Quelques heures avant la Passion, au terme de la Cène, Jésus prie. Une longue prière, très impressionnante, très solennelle. Il prie avec son corps : « les yeux levés au ciel » (Jn 17,1), où, symboliquement, est son Père (cf. Mt 6,9). Et avec ses paroles qu’il nous donne d’entendre, en quelque sorte en voix off. Sa prière comporte trois parties. Il prie d’abord pour lui (comme quoi, il est bon de prier pour soi, ce que fait aussi Marie au début de son Magnificat), puis pour ses Apôtres, et enfin pour nous. Nous entendons ici la deuxième partie. Or, que demande le Fils à son Père ? Ce doit être singulièrement important à ce moment qui est le sommet de sa mission et de sa vie : « Sanctifie-les dans la vérité [hagiason autous en tè alèthéia] » (v. 17). Même si elle est adressée aux Apôtres, cette demande nous intéresse en première ligne, car, si nous croyons aujourd’hui, c’est grâce à leur témoignage qui dit vrai : « je prie aussi pour ceux qui, grâce à leur parole [celle des Apôtres], croiront en moi » (Jn 17,20).
Qu’est-ce que Jésus entend par cette parole mystérieuse : « Sanctifie-les dans la vérité » ?
- La vérité, c’est d’abord, tout simplement, l’adéquation à la réalité. Si je dis que, maintenant, je porte une chasuble blanche, ma parole est vraie, parce qu’elle est conforme au réel. Mais si je vous dis que je porte un haut de forme, je me trompe et je vous trompe, parce que mon propos est contraire à l’évidence des faits. La vérité n’est donc pas quelque chose de lointain, d’inaccessible, réservé à des personnes savantes ou initiées. En ce sens, la question de Pilate « Qu’est-ce que la vérité ? » est terriblement sceptique.
Or, Jésus affirme non pas « consacre-les par la vérité », comme on entend parfois, mais : « Sanctifie-les dans la vérité ». Cela signifie donc que, en ce premier sens, nous serons saints si nous vivons dans la vérité, tout simplement si nous disons la vérité et toute la vérité.
Sans travestir la vérité. Un livre écrit par des journalistes scientifiques, La souris truquée, montre de manière atterrante que, de tous temps, un certain nombre de chercheurs ont truqué leurs expérimentations, arrangé leurs observations pour qu’elles collent à leurs théories. Même les plus grands, comme Ptolémée, Galilée, Newton, Darwin ! Même ceux dont on se serait attendu qu’ils soient les plus honnêtes, le moine Gregor Mendel, l’un des fondateurs de la génétique moderne ! [1] De quoi désidéaliser la science ou plutôt les scientifiques.
Mais regardons plutôt dans notre jardin. Combien de fois nous cachons la vérité. « Le secret secrète la perversion », disait Françoise Dolto à propos des secrets de famille, qui sont si toxiques.
Combien de fois aussi, nous nous arrangeons avec la vérité. Nous ne mentons pas vraiment, mais ne disons pas non plus totalement ce qui est. Prétendument pour ne pas scandaliser l’autre. En réalité (en vérité !), pour sauver l’apparence, pour ne pas perdre la face.
Surtout, le mensonge accompagne tout péché comme son ombre. D’abord parce que nous nous justifions devant les autres. L’homme se dissimule derrière ces autojustifications depuis le début. Rappelez-vous. Lorsque Dieu interroge l’homme qui vient de manger le fruit défendu, celui-ci répond : « La femme que tu m’as donnée, c’est elle qui m’a donné [du fruit] de l’arbre » (Gn 3,12). Pas brillant ! Non seulement il rejette la faute sur sa femme, mais il accuse Dieu lui-même en précisant « que tu m’as donnée ». Il se victimise doublement.
Ensuite, parce que nous ne supportons pas d’avoir fait le mal et nous le travestissons en bien, même face à notre conscience. « Oui, je me suis mis en colère. Mais tu l’as bien cherché » ; « Oui, je dépasse les limitations de vitesse, mais il n’y avait personne sur la route » (et surtout pas de radar !). Voilà pourquoi il est conseillé de se confesser non pas seulement régulièrement, mais souvent. Celui qui se confesse rarement non seulement voit ses péchés de Sirius (« Oh, vous savez mon père, je n’ai pas vendu de gaz toxique à l’Irak ! »), mais il finit par se justifier pour ne pas se confesser. Ou, s’il ne se justifie pas, il mijote dans sa culpabilité au lieu d’aller se plonger dans le bain de la miséricorde divine.
- La vérité possède un deuxième sens, plus profond. Pour le comprendre, il faut remonter à l’origine du terme grec employé par l’Évangile : aléthéia, comme le bon site d’information catholique. Aléthéia est composé du préfixe privatif a et de la racine léthé. Or, dans la mythologie grecque, Léthé, « oubli », est la personnification de l’oubli, autant que l’un des cinq fleuves des Enfers, qui les séparait du monde extérieur côté Vie. Les âmes des justes et des méchants ayant expié leurs fautes y buvaient pour oublier leur vie antérieure et, devenues amnésiques, pouvoir revenir sur la terre. Littéralement, aléthéia signifie donc « non-oublié ». Ainsi, la vérité est un chemin qui conduit de l’apparence dans les profondeurs de l’être que nous ne cessons d’oublier et de perdre.
