Le surérogatoire à la lumière du don

L’éthique a introduit récemment une catégorie inédite : le surérogatoire. En fait, une relecture de l’histoire montre que ce nouveau s’avère être de l’ancien (1). La détermination de son contenu n’est pas sans susciter des discussions (2), voire des paradoxes (3). Nous proposons de les éclairer à la lumière de l’amour-don (4).

1) Très bref survol historique

Sans rentrer dans le détail [1], on peut distinguer quatre temps : fondation, développement, critique, redécouverte.

  1. Le terme, comme la réalité, proviennent de l’Évangile, précisément, de la parabole du Bon Samaritain. En effet, au terme, celui-ci dit à l’aubergiste qu’il lui paiera tout ce que le blessé dépensera en plus. Or, le verbe, difficile à rendre, est traduit en latin : « supererogaveris » : « Curam illius habe, et quodcumque supererogaveris, ego, cum rediero, reddam tibi » (Lc 10,35). Donc, le surérogatoire concerne un excédent à l’égard de ce qui est dû au nom du service rendu. Et il a pour paradigme l’attitude du Bon Samaritain qui, en devenant une expression commune, déborde désormais le seul cadre biblique et chrétien [2].
  2. Le terme de surérogatoire sera repris, amplifié, commenté par les Pères de l’Église [3] et les docteurs médiévaux. Par exemple, saint Thomas d’Aquin lui accordera une place particulière, dans le cadre de ce que l’on va appeler les opera supererogationis [4].
  3. À l’orée des temps modernes, Luther s’attaquera avec force aux œuvres de surérogatoire. En effet, on le sait, le Réformateur souligne avec force la gratuité du salut et refuse tout mérite. Or, ces opera sont des actes libres qui, mus par la grâce, sont accomplis en vue d’obtenir le salut [5].

Non sans continuité avec la critique très radicale opposée par Luther, la philosophie morale moderne remisera la notion de surérogatoire. En effet, les deux grandes écoles éthiques sont respectivement centrées sur la loi et sur la finalité (sous l’aspect de l’utilité ou de la conséquence). Or, le courant déontologique, illustré par Kant, récuse un au-delà du devoir, le maximum exigible pour un acte étant qu’il soit accompli par pure obéissance à l’impératif (et l’on sait combien Kant estimait cet idéal quasi inaccessible). De son côté, le courant utilitariste et conséquentialiste, illustré par Stuart Mill, affirme moralement bon ce qui est accompli pour maximiser son intérêt ou son bonheur ; or, ce critère est étranger au devoir et le surérogatoire est un surcroît à l’égard du devoir. Donc, hors un courant très minoritaire au début du xxe siècle [6], en Autriche, la surérogatoire disparaît des radars de la réflexion éthique.

  1. Le surérogatoire sera redécouvert au milieu du siècle dernier grâce à l’essai programmatique de James Urson [7] qui va relancer la discusion sur la catégorie [8]. De prime abord, son article traite d’un tout autre sujet, puisqu’il s’intitule : « Saints et héros ». Il semble s’inscrire dans le sillage de la réflexion du philosophe Max Scheler qui, dans son grand ouvrage sur le formalisme en éthique, avait développé ces deux types ou modèles moraux comme exemplaires par leur élévation [9]. Et, en le citant, Maritain, a aussi convoqué ces deux figures en vue de renouveler l’humanisme philosophique [10]. En réalité, sainteté et héroïsme rentrent justement dans le cadre du surérogatoire. En effet, la thèse d’Urmson est la suivante. Traditionnellement, l’éthique distingue trois classes d’actions morales : les actes obligatoires, les actes interdits et les actes simplement permis. Or, cette nomenclature exclut une quatrième catégorie représentée justement par les saints et les héros : ceux qui agissent au-delà de ce qui est dû et permis. Ainsi, la classification traditionnelle est « totalement inadéquate [totally inadequate] [11]» et dessine en creux la place du surérogatoire.

Précisons qu’Urmson laïcise complètement le débat en assignant un sens moral et non religieux aux deux types emblématiques : le saint est celui qui accomplit son devoir, mais dans des conditions contraires à son intérêt, et le héros est celui qui l’accomplit au risque de soi-même.

2) Exposé

Passons de l’histoire à la doctrine.

a) Description

Si la notion « hautement controversée [highly controversial] » de surérogatoire n’est pas définie, du moins est-elle décrite à partir de cinq traits qui font l’unanimité. Elle caractérise : 1. un acte (ou une attitude) ; 2. moralement bon ; 3. optionnel, c’est-à-dire non obligatoire ; 4. permis ; 5. en excès (ou surplus) à l’égard de la norme.

En fait, les spécialistes discutent de savoir s’il ne faudrait pas introduire d’autres critères comme l’altruisme, le sacrifice, l’effort moral, l’éloge.

