978, p. 204.
[10] Michel Foucault, Dits et écrits, vol. IV, p. 563-564.
[11] Ibid., p. 571.
[12] Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 10.
[13] Michel Foucault, Dits et écrits, vol. IV, p. 574.
[14] Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, p. 219.
[15] Ibid., p. 218.
[16] Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 73-74. Sur l’influence de Dumézil, cf. Didier Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard, 1994.
[17] Ibid. Sur l’influence de Canguilhem, cf. Gary Gutting, Michel Foucault’s Archaelogy of Scientific Reason, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
[18] Didier Eribon, L’infréquentable Michel Foucault. Renouveaux de la pensée critique, Paris, EPEL, 2002, p. 35.
[19] « Un archéologue sceptique », Didier Eribon, L’infréquentable Michel Foucault, p. 38.