Être sanctifié dans la vérité, c’est donc accepter de dépasser les apparences pour aller vers les profondeurs d’un mystère qui nous dépasse. C’est tout le chemin que Jésus fait faire à ses disciples dans l’évangile selon saint Jean
C’est vrai de la nature. Le mensonge du matérialisme est de nous faire croire qu’une chose est seulement ce qu’elle est. Mais la nature ne se réduit pas à ce qu’elle donne à voir. L’univers est ce livre visible où le Dieu invisible se donne à déchiffrer. Joseph Ratzinger raconte que, lors de son ordination épiscopale, une alouette chanta avec allégresse et il explique dans son autobiographie que « ce fut pour » lui « comme une exhortation d’En-Haut [2] ». Cette sensibilité « théo-sémique » (littéralement : « au signes de Dieu ») n’a pas disparu chez le pape Benoît XVI : « La pluie qui tombe du ciel », dit-il à des séminaristes, « se révèle être – me semble-t-il – également comme une bénédiction [3] ». Cette interprétation est d’ailleurs biblique autant qu’enracinée dans une symbolique universelle. Relisant, quelques semaines plus tard, le moment important et éprouvant de son voyage pastoral en Pologne que fut la visite au camp d’Auschwitz-Birkenau, il note que l’apparition d’« un arc-en-ciel » fut alors, pour lui, « un motif de grand réconfort [4] ».
C’est encore plus vrai des personnes. Combien souvent nous jugeons l’autre sur les apparences. Permettez-moi un exemple personnel. Quand j’étais jeune étudiant, le prêtre de ma paroisse se contentait d’une simple inclination de la tête lorsqu’il passait devant le tabernacle. Je l’estimais irrespectueux du Saint-Sacrement, jusqu’au jour où, au détour d’une phrase, il a expliqué que, ayant des problèmes d’arthrose, il était incapable de faire une génuflexion. « L’essentiel est invisible aux yeux ». Cette parole du Petit prince qui a tellement marqué est d’abord la parole que Dieu prononce au prophète Samuel venu oindre le futur roi d’Israël parmi les fils de Jessé. Il choisit Éliab parce qu’il avait fière apparence et était de haute taille. Mais le Seigneur dit à Samuel qu’il l’a écarté et ajoute : « Dieu ne regarde pas comme les hommes : les hommes regardent l’apparence, mais le Seigneur regarde le cœur » (1 Sm 16,7).
Être sanctifié dans la vérité, donc progresser des apparences vers le mystère, c’est aussi ne pas se fixer-figer sur le présent. C’est apprendre à lire sa vie à la lumière divine de l’espérance. Cet échec n’est pas qu’un échec, cette maladie n’est pas qu’une maladie, cette crise sanitaire mondiale est une invitation à ne pas répéter les erreurs d’avant et changer de modèle économique, social, politique, etc. Cet enfant ne se réduit pas à sa révolte ou son agressivité. Il est capable de changer, si j’ai sur lui plus d’espérance que lui-même en a sur lui-même. Le philosophe catholique Gabriel Marcel a longuement médité sur cette espérance qui est consubstantielle à l’amour : « Aimer un être, c’est lui faire crédit, c’est tenir à lui au moins autant pour ce qu’il sera que pour ce qu’il est [5] ».
- Mais, pour le chrétien, la vérité présente un sens encore plus décisif. La vérité, c’est Jésus lui-même. Ainsi qu’il l’a dit quelques chapitres plus tôt à Thomas l’Apôtre : « Je suis le chemin et la vérité et la vie » (Jn 14,6). Jésus est la vérité au premier sens, puisqu’il sait tout (cf. Jn 21,17), donc n’ignore rien, ne ment jamais et ne nous trompe jamais. Il l’est au deuxième sens, puisqu’il révèle le Père : « Dieu, personne ne l’a jamais vu ; le fils unique, qui est Dieu et demeure dans le sein du Père, lui l’a dévoilé » (Jn 1,18). Ainsi qu’il l’affirme à Philippe : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14,9).
Mais il l’est aussi en un troisième sens : il est la vérité en personne. Parce que, selon un mot que répète Benoît XVI à la suite de Romano Guardini, « le christianisme, c’est le Christ ». Ce n’est pas une doctrine, une morale ou un rite, mais une Personne. Nous trouvons tout en Jésus. C’est lui qui mesure tout.