Il demeure toutefois que la « définition » la plus inclusive est, comme toujours, la plus large. Or, elle semble identifier l’acte surérogatoire à ce que nous avons dit : un acte (ou une attitude) moralement bon et optionnel (son accomplissement et son omission sont également permis) qui excède ce qui est dû. Par exemple, un simple sourire ou un service relève du surérogatoire.

b) Extension

Si Urmson a eu l’immense mérite de mettre à nouveau en valeur la notion et d’en proposer deux figures notoires, les chercheurs ont étendu son application à d’autres types d’actes. On doit à David Heyd d’avoir proposé une taxinomie assez complète qui, souvent citée, semble faire le consensus. Il reprend les actions identifiées par son prédécesseurs et en ajoute cinq autres. Nous aboutissons donc à six classes d’actes surérogatoires : 1. les actions saintes et héroïques ; 2. les actes de bienfaisance (comme la charité, la générosité, le don) ; 3. les faveurs et les services ; 4. les actes de volontariat ; 5. les renoncements à ce que l’on espère ; 6. le pardon [12].

3) La problématique

La notion de surérogatoire a suscité différents paradoxes [13]. Relevons-en deux. Ils se présentent en fait comme des apories.

a) Le paradoxe du « good-ought tie-up »

Nous nous trouvons face à un dilemme qui, dans tous les cas, exclut le surérogatoire. Tout ce qui est bon est obligatoire. Or, le surérogatoire est en excès à l’égard du devoir. Il ne peut donc pas être bon.

Tout ce qui est bon est obligatoire. Or, le surérogatoire est bon. Il est donc inclus dans le devoir et disparaît.

b) Le paradoxe de l’excès

Le second paradoxe concerne la détermination de l’excès. Du point de vue de l’agent, nous avons défini le surérogatoire comme un surcroît à l’égard de la norme. Mais du point de vue du bénéficiaire de l’acte surérogatoire, l’acte correspond à une nécessité, donc est dû et en rien excessif.

4) Détermination en clé dative

En réalité, nous nous retrouvons face à deux difficultés. La première concerne la détermination du constitutif formel du surérogatoire (2). La seconde concerne les apories qui viennent d’être évoquées (3). Or, chacune d’elles s’éclaircit à l’aune de l’amour-don.

a) La définition du surérogatoire

Notre hypothèse est que le surérogatoire peut être défini (et pas seulement décrit) comme ce qui est gratuit. En effet, spontanément et intuitivement, est surérogatoire ce qui n’est pas exigé, donc ce qui excède le dû ou la dette ; or, cet excès est de l’ordre du gratuit, du don. De plus, les exemples relèvent le plus souvent du gratuit : ainsi, le sourire, le service. Et les six actes listés par David Heyd ont pour point commun d’être tous désintéressés.

Il faut dire plus (sic !) et plus précis. En effet, l’on objectera qu’extension n’est pas compréhension. Certes, les actes surérogatoires sont tous des actes de don (gratuit). Mais, en son essence, surérogatoire dit autre chose : la différence de termes signifie une différence de contenu conceptuel. On ne peut donc pas simpliciter le définir comme gratuité.

Revenons à l’étymologie du terme. Il comporte le préfixe sur- qui, lui-même, vient du latin super, « au-dessus », ce qui apparaît encore plus évident en anglais ou en allemand. Or, la grande méta-loi de l’amour-don est l’excessus, le surcroît. Le donateur non seulement donne et se donne, mais se donne le plus possible (maxime). Ainsi donc, le surérogatoire exprime ce màs. Certes, il est une loi de l’amour-don et, en cela, il ne s’éclaire que par la gratuité versus la dette ou le devoir. Mais, en toute rigueur formelle, il ne signifie pas l’essence du gratuit en tant que (inquantum, qua) gratuit (à savoir le « pour l’autre », pour l’aimé), mais la modalité de cette donation gratuite qui est l’apéiron, le sans-mesure : la mesure d’aimer est d’aimer sans mesure. Donc, le surérogatoire se définit comme le don en son excès.

b) Les deux grandes espèces de surérogatoire

Une conséquence qui est aussi une confirmation est que double est cet excès. Soit il concerne l’existence même de l’acte. Or, le don est en surcroît vis-à-vis de la dette (ou du devoir). Le surérogatoire qualifie alors tout don désintéressé – ce qui explique la confusion entre les deux notions, tant que nous ne distinguons pas extension et intension (compréhension), ainsi que la précédente difficulté nous y a invité. Et nous retrouvons le surérogatoire au sens large, qui englobe même les actes de donation gratuite du quotidien les plus banals.

Soit il concerne la modalité même de l’acte de donation : alors, est surérogatoire un don en excès à l’égard des dons du quotidien, un acte d’exception qui n’est pas seulement bon et permis sans être exigé, mais qui est saint et héroïque. Autrement dit, ce surérogatoire est donc en excès à la seconde puissance. Tel est le cas du don du Bon Samaritain : non seulement il s’arrête et soigne le blessé, ce qui n’est pas exigé (surérogatoire au premier sens), mais il le conduit chez l’aubergiste et lui promet de payer tout ce qui sera donné en plus (surérogatoire au second sens ou à la seconde puissance, ce qui est proprement héroïque et explique pourquoi il a été pris comme paradigme). Nous retrouvons alors le sens restreint sur lequel Urson s’est centré. Ainsi s’explique le débat entre lui et ses successeurs.

c) La solution des apories

Considérons enfin la réponse aux deux difficultés. Elle aussi confirme, en retour, la pertinence de notre hypothèse.

