(L’homme Nouveau, n° 1720, 10 octobre 2020)
Un homme veuf, d’une soixantaine d’années m’a raconté l’histoire suivante qui lui est arrivée au terme du confinement, en mai dernier :
« Je suis resté enfermé chez moi à travailler, dans mon appartement, à Paris. J’avais mis en place un cadre de vie rigoureux et, j’espère, vertueux. Sauf sur un point sur lequel je reviendrai. J’ai une bonne santé, ne prends pas de médicaments et ne consulte que rarement le médecin. Mais, à partir de début mai, j’ai commencé à avoir des fourmillements dans la main droite. J’ai appris depuis que les médecins parleraient de paresthésie très systématisée touchant mon auriculaire et la moitié interne de mon annulaire. Cela me gênait un peu quand je devais taper sur mon ordinateur, mais pas au point de m’empêcher d’écrire. Puis, j’ai ressenti une douleur au coude droit, un peu comme celle du joueur de tennis. Quelques jours plus tard, j’ai éprouvé une autre douleur, sous la pointe du talon droit, au point que, parfois, j’avais du mal à poser le pied par terre. Enfin, une dernière douleur, aiguë, s’est déclenchée dans ma fesse droite.
« Quand j’ai commencé à mettre 5 minutes pour m’allonger et avoir du mal à me lever, j’ai craint que les symptômes ne s’aggravent encore et ne deviennent véritablement invalidants. J’ai alors décidé d’appeler mon médecin traitant. Il m’a écouté lui expliquer les signes. Puis, il m’a brièvement examiné, avec sa précision habituelle. Et il a posé son diagnostic : ‘Pour la main, il s’agit peut-être d’un syndrome du canal carpien, pour le coude, d’une épicondylite, pour le pied, d’une possible épine calcanéenne ; enfin, pour la fesse, c’est possiblement un début de sciatique, mais très localisée’. Enfin, il m’a prescrit un traitement anti-inflammatoire et quelques examens complémentaires à faire pour confirmer les diagnostics si les symptômes se confirmaient.
« J’ai remercié mon médecin. Mais une voix en moi me disait que ce diagnostic précis, mais seulement hypothétique ne prenait pas en compte deux choses, le contexte et la totalité. J’ai appelé sur WhatsApp un ami médecin, bon connaisseur des thérapies alternatives et lui ai raconté mon histoire, ainsi que le diagnostic de mon médecin traitant. Il m’a écouté attentivement, longuement. Il m’a alors posé des questions sur la manière dont j’avais vécu le confinement, dans la solitude. Je lui ai répondu que, contrairement à beaucoup de personnes, je l’avais vécu plutôt bien, en profitant pour travailler beaucoup, d’un travail qui fait sens pour moi. Il a paru soudain intéressé par le beaucoup et m’a fait préciser. Je lui ai dit que je travaillais tous les jours de 8 heures à 22 heures. ‘Sortais-tu régulièrement ?’ Sa question me fit prendre conscience que, si je sortais de temps en temps, j’étais loin d’avoir accompli la promenade quotidienne d’au moins une demie heure dont mon corps avait besoin. Mon ami médecin s’est tu un moment. Il réfléchissait. Il a consulté un ouvrage, puis il m’a dit avec un propos plein de mesure : ‘Peut-être ton médecin traitant a-t-il raison. Toutefois, d’abord, comment ne pas s’étonner de ce que toi, qui es si rarement malade, tu développes ainsi quatre signes, très rapprochés, de plus en plus invalidants ? De plus, ils sont tous du côté droit, qui symbolise en général davantage la frustration, selon la théorie du décodage biologique. Enfin, ils touchent des organes qui concernent l’action en général et tes actions à toi qui écris beaucoup sur ordinateur pour ton travail’. Cette écoute non jugeante, bienveillante, à elle seule m’a fait du bien. Surtout, il m’a permis de faire des liens. Réfléchissant sur son propos, j’ai pris conscience que je me tendais en faisant des bilans permanents du travail fait et du travail à faire. Et j’ai mis en place une activité physique quotidienne. Je me suis un peu aidé des anti-inflammatoires que j’ai vite arrêtés. J’ai vu les symptômes régresser rapidement. Surtout, depuis, j’ai appris à reconnaître que ces signes (paresthésies, etc.) sont des indicateurs de ma surcharge de travail et des tensions intérieures que je m’infligeais. Et à traiter mon corps, donc ma personne, avec plus de douceur ».
