La fable du ventre. Une vision dative du corps humain

« La fable du ventre » dans Coriolan, la pièce de William Shakespeare, qui n’est pas sans rappeler et préparer la fable des Membres et de l’estomac chez La Fontaine :

 

« Un jour, tous les membres du corps humain se mutinèrent contre le ventre, l’accusant et se plaignant de ce que lui seul il demeurait au milieu du corps, paresseux et inactif, absorbant comme un gouffre la nourriture, sans jamais porter sa part du labeur commun, là où tous les autres organes s’occupaient de voir, d’entendre, de penser, de diriger, de sentir et de subvenir, par leur mutuel concours, aux appétits et aux désirs communs du corps entier ».

 

Que répondit le ventre :

 

« Il est bien vrai, mes chers conjoints, que je reçois le premier toute la nourriture qui vous fait vivre ; et c’est chose juste, puisque je suis le grenier et le magasin du corps entier. Mais si vous vous souvenez, je renvoie tout par les rivières du sang, jusqu’au palais du cœur, jusqu’au trône de la raison ; et, grâce aux conduits sinueux du corps humain, les nerfs les plus forts et les moindres veines reçoivent de moi ce simple nécessaire qui les fait vivre. Et, bien que tout à la fois […] vous ne puissiez voir ce que je fournis à chacun de vous, je puis vous prouver, par un compte rigoureux que je vous transmets toute la farine et ne garde pour moi que le son [1] ».

 

Ainsi qu’on le sait, le dramaturge anglais applique sa métaphore au Sénat de Rome, considéré comme le ventre face aux membres révoltés. Pour ma part, j’y lis une trace de la logique ternaire du don : réception, appropriation et donation.

D’abord, la fable épouse la dynamique du don : en effet, l’estomac ne possède rien qu’il n’ait reçu et ne garde rien de ce qu’il a reçu ; par conséquent, il est situé entre le don originaire et le don de soi.

Ensuite, le donateur donne tout, sans réserve, ne garde rien pour lui, sauf le pire, à savoir « le son ». Ce don de soi honore les différents traits de la donation.

Par ailleurs, l’estomac apparaît comme une cause universelle, goulet d’étranglement par lequel se redistribuent tous les biens.

Enfin, le donateur passe pour son contraire : comme il reçoit tout, il semble tout garder ou en tout cas se servir au passage au lieu de tout donner de ce qui lui est confié. Il est ignoré, voire méconnu de tous. Or, et c’est une autre caractéristique du don du côté du donateur : le secret, la méprise. Ici, comme il est un canal, la méprise.

Ainsi donc les organes du corps, notamment l’estomac, épousent la loi du don.

Pascal Ide

[1] Shakespeare, Coriolan, Acte 1, scène 1, tome 2, p. 1099-1100.

2.3.2021
 

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