Dans L’idiot, un des plus grands romans de la littérature mondiale, Dostoïevski met en scène un prince russe qui est affecté, depuis sa prime jeunesse, d’une grave forme d’épilepsie qui l’atteint toujours plus profondément au point que son entourage le prend pour un « idiot » – d’où le titre du livre. Or, cet homme désapproprié de lui est une icône du Christ. Plus, il est « un symbole du Rédempteur [6] ». Sa seule présence sauve : il attire les pauvres et révèle les méchants. Lorsque, avant même de la voir, il tombe sur la photographie d’une très belle femme, Nastasie Philippovna, il l’aime instantanément au point d’embrasser la photo. Rien d’amoureux ou de sensuel dans cet amour. Mais, en contemplant l’image, le prince Muichkine qui « observe les visages avec grande attention [7] », comprend que « dans ce visage… il y a bien de la souffrance [8] ». Et il compend que cette femme peut choisir de se tourner autant vers sa perfection que vers sa perdition. Il éprouve alors pour elle une intense compassion, comme le Christ vis-à-vis de chacun de nous.
Être sanctifié dans la vérité, dès lors, c’est devenir un autre Christ. C’est-à-dire devenir fils de Dieu, fils dans le Fils unique. Qu’est-ce à dire ? Une phrase extraordinaire de saint Paul résume tout : « Celui-ci est fils de Dieu qui est conduit par l’Esprit de Dieu » (Rm 8,14). Observez que le verbe est au passif : « est conduit ». Il s’agit de se laisser conduire par l’Esprit-Saint. Comme Jésus. Non plus conduire tout seul nos vies, tout maîtriser et, au fond, ne pas contrôler grand-chose. Mais lui passer le volant. Devenir docile aux impulsions et aux audaces de l’Esprit. Cela vaut pour nous les prêtres. Nous avons toujours des plans pastoraux. Saint Paul aussi avait prévu d’évangéliser l’actuelle Turquie. Mais un homme lui apparaît et lui dit de passer en Macédoine, c’est-à-dire au nord de la Grèce. Apparemment, ce n’est pas grand chose. Pourtant, c’est changer de continent, c’est passer de l’Asie à l’Europe. Si l’Apôtre n’avait pas lâché, eh bien, nous ne serions pas ici aujourd’hui ! Oh, Paul avait du zèle. Mais l’essentiel n’est pas là : il est dans la docilité à l’Esprit. L’on peut être humainement très efficace. Mais l’essentiel, c’est d’être fécond, c’est-à-dire, par l’Esprit, de porter un fruit qui demeure.
Cette formule trinitaire – dans « Celui-ci est fils de Dieu qui est conduit par l’Esprit de Dieu », le terme « Dieu » désigne le Père – nous ouvre donc au temps liturgique que nous vivons. Nous sommes dans la grande neuvaine préparatoire à la Pentecôte. Montons dans la chambre haute avec les Apôtres. Chaque jour de la semaine qui vient, prenons un temps. Supplions, avec Marie, pour que l’Esprit-Saint nous sanctifie dans la vérité. Qu’il vienne dans nos vies, sur nos proches, sur le monde. Et que, par nous, il renouvelle la face de la Terre.
« Esprit-Saint, père des pauvres, viens illuminer nos intelligences et nos cœurs pour nous conduire à la Vérité tout entière. Amen ! »
Pascal Ide
[1] Cf. William Broad et Nicholas Wade, La souris truquée. Enquête sur la fraude scientifique, trad. Christian Jeanmougin, coll. « Points-Sciences » n° S98, Paris, Seuil, 1987. Pour le détail, cf. site pascalide.fr : « La fraude scientifique. Une blessure de l’intelligence aux multiples facettes ».
[2] Joseph Ratzinger, Ma vie. Souvenirs (1927-1977), trad. Martine Huguet, Paris, Fayard, 1998, p. 76.
[3] Benoît XVI, Rencontre avec les séminaristes lors des Journées Mondiales de la Jeunesse, Cologne – Saint-Pantaléon, vendredi 19 août 2005.
[4] « Ce fut pour moi un motif de grand réconfort de voir à ce moment-là un arc-en-ciel apparaître dans le ciel, alors que devant l’horreur de ce lieu, dans l’attitude de Job, j’invoquais Dieu, ébranlé par la frayeur de son absence apparente et, dans le même temps, soutenu par la certitude que, malgré son silence, il ne cesse d’être et de demeurer avec nous. L’arc-en-ciel a été comme une réponse : oui, je suis là, et les paroles de la promesse, de l’Alliance, que j’ai prononcées après le déluge, sont valables aujourd’hui également (cf. Gn 9,12-17) » (Benoît XVI, Discours à la Curie romaine, vendredi 22 décembre 2006).
[5] L’esthétique musicale de Gabriel Marcel, Présence de Gabriel Marcel. Cahier n° 2-3, Paris, Aubier, 1980, p. 25.
[6] Romano Guardini, L’univers religieux de Dostoïevski, trad. Henri Engelmann et Robert Givord, Paris, Seuil, 1963, p. 238. J’emprunte son analyse au dernier chapitre de son livre.
[7] Fedor Dostoïevski, L’Idiot, trad. Albert Mousset, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1953, p. 140.
[8] Ibid., p. 149.