La première aporie ne se comprend qu’à l’intérieur d’une éthique déontologique. En revanche, elle ne fait plus sens dans une éthique téléologique où le critère premier est non pas le devoir, mais le bien. Or, il y a deux espèces de biens (et de biens échangés) : ceux qui sont dus et ceux qui ne le sont pas ; autrement dit, ceux qui sont réglés par la justice et ceux qui ne le sont pas. Ainsi, la notion de devoir est seconde à l’égard de celle de bien. On pourrait le montrer d’une autre manière, qui est plus profonde : la norme exprime le bien dans son idéalité. Quoi qu’il en soit, loin d’exclure le devoir, une éthique du bien est donc capable de l’héberger, mais en le secondarisant.

La seconde aporie requiert d’entrer dans le détail anthropologique des attitudes du donateur et du receveur. Du côté du donateur, l’acte surérogatoire est assurément gratuit. Or, donation et réception sont proportionnés. Donc, ce qui est donné gratuitement doit, du côté du receveur, être reçu aussi gratuitement et non pas exigé comme un dû. Toutefois, le receveur peut percevoir le bien communiqué comme une nécessité. Tel est le cas du blessé vis-à-vis du Bon Samaritain. Cette perception est toutefois variable selon que la personne est autonome ou non. Si le receveur n’est pas autonome (enfant, adulte dépendant du fait de sa maladie, de son âge, d’un accident, etc.), le don peut, sous certaines conditions à définir, devenir exigible et perdre alors de sa qualité de gratuité et donc de surérogatoire. Si, en revanche, le receveur est pleinement autonome, l’expression de cette exigence rentre dans un cadre psychologique bien connu, celui de l’attitude victimaire, décrite avec précision dans le triangle maléfique de Karpman [14]. Le surérogatoire relève donc toujours du librement gratuit.

Pascal Ide

[1] Pour une histoire du terme, cf. David Heyd, Supererogation. Its Status in Ethical Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, part 1 : « The view of some major ethical theories » ; Joël Janiaud, Au-delà du devoir. L’acte surérogatoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, chap. 3 : « Petit parcours historique ».

[2] Cf. Ulla Wessels, Die gute Samariterin. Zur Struktur der Supererogation, Berlin et New York, Walter de Gruyter, 2002.

[3] Cf. Dimitrios Dentsoras, « The Birth of Supererogation », Epochè. A Journal for the History of Philosophy, 18 (printemps 2014) n° 2, p. 351-372.

[4] Cf. Dieter Witschen, « Zur Bestimmung supererogatorischer Handlungen. Der Beitrag des Thomas von Aquin », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, 51 (2004) n° 1-3, p. 27-40.

[5] Cf. Michael Konrad, Preccetti e consigli. Studi sull’etica di San Tommaso d’Aquino a confronto con Lutero e Kant, Roma, Lateran University Press, 2005, p. 119-140.

[6] Cf. Id., « Les précurseurs autrichiens de la théorie de la surérogation », Jean-Pierre Cometti et Kevin Mulligan (éds.), La philosophie autrichienne de Bozano à Musil. Histoire et actualité, Paris, Vrin, 2001, p. 265-280.

[7] Cf. James O. Hurson, « Saints and Heroes », 1958, Joel Feinberg (éd.), Moral Concepts, Oxford, Oxford University Press, 1969, p. 60-73.

[8] Pour un état des lieux sur les débats suscités par ce concept, cf. Alfred Archer, « Supererogation », Philosophy Compass, 13 (2018) n° 3, p. e12476 ; David Heyd, « Supererogation », Edward N. Zalta (éd.), The Stanford Encyclopaedia of Philosophy, printemps 2016, en ligne : https://plato.stanford.edu/entries/supererogation/ ; Christopher Cowley, « Introduction. The agents, acts and attitudes of supererogation », Supererogation, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 1-2.

[9] Cf. Max Scheler, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Werthethik, chap. VI, B, ad 6, b, dans Gesammelte Werke, II, Bonn, Bouvier, 200 : Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, trad. Maurice de Gandillac, coll. « Bibliothèque de philosophie », Paris, NRF-Gallimard, 1955, p. .

[10] Cf. Jacques Maritain, Humanisme intégral. Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté, Paris, Aubier-Montaigne, 1936, p. 10-12.

[11] James O. Hurson, « Saints and Heroes », p. 60.

[12] Cf. David Heyd, Supererogation, p. 142-164.

[13] Pour le détail, cf. Joël Janiaud, Au-delà du devoir, p. 29-50.

[14] Cf. Pascal Ide, Le triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2018.

25.1.2021
 

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