Cette histoire un peu longue est emblématique – symptômatique ! – de l’état de notre médecine actuelle et de la vision qu’elle offre du patient. D’un côté, la médecine encore massivement enseignée en faculté et pratiquée est une médecine que l’on pourrait qualifier d’atomistique, parce qu’elle découpe le corps. Elle sépare la personne de son environnement : le premier médecin ne prend pas en compte le contexte particulier du confinement. Elle sépare, dans la personne, le corps de l’esprit, c’est-à-dire les signes physiques du vécu intérieur : ce même homme de l’art classique n’interroge pas le patient sur la manière dont il vit son travail, ses tensions. Enfin, elle sépare le corps en organes distincts : c’est là le point le plus frappant, le médecin allopathe ne s’étonne pas de ce que quatre signes apparaissent de manière quasi-concomittante et multiplie les diagnostics sans faire de connexion.
Souvent, contre la faillite de la première approche de la médecine, l’on invoque un déficit en humanité, de fait, de plus en plus présent dans les hôpitaux, aux urgences (l’attente y est en moyenne de 4 heures !), mais aussi dans la pratique de ville (un généraliste écoute le patient en moyenne 37 secondes avant de l’interrompre). Et l’on propose d’injecter davantage de présence et de compassion.
De ce point de vue, on ne saurait négliger la révolution introduite par Internet. Non seulement il donne au patient un accès à de nombreuses informations sur sa maladie, mais, et c’est peut-être encore plus important, il permet, par le biais des forums de discussion, aux malades notamment chroniques de pouvoir échanger entre eux, certes sur des questions techniques de thérapeutiques, prises en charges, etc., mais aussi sur leur vécu. Ainsi, ils permettent de doubler une approche objective, scientifique de la pathologie (disease, en anglais) d’une approche subjective (illness, toujours en anglais), chaleureuse, compassionnelle.
Toutefois cette réponse est insuffisante : elle touche la pratique de la médecine, mais pas le contenu même de la médecine. Face à cette médecine atomistique ou mécaniste qui voit le corps comme une mécanique, nous trouvons la médecine systémique ou holistique qui voit la personne comme un tout (holè, en grec). Il suffit de reprendre les trois caractéristiques ci-dessus et de les renverser. Le médecin ami intègre le patient dans son milieu et son histoire ; il prend en compte les deux faces, interne et externe, subjective et objective, de la maladie ou des symptômes ; il voit dans le corps un tout de sorte que la souffrance d’une partie (organe, tissu) retentit sur les autres.
Notre exemple n’est pas si manichéen qu’il pourrait paraître : si la médecine classique y montre ses limites, elle offre toutefois un traitement anti-inflammatoire que le patient ne néglige pas. En regard, si la médecine holistique s’approche davantage de la réalité de la maladie, elle convoque ici un outil, le décodage biologique qui attend encore d’être validé et aurait tout à gagner d’être évalué avec la rigueur de la médecine dite officielle. Plus encore, ces deux visions de la médecine ne sont pas exclusives, mais complémentaires. De même qu’une juste approche de l’homme devrait combiner une voie montante allant des parties jusqu’au tout et une voie descendante allant du tout à la partie, de même une conception adéquate du patient, de la maladie et de l’acte médical devrait intégrer cette double lecture, analytique (mécaniste) et synthétique (holistique). N’est-il pas symbolique qu’Esculape, le dieu grec de la médecine, ait deux filles qui s’appellent Panacée et Hygie ? Autrement dit, la médecine curative, qui traite la maladie déjà installée, et la médecine préventive, qui serait mieux dénommée médecine de l’homme sain, si, en Occident, l’expression ne sonnait comme un incompréhensible oxymore.
Pour une part, les débats actuels autour de la pandémie de SARS-CoV-2 s’éclairent à l’aune de ce double modèle. Sans rentrer dans le détail des polémiques, comment ne pas s’étonner de ce que la norme sanitaire, qui participe du modèle classique, ne soit pas équilibrée par d’autres normes tout aussi importantes, d’ordre humain, psychologique, relationnel, qui, elles, relèvent du modèle alternatif ?
Pascal Ide
Pour approfondir
Patrick Theillier, Écologie intégrale et santé, Paris, Artège, 2020.
Pascal Ide, « ‘Aie recours au médecin, le Seigneur l’a créé, lui aussi’ (Si 38,12) », Congrès international des Associations de médecins catholiques, Lourdes, 7 mai 2010, Dolentium hominum. Église et santé dans le monde, 79 (2012) n° 2, p. 42-51.